Du 30 avril au 18 août 2025, le musée de l’Orangerie à Paris présente une exposition qui, certes, n’a rien de tangible, mais dont les cartels ont le grand intérêt de déstabiliser l’omnipotence de la vision et d’envisager une autre approche possible de la sensorialité.
Précisons que cette recension se fonde sur le Dépliant et les Textes de salles disponibles sur le site de l’Orangerie, mais que les quatre grands axes présentés ci-dessous trouvent de riches prolongements dans les cartels de chacune des œuvres exposées, dont nous supposons qu’ils sont reproduits par le Catalogue imprimé.
Le parcours prend pour point de départ le validisme de l’opinion commune, qui fait du «flou qui règne sur les vastes étendues aquatiques des grandes toiles de Monet […] l’effet d’une vision altérée par une maladie oculaire» (la cataracte). On se crispe face à la brutalité normative d’une assertion comme: «l’esprit humain cherche sans cesse à dissiper le flou». Mais, «d’abord défini comme perte par rapport au net», il devient bientôt «symptôme de notre malaise devant un réel incertain», de notre «souci de mise en ordre du monde», et son dénigrement s’avère le produit du «principe cartésien du discernement, qui prévalait depuis si longtemps en art».
Le flou est ensuite présenté comme réaction à la crise historique ouverte au 20ème siècle et comme positionnement critique face au devenir du monde: «après la découverte des camps de concentration, face à l’impossibilité de représenter l’irreprésentable, le flou vient voiler une réalité que le regard ne peut soutenir. Dans le même temps, il vient aussi nous forcer à faire la mise au point, nous obligeant de ce fait à nous attarder sur l’image, à regarder cette réalité en face». «Le flou se révèle le moyen privilégié d’expression d’un monde où l’instabilité règne et où la visibilité s’est brouillée». Les artistes «font leur matière du transitoire, du désordre, du mouvement, de l’inachevé, du doute…»
Cependant, «l’esthétique du flou existait bien avant la période moderne». Le «prologue» constate rapidement que «le sfumato de la Renaissance […] en est le lointain parent». Le parcours développe le fait qu’«à la fin du 19ème siècle, l’impressionnisme marque véritablement un tournant; le flou y culmine, au point que la figure se dissout. Dans le même temps, la photographie naissante s’empare du potentiel esthétique induit par la nature même de son procédé mécanique et fait du flou le signe de la subjectivité de son auteur». En particulier, «résultat d’une forme de naïveté technique, mais aussi garantie de la spontanéité du moment saisi, le flou de la photographie amateur capte la vie là où elle est la plus réelle. Il permet ainsi de rendre compte des lieux les plus intimes, les plus difficiles à raconter, et par là même, de donner à voir ce qui échappe souvent au regard».
Le flou n’est donc pas seulement «symptôme» mais aussi «remède d’un monde en quête de sens». Il montre que «[l]e souci de mise en ordre du monde se heurte […] au risque d’en figer le sens. Le flou au contraire se nourrit de notre expérience, qui s’étale dans la durée, dans l’épaisseur du monde. En jouant de ses effets, les artistes questionnent nos modes de perception, proposent de revenir à la source du regard, et nous poussent ainsi à nous défaire d’une lecture univoque du réel». Ils «révèlent par le trouble ce que la vision nette dissimule d’ordinaire à la conscience».
L’opinion normative initiale se dissout alors dans le constat que «le monde est flou, quoi que nous fassions pour en dessiner les contours. Toute mise au point n’est finalement qu’éphémère». C’est ce qu’affirmait l’exergue provocatrice empruntée à Grégoire Bouillier: «au vrai, on ne voit rien. Rien de précis. Rien de définitif. Il faut en permanence accommoder sa vue» (Le Syndrome de l’Orangerie, 2024).
On se sent donc en droit de détourner la citation de Jean Baudrillard pour faire de son constat d’échec le point de départ d’une nouvelle quête sensorielle et spirituelle: «derrière le “flou”, il y a l’intuition d’une mise au point impossible [ou nécessaire?] sur le réel, l’impossibilité [ou la nécessité?] de rendre compte du monde dans sa fluidité, son éphémérité, son inexactitude –et donc d’en être témoin et d’en porter témoignage» (Sommes-nous?, 2006). Au total, à l’encontre des certitudes irréfléchies du visuocentrisme, «en déstabilisant le regard, le flou tend à rendre la vision consciente d’elle-même», donc potentiellement plus attentive au déroulement de son processus et plus accueillante à l’interaction avec les autres sens.
Notes
- L’exposition inclut une sculpture de Rodin et une de Giacometti. Si le flou est plus immédiatement intuitif pour les yeux que pour les mains dans le cas des matériaux rigides, il est tactilement manifeste dans celui des matériaux souples, comme l’attestent les qualifications courantes de cheveux flous ou de vêtements flous.
- Le Grand Robert nous apprend que flou vient du latin flavus signifiant notamment «jauni». En ancien français, il a pu qualifier un lieu désert, non cultivé, une plante flétrie, un corps flasque, un être languissant. Il a été répandu à partir de 1676 par l’historien de l’art André Félibien: «c’est un vieux mot […] pour exprimer la tendresse et la douceur d’un ouvrage», par opposition à un style dur, sec. Il caractérise plus généralement un objet «dont les contours sont adoucis» ou «qui n’a pas de forme nette». Selon les contextes, il a pour synonymes «effacé, fondu, léger, nébuleux, vaporeux, lâche, vague», etc.
Référence
Bernardi, Claire, Philippot, Émilia, et Degennes, Juliette, 2025, Dans le Flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours, Paris, 30 avril au 18 août, Musée de l’Orangerie / atelier EXB.
Consulter les textes de l’exposition sur www.musee-orangerie.fr.
Photographie d’illustration: StockSnap pour Pixabay.com
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