Ce coutelier d’art détaille pour Raphaëlle Le Baud les couleurs de la forge, le bruit de la trempe, la gestualité fine du fabricant et les propriétés tactiles du produit fini pour l’usager. Voici les extraits les plus sensoriels d’un des podcasts du Craft Project.
Raphaëlle Le Baud introduit ainsi chacun de ses podcasts d’une heure environ: «Le Craft Project est une association et un média engagés à faire grandir l’appétit des métiers d’art en donnant la parole à ceux qui les exercent. Un artisan d’art est un homme ou une femme qui choisit de faire apparaître de nouveaux objets sur la planète, et consacre à cette tâche son corps, son âme et son esprit, en mêlant la technique du virtuose, la malice de l’inventeur et la poésie du créateur. Professionnels des métiers d’art, étudiants, institutions, écoles, passionnés: au carrefour de tous les acteurs du secteur, nous écoutons, nous racontons, nous relayons, nous rassemblons. Nous sommes engagés pour montrer les métiers d’art tels que nous les vivons: exigeants, créatifs, innovants et désirables. Nous sommes engagés pour contribuer à ce que les métiers d’art soient plus souvent choisis, plus souvent transmis et plus souvent achetés. Nous sommes engagés parce que nous voulons résister à l’uniformisation du monde, et que nous pensons que l’art de la matière est une arme pour faire à nouveau régner la beauté dans nos cités, dans nos vies et dans nos cœurs.»
Les températures extrêmes de la forge sont bien entendu incompatibles avec toute perception tactile directe, mais le coutelier anticipe, en travaillant, les sensations que produira l’objet refroidi dans la main de son utilisateur. Pour rappel, l’acier est un alliage de fer avec un peu de carbone, qui le rend plus dur, mais moins souple, donc plus cassant. S’il refroidit lentement, l’acier reste ferritique. Pour le durcir davantage, il faut le tremper, en le chauffant à une certaine température, qui le transforme en austénite, et en le refroidissant instantanément dans l’eau, ce qui le fige en martensite. Ces deux noms techniques proviennent des patronymes de deux chimistes du 19ème siècle.
Le Grand Robert ajoute qu’on peut ensuite «recuire» ou «faire revenir» l’acier (comme les autres métaux), c’est-à-dire le soumettre à l’opération de «recuit» ou de «revenu», en le remettant au feu pour «lui faire acquérir la structure la plus stable».
Des mains du coutelier à celles du cuisinier
«C’est super simple et c’est très très euh… répétitif comme métier. C’est-à-dire que moi, tous les matins, je rentre à l’atelier, je sais pas ce que je vais faire. La première chose que je fais, c’est j’allume la forge, je fais tourner le marteau-pilon, puis après y’a une idée qui germe, alors euh… petit couteau, grand couteau, couteau à légumes, plutôt couteau à viande, couteau à poulets peut-être, et dans tout ça je fais mon choix, je me dirige plutôt vers l’un ou vers l’autre. Après ça, je calibre, je calibre les morceaux d’acier que j’ai besoin.»
Un sandwich de fer à l’acier
«Alors, je fais des montages en trois couches, trois épaisseurs. Donc y’a une couche d’acier très dur au centre du couteau, qui formera le fil du couteau, qui est de l’acier qui prendra la trempe, et de chaque côté, je soude au feu, enfin, un acier doux ou du fer qui, lui, prendra pas la trempe, mais qui permet, en fait, de garder une certaine souplesse dans la lame, et qui permet de garder une dureté encore plus élevée au centre sans craindre que le couteau se casse. L’usage premier, il est là. Et deuxième usage, qui vient du Japon, c’est, euh… ce truc d’économie, en fait, économie de l’acier. Par exemple, sur une lame de trente centimètres de long et quatre millimètres d’épaisseur, on va dire, ce qui est très épais, ce qui a pas de sens, mais pour imaginer… on n’a pas besoin d’avoir quatre millimètres d’acier d’épaisseur sur trente centimètres de long. On a besoin de trente centimètres de long parce que c’est la longueur du fil mais, par contre, si on peut avoir un tiers d’acier et deux tiers de fer, on le fait: comme ça, on économise deux tiers d’acier.
