En 2008, dans sa thèse de Doctorat en psychologie expérimentale, Estelle Palluel proposait une riche synthèse sur les nombreux facteurs qui interagissent pour le maintien de notre équilibre vertical, parmi lesquels les informations que recueille la peau de nos pieds.
Nous allons nous permettre de trahir la finalité de cette thèse pour trois raisons. D’une part, l’autrice elle-même conclut que «la question concernant le rôle exact des mécanorécepteurs cutanés plantaires subsiste après ce travail» (page 133). D’autre part, sa recherche est extrêmement spécialisée, puisque le sous-titre restreint son objet aux «effets du port de semelles à picots sur le contrôle postural quasi-statique et la sensibilité cutanée plantaire de la personne âgée». En très bref, il s’agit de progresser dans la prévention des chutes chez les personnes vieillissantes par la mise au point de semelles à picots flexibles qui peuvent, «dans une certaine mesure, reproduire les effets d’un massage de la sole plantaire à travers une stimulation mécanique continue (la marche) qui ne fait appel ni à un appareil de massage, ni à une intervention thérapeutique» (page 62). Enfin, conformément à la méthodologie de la psychologie expérimentale, Estelle Palluel s’appuie sur une batterie de tests aux paramètres soigneusement contrôlés, donnant lieu à des résultats statistiques très nuancés, que les personnes intéressées auront meilleur temps à consulter à la source.
Nous retiendrons donc seulement ce que cette thèse nous apprend sur la sensibilité plantaire en général et sur son apport ordinaire à la station debout.
Qu’est-ce que l’équilibre?
Estelle Palluel rappelle d’abord que l’équilibre, au sens de maintien de la station debout, n’est pas un état durable, mais la recherche permanente du voisinage d’une position stable. En effet, «la position élevée du centre de gravité (au niveau de la deuxième vertèbre sacrée) ainsi que la faible surface d’appui [des pieds] font que l’être humain n’est jamais réellement stable. Il oscille en permanence afin de réguler cette succession de déséquilibres qui résultent de l’action de forces externes (la force gravitationnelle, la force de réaction de la surface d’appui, les accélérations imposées, etc.) et internes (les forces musculaires et articulaires utilisées par exemple pour réguler les mouvements thoraciques présents lors de la ventilation [respiration])» (page 11).
De plus, «les corrections posturales ne se font pas de façon continue. Elles sont mises en place à partir d’un certain seuil, c’est-à-dire lorsque le système estime que le déséquilibre est trop grand et qu’il est synonyme de risque de chute. […] En condition dynamique [marche notamment], chaque mouvement […] implique des synergies musculaires, encore appelées ajustements posturaux, présents avant, pendant et après le mouvement. Ces ajustements sont indispensables pour anticiper le déséquilibre, pour coordonner la posture et le mouvement et pour faciliter et exécuter efficacement une tâche en évitant la chute» (même page).
Quelles sources d’information sont en jeu?
La tradition anatomique appelle «propriocepteurs» les récepteurs sensoriels qui «donnent des informations sur la position des segments corporels les uns par rapport aux autres ainsi que sur la position du corps dans l’espace» (page 14). En position verticale immobile, «si le support est stable, des personnes en bonne santé utilisent environ 70% d’indices proprioceptifs provenant des muscles, des articulations, des tendons [et de la peau plantaire], 20% d’indices proprioceptifs vestibulaires [provenant de l’oreille interne] et 10% d’indices visuels […] pour réguler leur posture. Si le support devient instable (mousse, surface mobile), le poids relatif des différentes entrées sensorielles est réévalué. Sachant que les informations musculaires, articulaires, tendineuses et tactiles plantaires sont perturbées, le système nerveux central fait alors plutôt confiance aux modalités vestibulaire et visuelle» (page 20).
Les expériences conduites par Estelle Palluel lui permettent de conclure que «la modalité tactile plantaire est plutôt impliquée dans la régulation des oscillations posturales de faible amplitude. Les informations proprioceptives musculaires ont une fonction primordiale dans les déplacements posturaux d’amplitude plus élevée» page 124). Plus précisément encore, «les récepteurs superficiels [de la peau] ont plutôt une fonction extéroceptive et permettent par exemple d’évaluer la structure du support. Les récepteurs profonds [de la peau] ont une fonction proprioceptive et contribuent de façon continue au contrôle des déplacements du centre de pression» des pieds (page 44, lire aussi pages 86 et 125).
Le rôle non conscient du système nerveux central
«Les informations provenant de l’ensemble de ces systèmes [sensoriels] sont intégrées afin d’interpréter l’environnement sensoriel dans lequel se trouve l’individu. [D’un côté,] lorsque cet environnement est modifié, il est nécessaire de pondérer toutes les entrées sensorielles afin de réguler au mieux la position du centre de gravité» (page 20). D’autre part, «le poids sensoriel des différents canaux […] est ajusté en permanence selon un ensemble de facteurs environnementaux, posturaux et cognitifs. C’est la confrontation des différentes informations sensorielles et plus particulièrement leur degré de congruence qui contribue à organiser efficacement l’activité des muscles dans le maintien de l’équilibre» (page 125).
