Un article de Nicolas Adell et Victoria Klotz aide à comprendre comment certains groupes dominants dans les années 1950-2010 ont désincarné les arts du façonnement de la matière, et intellectualisé l’esthétique, qui était d’abord connaissance des sens et par les sens.

 

Sur fond noir, une ampoule dont le filament vient de rendre l'âme. Le haut du verre a éclaté, l'ampoule est comme décapitée. Son intérieur est orangé car il prend feu et, jusqu'en haut de l'image, s'échappe une fumée grisâtre en tunnel, qui part de l'intérieur du verre pour former une sorte de chapeau, prenant ainsi la forme d'une méduse.

 

En 2023, le MoCo (Montpellier Contemporain) organisait une exposition intitulée «Immortelle: vitalité de la jeune peinture figurative française». Son commissaire, Numa Hambursin, membre plutôt éminent de l’administration de la culture en France, écrivait dans sa présentation: «Non, la “peinture rétinienne” honnie par Marcel Duchamp n’a jamais cessé de produire des chefs-d’œuvre. […] Oui, ces artistes ont dû mener leur barque à contre-courant, découragés par les écoles d’art, méprisés par les institutions, moqués par la majorité des critiques influents». Dont acte.
Le raisonnement peut bien sûr être appliqué à la sculpture, et enrichi du constat qu’il existe également des peintres et des sculpteurs non figuratifs, qui s’éloignent du réel et de sa représentation tout en travaillant la matière et en la donnant non pas à réfléchir, mais à voir ou à toucher.
Notre but n’est en aucun cas d’entrer dans les polémiques insolubles de la valeur artistique, mais de réaffirmer le besoin d’une certaine biodiversité culturelle. C’est, nous semble-t-il, l’intérêt de l’article paru en 2015 dans le numéro 31 d’Ethnographiques intitulé «La part de la main», dont notre site a déjà chroniqué sept autres travaux. L’anthropologue Nicolas Adell et la plasticienne Victoria Klotz y décrivent par quel cheminement certains groupes de pensée, dominants au tournant des 20ème et 21ème siècles, ont totalement désincarné les arts plastiques, qui étaient étymologiquement les arts du façonnement de la matière, et intellectualisé l’esthétique, dont le but initial était la connaissance des sens et par les sens.

Du «fait main» au «fait esprit»

Les auteurs décrivent ce parcours de manière assez accessible et concrète, à l’encontre des discours volontiers ésotériques et jargonnants de nombreux plasticiens en vogue. Ils le font aussi avec tolérance, comme le prouve le récit de la coopération de Victoria Klotz avec un artiste figuratif: «nous n’avions pas de l’œuvre la même définition, nous ne la situions pas dans les mêmes opérations. Pour Jean, elle prenait corps dans ses réalisations animales et s’épuisait en elles. Le dispositif ne faisait qu’activer une œuvre déjà là. Pour moi, en revanche, l’œuvre était le dispositif et l’ensemble des rapports que celui-ci créait avec l’environnement et avec le public» (section 43). Elle admet également que «des artistes installés dans de confortables positions font […] le choix d’un investissement de leurs mains dans toutes les phases du processus créateur» (section 5).
La plasticienne affirme pour sa part: «je suis une bricoleuse qui ne fabrique pas ou très peu» (section 2), et cherche «comment expliquer ce paradoxe?» (section 3). Une première raison est aussi vieille que l’art monumental: les œuvres de grande taille et les contraintes de commande impliquent que «d’autres mains que les miennes, et d’autres expertises d’une manière plus générale, doivent entrer en jeu» (section 2); elles conduisent à «faire fabriquer tout ou partie de mes œuvres par des entreprises» (section 3). Une seconde explication, plus spécifique à notre époque, tient à la «logique économique de développement qui m’a éloignée de l’acte de fabrication en me déplaçant progressivement vers des activités de gestion et d’organisation» (section 4), métaphoriquement soumises à «la main invisible du marché de l’art» (section 57).
Deux autres causes sont esthétiques. L’une réside dans «la pratique des performances et des happenings», où «l’implication physique de l’artiste dans le processus de création de l’œuvre […] recouvre indissociablement sa fabrication, son exposition et sa circulation» (section 6): dans le cas-limite où elle/il joue avec les œuvres de ses collègues, «l’exposition apparaît […] comme le cheminement d’un processus mental tout à la fois artistique et intellectuel de l’artiste-commissaire» (section 56). Enfin, dans «l’art participatif», le public «construit lui-même son œuvre par association et manipulation des différents éléments proposés [instruments, objets, dispositifs, etc.]. Fondé sur le hasard et la volonté de faire fusionner l’art et la vie, cet art participatif abandonne les mains et le corps de la création à d’autres qu’à l’artiste qui les contrôle moins » (section 19).
Cependant, Victoria Klotz déplore que, pour «le public, ou à tout le moins un certain public […] créer reste emprisonné dans les mains du faire» (section 46). Et l’on est frappé par la quasi absence des mains réelles, sensibles, des spectateurs lorsqu’elle commente quatre de ses œuvres. Elle n’y fait allusion que dans «La main courante», incluse dans la «fiction d’un bureau de recherche en éthologie. La main courante est recouverte de fourrure de cerf imprégnée de phéromones de cervidés. Elle est fixée au mur, mettant ainsi à disposition du public la fonction par laquelle elle est désignée. Non plus faire venir l’animal à soi, mais être guidé par lui» (section 12).