–[Raphaëlle.] Parce que l’acier est plus précieux…
–[Bryan] Et ouais! Et au Japon un peu plus rare, à une époque.
–[Raphaëlle.] D’accord.
–[Bryan] […] Pour te raconter, le truc c’est que, quand tu reçois de l’acier de l’acierie, de l’aciérie, il est dans son état optimal, c’est-à-dire que tu peux pas faire mieux: il est parfaitement recuit, le grain est parfaitement fin, la structure est pa… on peut pas faire mieux. Et du fait de le forger, mais juste de le foutre dans le feu, ben tu fais que le dénaturer. Et le boulot du coutelier, c’est de transformer ce morceau d’acier en couteau, en évitant de le dénaturer au maximum, et après, par tout un tas de combines, de traitements thermiques et de tout ça, d’essayer de lui redonner une structure que tu veux pour l’outil que t’as besoin de faire. [Ok…] Voilà. Et ça c’est le travail du coutelier, pour moi, c’est le fond du métier. Et donc essayer de souder le plus bas possible [en température], ça fait partie de ça. Mais, euh, ben, du coup, ben, on est un peu en-dessous: des fois, l’enclume est un peu plus froide qu’on pensait, puis ben, ça pompe un peu plus de chaleur, dès qu’on pose la… le petit morceau de san… on appelle ça un sandwich, les trois couches, dès qu’on pose le sandwich pour être soudé, on a vraiment une ou deux secondes pour souder, et euh… le fait de le poser sur une enclume un peu froide, ça pompe la chaleur de ta pièce et du coup tu passes juste en-dessous la limite de la température de soudure, et tu… tu peux pas le voir vraiment, mais tu te retrouves avec des petits endroits où la… la soudure [incompréhensible]
–[Raphaëlle.] Et vous vous en rendez compte à quel moment?
–[Bryan] À la fin!
–[Raphaëlle.] À la fin, évidemment! [rires]»
Tremper le fil: des repères visuels, mais des émotions tactiles et auditives
«Aux alentours de 500 degrés, on dit, en gros, c’est rouge naissant, donc le rouge commence à apparaître sur la lame. Mille degrés, c’est blanc. Mais c’est propre à chacun, en fait, hein, et chacun va le voir différemment, en fait, ce blanc ou ce rouge naissant, euh… ce rouge cerise euh… chacun va avoir des noms pour ces états. Y’a ce qu’on appelle le point de Curie, l’austénisation, en fait: c’est le moment où tu transformes l’austénite en martensite, c’est ce que tu cherches à avoir, ce mélange-là, euh… lors de la trempe, c’est un changement de phase, en fait, dans l’acier. Et ce changement de phase est énergivore, c’est-à-dire que tu vas monter ta lame en température, elle va monter à… à une certaine couleur, et arrivée à 770 degrés, qui est la température à laquelle cette transformation a lieu, comme elle est énergivore, et que la seule énergie que y’a de disponible dans l’acier, c’est la chaleur, ça va pomper de la chaleur. Donc, ta lame va se… s’assombrir dans ton feu, alors que t’es sur un feu euh… ne… nourri quand même hein, qui donne de la chaleur, ta lame va s’assombrir, donc c’est-à-dire qu’elle perd de la température, et là, la transformation se fait, et ensuite elle revient avec sa température, avec sa couleur euh… plus vive, et là tu sais que ta transformation elle est faite.