Par exemple, pendant les expériences d’Estelle Palluel, «l’amélioration du maintien postural observé lors de l’enrichissement du contexte sensoriel par les picots suggère qu’il y a eu une augmentation du poids des informations tactiles dans les deux populations [jeune et âgée] après une stimulation mécanique de 5 minutes. [En retour,] la dégradation de la performance posturale observée lors de la suppression des picots traduit une incapacité du système [nerveux central] à réorganiser instantanément la hiérarchie entre les différentes modalités sensorielles» (page 86).
Plus encore, ces reconfigurations ne sont pas conscientes: d’autres travaux synthétisés par l’autrice «ont observé une dégradation de la stabilité posturale lorsqu’il était demandé aux sujets de focaliser leur attention sur leur posture. Cette situation est peu fréquente dans la vie de tous les jours dans la mesure où nous sommes plus souvent habitués à effectuer d’autres tâches (parler, observer) tout en restant debout: notre attention n’est pas particulièrement orientée sur notre posture. C’est certainement pour cela que le fait d’essayer de contrôler volontairement une posture ou un mouvement quelconque entraîne souvent la production d’un geste d’apparence plus maladroite […]. En d’autres termes, la surutilisation de ressources attentionnelles pour le maintien postural viendrait perturber un système fonctionnant déjà de façon autonome» (page 25, lire aussi notre article Pourquoi les informations tactiles sont-elles souvent mises en inconscience).
La question de l’âge
Un ou plusieurs des paramètres concourant à l’équilibre sont susceptibles de se dégrader avec l’âge. On pense spontanément aux problèmes musculaires et articulaires, nous insisterons donc sur le vieillissement cutané et nerveux. Du côté de la peau, «les épaississements de la couche cornée plantaire, encore appelés hyperkératoses, sont très fréquents chez la personne âgée et peuvent avoir des répercussions importantes sur la stabilité posturale ou le patron de marche» (page 34): callosités, cors, épines irritatives d’appui plantaire, etc. (pages 45-46).
Mais «la difficulté des personnes âgées à intégrer continuellement les différentes informations est aussi sûrement la conséquence d’une réduction de la sensibilité périphérique générale observée avec l’âge» (page 21). «Plusieurs phénomènes pourraient en être à l’origine: la diminution du nombre de récepteurs […], les modifications de la peau (altération des fibres de collagène et des fibres élastiques, apparition de callosités) ainsi que la diminution de la vitesse de conduction du message nerveux liée à une dégradation des gaines de myéline» (page 46).
Plus généralement, «le vieillissement […] se traduit par un allongement du temps de conduction nerveuse centrale et périphérique ainsi que par des latences accrues des réponses motrices et cognitives» (page 26). En conséquence, «si un canal est perturbé, la personne âgée a beaucoup plus de difficultés à utiliser rapidement les autres informations disponibles» (page 21).
Les particularités du pied
«Le seuil d’activation des mécanorécepteurs cutanés est plus élevé [donc la sensibilité moins importante] au niveau de la sole plantaire que de la face palmaire de la main car la peau est plus épaisse et les champs récepteurs sont en moyenne trois fois plus grands. En effet, plus le champ récepteur est étendu, plus l’acuité tactile est faible. Leur distribution et leur densité varient selon la région considérée […]. Par exemple, contrairement aux doigts de la main, il n’y a pas d’accumulation des récepteurs SA [à adaptation lente] au niveau des orteils. Cette différence s’explique par le rôle distinct de la main et du pied. La main a besoin d’informations précises sur la déformation de la peau pour la prise et le maintien des objets. Le pied a essentiellement un rôle de support qui ne nécessite pas autant de précision» (page 34).
Plus spécifiquement, «la sensibilité cutanée est différente selon la zone du pied considérée: la partie antérieure possède une meilleure capacité discriminative que la partie talonnière». Ainsi, «en ce qui concerne la sensibilité aux vibrations, trois zones anatomiques ont été déterminées, quelle que soit la fréquence de stimulation: 1) les orteils (zone la moins sensible), 2) le talon et l’arche latérale, et 3) la tête des métatarses et l’arche médiale [centrale] (zone la plus sensible)» (page 35).
Ajoutons, pour finir, qu’Estelle Palluel a participé, entre autres, au travail collectif dirigé par Édouard Gentaz dont nous rendons compte dans notre article Tact assembler le puzzle du vivant.
Contrepoint humoristique: la douleur «n’attend pas le nombre des années»
«44 ans, 9 mois, 29 jours Jeudi 8 août 1968
«[…] Dès que je sors de l’eau, les galets me disloquent comme un de ces petits jouets de bois –girafes le plus souvent– que les enfants font dégringoler sur eux-mêmes en appuyant sur leur socle. Pendant que je me retrouve à quatre pattes, Bruno et Lison, pieds nus comme moi, jouent au volley avec d’autres adolescents en galopant comme s’ils couraient sur du sable.»
Daniel Pennac, 2012, Journal d’un corps, Paris, Gallimard, pages 213-214.
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et Promenons-nous dans les doigts avec Marie-José Pillet.
Consulter la thèse d’Estelle Palluel sur HAL open science.
Photographie d’illustration: Briam-Cute pour Pixabay.com
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