En 2017, Diane Desprat a soutenu sa thèse de Doctorat en sociologie concernant les apprentis coiffeurs et coiffeuses. En 2020, elle en a tiré un article autour du dégoût et du soin des apparences. Nous en extrayons les éléments relatifs au tact de soi et d’autrui.

 

Vu depuis l'arrière, gros plan en noir et blanc sur la tête d'un homme qui se fait faire un shampoing au bac chez le coiffeur. Au centre de l'image, les doigts du ou de la coiffeuse sont enfoncés dans les cheveux et la mousse qui goutte des cheveux et coule sur les mains.

 

Conformément aux attendus académiques, l’autrice propose une intéressante synthèse de l’histoire du métier de l’Antiquité à nos jours (pages 113-120) et de nombreux développements sur l’organisation de la profession, l’évolution de la proportion d’hommes et de femmes, la hiérarchie entre coiffeurs ou coiffeuses, technicien·nes et apprenti·es, etc. Mais la spécificité de son travail réside dans son immersion en tant qu’apprentie elle-même dans plusieurs salons de catégories différentes, d’où elle a tiré de précieuses notes de terrain et des entretiens détaillés.
Ces témoignages font évidemment la part belle au regard, puisque les coupes, les diverses mises en forme et les éventuelles «couleurs» sont avant tout faites pour donner aux personnes une certaine apparence visuelle. Diane Desprat rapporte que, selon une étude de 1991 sur les motivations d’orientation professionnelle, «pour 37% des apprentis la dimension artistique était citée en premier, pour 21% “le contact avec les gens”, pour 20% le fait “d’embellir les gens” et enfin, pour 13% des jeunes c’était le fait de “créer avec ses mains” qui était énoncé en premier» (page 147). Leur idéal était donc, et demeure souvent, l’emploi dans une agence de mode, un studio photo ou cinéma, voire une salle de spectacles.
Heureusement, pour l’immense majorité, il reste «le contact avec le cheveu, le fait de modeler et de transformer cette matière, […] de pouvoir créer quelque chose avec ses mains» (page 148). Comme l’affirme Claudine, patronne d’un salon de banlieue parisienne, «qu’ils aiment les gens, qu’ils aiment les toucher! C’est très important ça!» (page 155). Le moment déterminant de cette tactilité est bien sûr le shampooing: «le contact physique avec le professionnel est à cette étape du service à son maximum car, contrairement à la coupe, le professionnel en vient à toucher directement le crâne du client et à réaliser des gestes proches de l’intime (massages, pressions des doigts, etc.)» (page 77, lire aussi page 247).

Zone intime

Dans l’agencement des lieux, l’espace shampooing est «bien souvent […] situé au fond du salon, loin de l’entrée, afin d’assurer une certaine intimité aux clients et les préserver des regards indiscrets de l’extérieur» (page 75, lire aussi pages 79 et 87). «Ce moment est une étape importante puisque par le lavage, le professionnel débarrasse le client des impuretés du cuir chevelu (sébum, peau morte, etc.). Prémices engageant un renouveau de sa personne, cette phase est nécessaire avant toute transformation capillaire. Le client, installé dans un confortable fauteuil, est placé loin du regard de la rue, respectant ainsi les limites du privé et du public» (page 76).
En principe, «le shampooing et les prestations qui l’accompagnent (massage du cuir chevelu, rituel de soin, etc.) invitent à la détente et à l’abandon de soi» (page 77). Cependant, «il arrive que, pour certains clients, ce moment soit […] déprécié du fait même de cette proximité corporelle avec le professionnel. Le corps bouge, la tête se crispe au moment du contact avec les mains du coiffeur, les yeux restent ouverts. Ces signes deviennent alors des indices pour le professionnel qui se contentera du strict minimum : deux shampooings sans massage» (même page).
Lors de l’apprentissage, «plusieurs recommandations nous sont prodiguées, par exemple, toujours demander à la cliente de décroiser les jambes, vérifier qu’elle se laisse manipuler en soulevant légèrement la tête avec la paume de notre main puis la faire redescendre doucement. Tout le poids de la tête doit reposer dans la paume, si ce n’est pas le cas, demander à la cliente de nous “confier” sa tête et de ne pas se contracter, mais également regarder comment le client réagit, lui demander si le soin lui convient, etc.» (page 248). «Le shampooing est une étape importante puisqu’il s’agit de la première fois où les coiffeurs en devenir vont être amenés à travailler sur la clientèle. Ce contact physique est parfois teinté d’appréhension: peur de mouiller le dos ou le visage des clients, de tirer les cheveux, de mal faire, de ne pas savoir comment s’y prendre pour masser, etc.» (page 246). On peut ajouter que c’est aussi le premier véritable contact des client·es avec les professionnel·les, qui peut influencer leur ressenti de la suite de la séance, voire leur fidélisation à venir.
En somme, «il ne s’agit pas seulement d’accomplir une série de gestes techniques mais aussi de faire preuve d’empathie à l’égard du client. […] Cela passe notamment au travers de petites attentions telles que mettre sa main sur le front du client afin de retenir l’eau lors du rinçage et éviter qu’elle ne coule sur le visage et dans les oreilles; ou encore s’enquérir de la température de l’eau», à laquelle la main est moins sensible que le cuir chevelu (page 247). «En cela, le touché accompli n’est pas un geste passif, [nous dirions plutôt mécanique], mais engage le professionnel, son corps mais aussi son mental. La perception tactile se doit d’être active pour assurer la bonne réalisation du geste technique» (page 248).