«Et ce point de Curie, c’est un point d’amagnétisme, en fait: d’un seul coup, ton acier il est plus magnétique. Et donc, si j’ai choisi ces aciers-là au départ, c’est parce que je savais qu’ils se trempaient à 770 degrés, et que 770 degrés, c’est le point de Curie, et le point de Curie, c’est le point d’amagnétisme, donc c’est plus magnétique, donc avec un simple aimant, quand tu es à 770 degrés, tu approches de ta lame un aimant, il colle plus… dessus, donc tu sais que tu es à la température de trempe. Tandis que les autres aciers qu’on utilise principalement en coutellerie, tu trempes un tout petit peu plus haut, cette différence que y’a entre 770 degrés et… et un tout petit peu plus haut, eh ben, c’est vraiment flou et c’est très difficile à cerner. Et je voyais pas comment, au début, je pouvais définir que j’étais à 770: avec l’aimant, j’y suis, mais 820 qu’il fallait que je vise pour être au-dessus, t’as plus de repère, en fait, visuel.
[…]
«Tremper à l’eau, on est à 770 degrés, il faut qu’en… qu’en gros en une seconde, on soit revenu à température ambiante. Tandis que tremper à l’huile, on va mettre sept huit secondes, du coup, tu passes à côté de la trempe, donc tu peux pas tremper quoi. Déjà là, même avec ces aciers-là, à l’eau, même comme ça, c’est très compliqué, en fait, d’avoir une trempe homogène. Le gros de mon travail, ça a été de créer un humus d’argile, en fait, que je mets en barbotine sur la lame, ce qui me permet d’éviter la caléfaction, tu sais, quand tu traites un métal très chaud dans de l’eau euh. L’eau, par exemple, elle est à 35 37 degrés, quand tu plonges un… un morceau de métal à 770 dedans, l’eau se vaporise au contact de l’acier, en fait, crée une bulle d’air autour de ton acier, et du coup, ton acier, il est en contact avec de l’air, et pas avec de l’eau, donc le refroidissement est lent. Et en fait, cette couche d’argile, qui est un humus bien particulier que j’ai mis des années à mettre au point, fait que cette vaporisation, en fait, cette couche de… de vapeur, se brise très rapidement, et l’eau rentre en contact instantanément avec la lame.
«On a l’image du coutelier qui plonge la lame dans l’eau et ça fait p’chchchchhi. La réalité, c’est que c’est une détonation, quoi. Ça fait pas p’chit du tout. Ça fait bah! ça fait un gros bruit, euh… des fois, ça me fait peur même, ça me fait sursauter, parce que la forge fait pas de bruit, y’a juste un souffle de gaz, tu vois, euh… je suis tout seul, c’est dans le noir total, parce qu’il faut être dans la pénombre pour lire avec la température sur la lame. Plonger la lame dans l’eau euh… d’un coup sec, ça fait une explosion vraiment, quoi. Et là, si ça sort pas en deux morceaux, tu sais que t’as gagné. Et ça, c’est un truc euh… Ouais, ça me fait vibrer à chaque fois. Ça me fait des frissons rien que d’en parler, et ça fait dix ans que je le fais tous les jours, [rire].»
Émouture
«[…] Et donc l’après-midi, je peux meuler le couteau, c’est-à-dire euh, sortir l’émouture en fait, sortir la partie euh, la partie amincie qui va du dos jusqu’au fil du couteau. Et c’est à ce moment-là qu’on voit si y’a des imperfections dans la soudure euh. Le but du jeu c’est de garder cet acier parfaitement centré dans l’épaisseur de la lame, suffisamment découvert, mais pas trop: si c’est trop découvert, c’est pas beau; si c’est pas assez découvert, c’est pas beau et techniquement c’est moyen, à l’affûtage on se fait chier. Il faut trouver le juste milieu, puis après qu’il y’ait pas de défaut de soudure, entre ces trois aciers-là, entre ces trois couches-là.»
