Cette neuroscientifique s’est spécialisée dans l’étude du développement cognitif des bébés prématurés. Elle explique pourquoi et comment, en racontant son parcours de recherche dans un chapitre du livre Prière de toucher dirigé par les docteurs Moureaux et Le Nen.
Que sait-on aujourd’hui sur le développement initial du cerveau?
«Au début de la formation du cerveau du fœtus, des neurones provisoires créent une activité électrique en dehors de toute entrée sensorielle, qui permet au cerveau de s’entrainer et de s’organiser […]. En effet, les neurones nouvellement formés ont besoin d’information à transmettre pour entrer en relation les uns avec les autres : ils ne peuvent pas former de réseau sans signal à y faire circuler. Or, ils n’ont que peu de variété à transmettre. Par exemple, le fœtus dispose bien de récepteurs tactiles fonctionnels dès le premier trimestre de grossesse, mais ce qu’il touche dans le sac amniotique est invariablement doux, mou, lisse, tiède. Alors pour de jeunes neurones, comment trouver un sujet de conversation pour se faire des relations quand il se passe toujours la même histoire? Il faut faire semblant d’avoir des choses à se dire. Les premières connexions entre les neurones s’établissent ainsi par la circulation d’une activité électrique spontanée» page 143).
L’harmonie intra-utérine a une autre conséquence: «les neurones s’habituent et cessent de transmettre une information qui est parfaitement prévisible. Avant l’âge du terme, le cerveau a donc déjà tendance à se désintéresser des évènements qui n’ont plus rien à lui enseigner. […] Nous avons constaté une diminution de l’activité neuronale en dessous de son niveau de base, qui est la signature d’une suppression active d’une activité devenue inutile» (page 155).
Pour en comprendre davantage, Nadège Roche-Labarbe a inventé un simulateur de caresses permettant de stimuler la peau des bébés sans l’irriter. Il consiste à «aligner plusieurs mini-vibreurs dans un moulage de silicone doux et moelleux comme une guimauve. En actionnant les vibreurs chacun son tour, avec un léger chevauchement dans le temps, on reproduit le long du silicone la sensation d’un déplacement, sans que rien ne frotte la peau. La sensation ressemble, pour moi, à celle d’une petite bête qui glisserait sur la peau. Chose formidable, cette matrice tactile est parfaitement désinfectable» (pages 153-154). L’effet produit peut être modulé «en contrôl[ant] le déclenchement et l’arrêt sur de très courts temps » (page 153) et «en permutant l’ordre de déclenchement des vibreurs (de bas en haut ou l’inverse)» (page 154).
Quels défis pour les bébés prématurés?
On observe deux phénomènes inattendus dans le cerveau des nouveau-nés avant terme. D’une part, «[l]es activités électriques spontanées sont observées chez le nouveau-né prématuré comme s’il était encore fœtus, alors que ses expériences sensorielles sont plus nombreuses» (page 144). D’autre part, il semble que «plus la prématurité est grande, plus les bébés suppriment l’activité neuronale au cours des répétitions […], et ne réagissent ni à l’omission d’une vibration, ni au changement de direction inattendu. Pourtant, au même âge équivalent du terme, ceux qui sont nés récemment et sont donc moins prématurés continuent de réagir aux vibrations modérément prévisibles et à les anticiper» (page 157).
«Nous faisons l’hypothèse que les bébés ayant passé plus de temps en soins intensifs au lieu de l’utérus maternel ont appris à se défendre contre le toucher. Arrivés trop tôt pour leur peau, leurs muscles et leur cerveau dans un environnement sec et rugueux, où l’on peut à tout instant être déshabillé, désinfecté, piqué et où la gravité vous empêche de bouger… Ces bébés apprendraient à filtrer tout contact, mais leur cerveau se fermerait ainsi aux opportunités de percevoir une information nouvelle, contrairement à ceux nés plus récemment. Nous proposons que ce mécanisme de protection limite les dommages liés à la surstimulation et au stress et aurait une valeur adaptative à court terme» (même page).
Quels liens avec les handicaps cognitifs?
En retour, cette défense du cerveau contre les perceptions tactiles agressives «pourrait constituer l’un des mécanismes par lequel la prématurité altère le développement de la perception sensorielle à long terme, faisant le lit des troubles neurodéveloppementaux» (pages 157-158). De fait, les statistiques montrent que «les nouveau-nés prématurés ont un risque bien plus élevé de développer [des troubles du neurodéveloppement] que les enfants nés à terme, du fait d’altérations de leur structure ou de leur fonction cérébrale» (page 148). On peut supposer que «la manière dont l’environnement tactile contraint la mise en place de l’architecture cérébrale se répercute ensuite sur la mise en place de la perception distale [à distance], audition puis vision» (page 146).