Des «mains du faire» à la «prothèse mentale»

Les trois autres œuvres présentées sont des variations sur le gant, qui «questionne […] le rapport homme-animal». Plus généralement, l’article abonde en phrases interrogatives et en emplois des verbes «questionner» ou «interroger», des noms «interrogation», «question» ou «questionnement», marquant la volonté de tenir constamment les choses, les êtres et les œuvres à distance. Cette position, en surplomb critique, affecte en priorité les mains sensibles, quand Victoria Klotz «repère trois “lieux” où mes mains m’apparaissent, réflexion faite en quelque sorte» (sections 25 à 31).
Le premier de ces «“lieux”» réside dans l’«écriture de l’idée» qui, certes, «se fait crayon à la main» (section 26), mais par «la lecture et la documentation», qu’elle considère (par hyperbole) comme «moment proprement manuel du travail intellectuel» (section 27). Le second, avant tout métaphorique, consiste à «établir de nouveaux contacts […] chercher les mains» de partenaires (section 28), qu’elle appellera ses «mains externalisées» (section 31). Le troisième apparaît comme à regret: «sortir du bureau, de l’atelier, est nécessaire […] pour une prise de contact avec les réalités naturelles qui m’intéressent […] Comme si ma main devait conserver une activité de précision, maintenir un entraînement, une discipline de l’ordre de la gymnastique» (section 30). Elle développe ainsi «la “logique de la sensation”» (section 29) au risque, nous semble-t-il, d’abolir la sensation proprement dite, l’esthésie, pour le public.
De fait, quand elle réalise la maquette préparatoire de ses œuvres, Victoria Klotz a le sentiment qu’elle «soumet [s]es mains [aux] exigences matérielles» de son atelier (section 28). Ses mains «ne créent pas directement, elles ne bâtissent pas. Mais elles ne sont pas inertes non plus. Habiter sans bâtir, voilà sans doute un paradigme transversal de l’art contemporain» (section 30) au risque, nous semble-t-il, de refuser au public l’occasion de co-habiter avec l’artiste.
On est frappé, cette fois, par la fréquence des négations dans cette définition de son travail, qu’on retrouve dans la conclusion de l’article: «j’ai la plupart du temps les mains ailleurs —comme on a la tête ailleurs. Mais elles ne sont pas sans effet sur le processus direct de production de l’œuvre […] Et si je ne conteste pas que mon travail s’inscrive dans un processus largement intellectuel, je nie absolument que les mains, y compris les miennes, n’y jouent qu’un rôle négligeable (ma pratique artistique est aussi manuelle)» (section 59).
En revanche, lorsqu’elle s’exprime positivement, Victoria Klotz affirme bel et bien que «le travail de la main et du corps le cède à celui du concept» (section 16) et de la «valeur intellectuelle du travail» (section 54): «comme si, les mains étant ailleurs, il fallait construire un “esprit” d’une facture spécifique, qui préserve et encourage les facultés d’intuition tout en développant des capacités réflexives et d’explicitation des intentions» (même section).
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Au total, on a le sentiment que l’autrice, les artistes et les penseurs dont elle se réclame déconstruisent efficacement de nombreux phénomènes locaux de la société contemporaine, mais qu’ils oublient d’en déconstruire d’autres, peut-être plus fondamentaux: le dualisme entre corps et esprit, la réification des sens, l’hégémonisme de l’abstraction et, aujourd’hui, la virtualisation de la présence humaine.

Contrepoint potache par Tom Wolfe

[Cette satire outrancière est extraite de l’ultime roman du «nouveau journaliste» états-unien (1930-2018). Elle témoigne avec humour de l’exaspération de certains spectateurs face au sentiment d’être niés comme destinataires, donc comme personnes, par de nombreuses créations contemporaines. Elle souligne surtout comment la désincarnation a été transformée en valeur à la fois morale et commerciale, alors que l’artiste demeure humain et, notamment, a une sexualité par contact. Ou même, en l’occurrence, comment il utilise ses contacts sexuels parfaitement concrets pour nourrir le dogme et le marché de l’abstraction.]

