Cette «Histoire de nos mains» recueillie par Dorian Chauvet se focalise sur les allers-retours entre mains et cerveau. Elle contredit le statut traditionnel d’exécutantes accordé aux mains, puisque seule l’absence de contrôle visuel après coup perturbe le potier.
L’épreuve de trente minutes consiste à «refaire à l’identique et les yeux bandés une poterie sans la voir, seulement en la touchant». Au préalable, «chaque concurrent dispose d’une minute pour toucher des deux mains la forme de la poterie, placée dans un carton percé de deux trous». Insistons au passage sur la différence entre cette situation et la condition de personne aveugle. D’une part, les personnes ayant perdu la vue prennent l’habitude de se concentrer sur les sensations de leurs mains, alors que Stéphane Montalto insiste régulièrement sur le fait que, dans son travail ordinaire, il s’en remet principalement à ses yeux. D’autre part, les personnes aveugles savent d’expérience à quels moments le contrôle par le toucher est moins performant que celui du regard, alors que le dispositif inhabituel engendre ici beaucoup d’incertitude, même quand elle n’a pas lieu d’être.
Mémoriser et anticiper
«D’abord, il faut enregistrer un maximum d’informations, uniquement avec le toucher, prendre les dimensions avec les doigts. Mes mains se transforment en compas, en réglet, en pied à coulisse. Je mémorise la hauteur totale, le diamètre de la panse, de la base. L’ouverture du col étant étroite, il est impossible d’y entrer la main gauche ou quelques doigts. Je caresse bien la forme et la visualise mentalement, pour mettre toutes ces informations en “3D” dans le dossier de ma mémoire, dans mon “cloud”. Aucun bug ne doit survenir car chaque information doit être retrouvée dans un ordre préétabli à chaque étape du tournage, sans en perdre une seule. Aucun retour en arrière n’est possible.»
On remarque évidemment que Stéphane Montalto utilise le verbe «visualiser» pour évoquer la représentation mentale que le tact, seul, lui permet de former. De plus, en l’absence du regard, à qui l’on attribue traditionnellement le rôle de «chef», c’est son cerveau qui semble se dédoubler en concepteur, d’un côté, et moteur, de l’autre: «mon cerveau devient celui d’un designer, d’un chef de projet, d’un chef d’orchestre, d’un chef d’atelier donnant des objectifs, des directives au cerveau de l’ouvrier tourneur que je suis. Les mains renvoient au cerveau les sensations reçues au bout des doigts. Le cerveau s’adaptant aux informations des mains, ainsi de suite tout au long du travail».
Combattre les doutes
Ils reviennent régulièrement au fil de la réalisation: «je me demande […] sans pouvoir voir.», «des questions sont permanentes […] Les doutes sont là.» et, même, «quelles sensations perçoivent mes doigts?»
«Surtout, éviter de faire un mauvais geste. Rester en totale osmose avec la terre, l’eau, la rotation. Retrouver les sensations de la douceur de cette argile de Toscane que je connais un peu. Après environ deux minutes de pressions successives, je me demande si le centrage est parfait, si cette première étape est réussie et si le perçage de la boule d’argile est bien axé. Je dois ressentir sans pouvoir voir.»
Pourtant, «tout se déroule automatiquement, le cerveau a en mémoire tous les gestes nécessaires et les renvoie jusqu’au bout des doigts. Avec prudence, les gestes s’enchaînent, le cerveau est en alerte totale, les infos vont et viennent, remontent et descendent. Des questions sont permanentes. Des réponses sont aussi automatiques, mais sans certitude. Les doutes sont là.»
Finalement, «le moment est venu où je dois mettre en forme les différentes courbes imposées et aux bonnes hauteurs. Mon cylindre va obligatoirement perdre de sa taille totale. Aurai-je la bonne hauteur? Tout va se jouer sur les décisions multiples qu’envoie le cerveau au bout de mes doigts, et celles qu’envoient les sensations du toucher au cerveau. Une lutte intense entre décisions et actions, entre toucher et décisions. Quelles sensations perçoivent mes doigts?»
À qui la “faute”?
«Les organisateurs nous informent qu’il reste une minute. J’ai juste le temps de passer en revue les différents galbes de la poterie en la caressant une dernière fois. À cet instant, je pense qu’il me manque une toute petite information que je n’ai pas retenue, sur les deux centimètres de la partie haute de ma pièce. Dernière question: ai-je bien réalisé la forme que j’allais enfin découvrir? J’ai la réponse en enlevant mon bandeau et en comparant aussitôt mon travail réalisé dans le noir total avec le modèle. Je m’aperçois qu’il manque bien ce détail que j’avais ressenti lors de la découverte du modèle et oublié. J’ai dû faire une fausse manipulation lors de l’enregistrement dans mon cloud.»
Soulignons que l’écart entre les deux poteries aurait pu être constaté par la comparaison tactile, puisque les mains l’avaient pressenti dans leur dernière vérification. Ce n’est donc pas la perception, tactile et/ou visuelle, qui est en cause, mais la mémorisation initiale, sans doute perturbée par les conditions inhabituelles du travail, et surtout l’absence de possibilité de contrôle en cours de modelage. En effet, Stéphane Montalto a l’illusion d’«enfin découvrir» par la vue la forme qu’il a réalisée par le seul toucher, mais il constate: «il manque bien ce détail que j’avais ressenti lors de la découverte [tactile] du modèle».
Au total, travailler les yeux bandés révèle avant tout ce que dissimule l’hégémonisme de la vue: notre meilleur atout dans la plupart des activités est la coopération entre les sens, qui demande à être enseignée et cultivée. En l’occurrence, le handicap de concourir avec un seul système sensoriel n’a pas eu trop de conséquences, puisque «j’ai terminé troisième lors de ce premier championnat, mais je suis presque satisfait. Je n’aurais jamais pensé que cela était possible.»
Référence
Montalto, Stéphane, 2023, «Les mains compas», dans Dorian Chauvet (dirigé par), Histoires de nos mains en 90 portraits étonnés, Le cherche midi, pages 77-78.
Le 28.01.2025, Danièle Giraudy a écrit:
« Très joli concours! Un petit exemple quotidien: quand nous faisons chaque jour nos chignons, sans glace, on met les épingles, on « voit » avec nos doigts. Peu ou pas de corrections quand on regarde finalement avec un miroir à main ou dans la grande glace. »
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Photographie d’illustration: Jingoba pour Pixabay.com
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