Or «les parents des enfants présentant des troubles neurodéveloppementaux rapportent souvent une défense tactile chez leurs enfants. La défense tactile est une hypersensibilité à certains types de toucher qui se manifeste par un évitement du contact, et des réactions de retrait qui peuvent être violentes. Ces enfants ne supportent pas les étiquettes ou les coutures dans les vêtements, les aliments granuleux comme la semoule ou les soupes moulinées, ou le contact d’une autre personne… Paradoxalement, ils recherchent de manière compulsive certains stimuli tactiles tels que presser une balle en mousse ou tripoter un coin de torchon. […] Ces symptômes qui affectent la perception du toucher concernent à la fois le toucher social (toucher pour partager) et le toucher cognitif (toucher pour apprendre)» (page 150).
Le programme de recherche de Nadège Roche-Labarbe consiste donc «à vérifier ce qui se passe après que le cerveau nouveau-né a mis en place ce mécanisme de défense. Est-il possible que ce filtrage indiscriminé du toucher persiste dans l’enfance, ou bien la défense s’allège-t-elle après le retour à la maison? Si une normalisation de la perception du toucher existe chez certains bébés nés prématurés, qui permettrait à l’enfant de retrouver de l’intérêt pour les sensations tactiles, sous quelles conditions s’opère-t-elle? Est-elle associée à une baisse du niveau de risque de développer un trouble du neurodéveloppement? Et si oui, peut-on imaginer de favoriser la normalisation de la sensibilité au toucher chez tous les nouveau-nés prématurés?» (page 158).
Car si «depuis longtemps les psychomotriciens et ergothérapeutes utilisent la remédiation par le toucher et divers supports tactiles […], aucun mécanisme explicatif n’est identifié, et aucune étude scientifique n’a quantifié ces propriétés. Il est temps de donner aux praticiens des outils de compréhension de leur action de soin qui permettront d’améliorer les pratiques et de proposer des approches plus efficaces, plus tôt» (page 161).
Que peut-on en conclure sur le tact en général?
Chemin faisant, Nadège Roche-Labarbe développe trois observations qui demeurent vraies à tous les âges de la vie et qui doivent nous inciter à reconsidérer notre activité sensorielle en général et sa composante tactile en particulier:
* La première est qu’«être touché n’a rien de passif [au sens strict du mot]. Lorsque nous sommes touchés, notre cerveau analyse cette information avec la même profondeur que lorsque nous voyons ou entendons. Percevoir un évènement sensoriel est une action au sens cognitif, car le cerveau interprète l’information brute pour lui donner sa signification» (page 152).
- La seconde est que «[notre] attention est attirée vers ce qui est attendu, mais pas complètement prévisible. C’est ce qui fait le plaisir d’écouter de la musique par exemple. Nous savons comment peut se dérouler un morceau de musique d’après les règles musicales culturelles que nous connaissons, mais un léger swing ou une syncope inattendue rendent l’écoute bien plus intéressante qu’un enchaînement rigide. Notre cerveau n’aime ni l’ennui dont il n’apprend rien, ni le chaos qui engendre du stress, mais une prévisibilité modérée qui excite sans perturber, qui surprend sans angoisser. Sur cette seule base, il sait anticiper les sensations physiques» (page 156).
- La troisième est que le prototype de cette sensation à la fois harmonieuse et stimulante semble bien être la caresse interpersonnelle: «la caresse produite par un humain est en effet, et ce n’est sans doute pas un hasard, modérément reproductible. La prévisibilité naturellement imparfaite des contacts humains serait-elle optimale pour l’apprentissage? Des indices suggèrent que c’est le cas» (page 160).
Référence
Roche-Labarbe, Nadège, 2024, «Être touché: une action immobile, fondation de notre développement», dans Moureaux, Patrick, et Le Nen, Dominique (dirigé par), Prière de toucher, Séné, Donjon Éditions, pages 139-165.
Lire aussi sur notre site
« Des caresses qui soignent »,
« Un autre handicap invisible, les déficits tactiles »,
et « De 7 semaines à 77 ans et plus« .
Photographie d’illustration: die_fee pour Pixabay.com
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