[…] Marilynn Carr disait, «Comment Doggs a appris le verre? Il ne travaille pas le verre, ni aucun autre matériau du reste. Vous ne connaissez pas le concept de l’art Sans Mains et de l’art Démanualisé?
–Oh, j’ai dû en entendre parler, évidemment –mais en fait, non, pas vraiment, reconnut Norman piteusement, ou du moins piteusement pour lui.
–Aucun artiste d’avant-garde ne met plus la main sur le moindre matériau, ni sur de quelconques instruments du reste.
–Comment ça, des instruments, C. A.? intervint Fleischmann.
–Oh, vous savez bien, pinceaux, argile, ébauchoirs, burins… tout cela remonte à l’Ère Manuelle. Vous vous rappelez la peinture? Ça paraît tellement années cinquante aujourd’hui. Vous vous rappelez Schnabel, Fischl, Salle et toute la bande? Quand on y pense, ils font tous tellement années cinquante aujourd’hui, et pourtant ils ont connu leur heure de gloire dans les années soixante-dix. Pour les nouveaux artistes, comme Doggs, tous ces types sont d’un autre siècle, ce qui est le cas, à proprement parler. Ils se servaient encore de leurs mains pour réaliser des petits machins visuels sur une toile, des machins qui pouvaient être jolis et agréables et qui plaisaient aux gens, ou laids et déroutants et qui “provoquaient” les gens. Provoquaient… Ohmondieu…» Elle sourit et secoua la tête comme pour dire, «Pouvez-vous imaginer le monde dans lequel on vivait?!»
«Mais alors, comment Doggs fait-il ça? demanda Fleischmann. Il me semble ne vous avoir jamais vraiment posé la question.
–En fait, c’est tout à fait fascinant, répondit C. A. Il a déniché cette fille, je parle de Doggs, Daphne Deauville, vous savez, celle qui a coûté son siège au gouverneur du New Jersey? –et qui a obtenu à la suite de cette affaire un job de chroniqueuse au City Light de New York? Je n’en revenais pas! Enfin, toujours est-il que Doggs demande à un photographe de prendre des photos de lui…. En train de, enfin, de la baiser à mort» –depuis quelque temps, il est devenu audacieusement chic pour les femmes d’utiliser le mot “baiser” dans la conversation– «et de faire ceci et cela… et il a envoyé les photos à Dalique, et Dalique a fait reproduire les photos par ses elfes en trois dimensions dans du verre Dalique, mais Doggs n’a jamais mis la main sur les pièces –jamais. Il ne joue aucun rôle physique dans le processus de fabrication. Et s’il a touché les photos, c’est uniquement pour les glisser dans une enveloppe et les envoyer par FedEx à Dalique, encore que je sois convaincue qu’il confie ce genre de tâches à un assistant. Sans Mains –c’est un concept majeur aujourd’hui. Plus d’artiste qui utilise son prétendu talent pour mystifier les gens. Plus de tour de main. Plus de main du tout. On arrive à quelque chose de très conceptuel, évidemment. Doggs transforme ainsi ce dont un artiste manuel se servirait pour créer… un effet… en quelque chose qui vous oblige à vous livrer à une réflexion beaucoup plus profonde. C’est presque comme s’il avait inventé une quatrième dimension. Et vous avez là ce qu’il y a de meilleur, de plus contemporain dans toute la génération montante. Presque tous les Doggs présentés dans cette exposition sont emblématiques. En voyant l’un des vôtres, Maurice, tout le monde dira: “Mon Dieu! Doggs au début de sa période classique!”, parce que, voyez-vous, c’est exactement la définition de son œuvre, j’en suis convaincue. Elle est d’avant-garde, et en même temps, elle est classique. Ce n’est pas le genre de chose qu’on rencontre tous les jours! Croyez-moi!… Maurice… cette fois… vous avez… vraiment… déchiré.»
Vraiment déchiré… Fleischmann avait l’air ravi, mais son sourire était le sourire confus de celui qui ne s’explique pas vraiment son bonheur. De toute évidence, il n’avait pas compris un mot de la conférence de C. A. Ce qui soulageait Magdalena, qui n’en avait pas compris un mot non plus.
(Wolfe, Tom, 2012, traduction française Odile Demange, 2013, Bloody Miami, Paris, Robert Laffont, pages 413-415.)

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Photographie d’illustration: ClaudiaWollesen pour Pixabay.com