Pour la main de l’usager, le grip et l’équilibre
«C’est pas très beau, le chêne, c’est pas très noble, pour faire des manches de couteau, mais par contre, une fois brûlé (moi je le brûle avec un oxydage, là), ça enlève les parties très tendres qu’y a dans le chêne, [ouais] ça laisse apparaître que les parties très dures, je brosse, ça donne de la texture, et en fait ça donne un grip très particulier, même quand il est mouillé. Parce que le couteau de cuisine il traîne toujours euh, euh sur le plan de travail, dans le jus de tomate, dans le jus de viande, dans la plonge, dans le machin, donc le… les cuisiniers ont toujours les mains mouillées, et la notion de grip et de prise en main sur un couteau de cuisine est très importante.
«Et c’est un bois qui est lourd, mais sans être très très lourd, et donc, ça permet de bien gérer l’équilibre du couteau. L’équilibre du couteau, sur un couteau de cuisine, il est toujours un, deux, trois centimètres en avant du talon de la lame en direction de la pointe, pour que il tombe vers l’avant, mais pas complètement. Parce que s’il tombe complètement sur l’avant, c’est un couteau qui est lourd en main [mmm]. S’il est trop dans le manche, c’est un couteau qui est trop léger en main et, en fait, on n’a pas euh, vraiment un bon équilibre. Trouver le bon équilibre là où la personne va prendre le couteau fait que… la personne va pouvoir couper pendant huit heures par jour avec son couteau sans se choper une tendinite, en fait.»
Bonus: le contrôle du produit fini est également tactile, selon Jean-Pierre Suchéras
Cet autre coutelier auvergnat conclut ainsi l’évocation de son travail dans les Histoires de nos mains en quatre-vingt-dix portraits étonnés dirigé par Dorian Chauvet:
«Dans la plupart des situations, la main lit mieux que l’œil ce que pourtant elle ne voit pas. Par exemple, lorsque vous voulez contrôler la régularité de l’épaisseur d’une lame, sauf s’il s’agit d’un défaut majeur, la regarder ne vous renseignera pas utilement. En revanche, si vous pincez délicatement la lame à sa base et que vous la parcourez entre un pouce et un index qui ont été bien éduqués, elle vous renseignera avec précision sur les irrégularités éventuelles et leur localisation, qu’il s’agisse de surépaisseurs ou d’amincissements inopportuns. Avec l’expérience qu’elle aura acquise, la main vous renseignera également sur la température d’un corps. Elle lira les formes et surtout les volumes au moins aussi bien que vos yeux. C’est votre main qui vous dira si un mécanisme est fluide ou s’il gratte à quelque endroit. C’est enfin votre main qui vous renseignera sur l’essentiel ; la qualité du contact entre extrême douceur et rugueux de bon aloi d’une part, et la qualité précisément de la tenue en main, qui est si importante et déterminera en grande partie la qualité réelle de l’ergonomie du couteau que vous avez imaginé avant de le réaliser, d’autre part.» (page 97)
Le saviez-vous?
Toutes les cultures n’utilisent pas le couteau de la même manière. Florence Strigler rapporte que, pour les Laos, «la technique d’épluchage “à la française” est dangereuse car diriger le couteau vers soi ouvre la possibilité d’une blessure, et donc de nous rendre vulnérable aux ennemis, aux mauvais esprits, aux fantômes. Avec la technique lao, on dirige la lame vers l’extérieur, et ce faisant on chasse les mauvais esprits et on fait peur aux éventuels ennemis» (2010, «Un repas au Laos: gestes et attitudes corporelles», Corps 4, pages 23-31).
Références
Raquin, Bryan, et Le Baud Raphaëlle, 2023, Le Craft Project 76, 26.02.2023.
Suchéras, Jean-Pierre, 2023, «Ce que ma main commet, ma main peut le rattraper», dans Chauvet, Dorian (dirigé par), Histoires de nos mains en quatre-vingt-dix portraits étonnés, Paris, le cherche midi, pages 94-97.
Lire aussi sur notre site Affûter des outils.
Écouter l’entretien complet de Bryan Raquin pour le Craft Project 76 du 26.02.2023 sur thecraftproject.fr.
Photographie d’illustration: Mikewildadventure pour Pixabay.com
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