Deux formes d’incommodités tactiles: le sexe et la crasse

Du côté du désir mal placé, «neuf professionnels sur dix [étant] des coiffeuses» (page 120), les patronnes et les enseignantes sont amenées à mettre en garde les apprenties «sur certains gestes qui pourraient être mal interprétés par les hommes lors des massages» (page 221-222). En retour, Ludovic, 18 ans, raconte: «j’avais un client qui voulait pas que je lui fasse de massage parce que justement j’étais un mec. Il y en avait un qui ne voulait même pas que je lui fasse son shampoing parce que j’étais un mec. Il m’a dit: “Ah non, moi je veux surtout pas qu’un homme me touche, je veux que ce soit une femme!”» (page 278).
Du côté répulsif, Desprat et Noûs (2020) indiquent que «les clients rebutants sont une exception et les situations de dégoût ne constituent pas l’ordinaire des journées de travail. Toutefois, lorsque cela arrive, ces évènements tendent à marquer le personnel» (pages 35-36). Ils peuvent être accidentels, comme en témoigne Anissa, 24 ans: «j’ai trouvé une sorte d’appendice de peau derrière l’oreille [sans doute un papillome bénin]! Mais vraiment un appendice long comme ça! [Elle montre du doigt environ 2 cm.] C’était assez étrange et c’était derrière l’oreille d’une cliente! Et là j’ai fait: “Ouh! Ok!”» (page 36). Ou encore, «une patronne […] décrit une ancienne cliente atteinte de psoriasis et qualifie sa chevelure de “bain d’huile”» (page 40).
Le plus incommodant reste la négligence, dont témoigne Cynthia, 23 ans: «j’avais certaines clientes, ah! Des jeunes souvent en plus! Des nanas, genre 30 piges, qui se ramènent avec des cheveux mais tellement dégueulasses qu’on dirait presque que y a quelqu’un qui leur a mangé dans les cheveux! Ou alors, tellement elles se coiffent pas, t’as des dreads qui commencent à se former en bas!» Les chercheuses commentent: «ces situations provoquent un sentiment d’humiliation et heurtent la dignité des coiffeur·euses. Éprouver ce genre de sensation matérialise un rapport social de domination où les coiffeur·euses se perçoivent comme subordonné·es, “au service” des client·es, tels des domestiques. Cette sensation d’abjection les affecte dans leur estime de soi professionnelle puisqu’ils et elles se ressentent comme atteint·es dans leur savoir-faire professionnel et non reconnu·es comme tel·les» (page 38).

Endurance tactile et kinesthésique des coiffeurs et coiffeuses

«Pour autant, chez les professionnel·les, cette réaction physique ne doit pas être perceptible par la clientèle. Une grande partie du travail des coiffeur·euses consiste donc à dissimuler et à réprimer toute manifestation ostentatoire d’inconfort, d’écœurement» (page 36). Ou même de douleur, ajoute la thèse, dans laquelle Diane Desprat aborde bien sûr les troubles musculosquelettiques liés à la station debout et au maniement des ciseaux, mais aussi les irritations cutanées dues aux produits chimiques pour les «couleurs» ou, plus simplement, au fait qu’«en moyenne un apprenti réalise par jour plus d’une quinzaine de shampooings» (page 211).
La chercheuse détaille le système de valeurs qui veut qu’«en aucune façon, le corps ne doit donner à voir l’effort réalisé pour mener à bien le travail. La prestation se doit d’être effectuée avec aisance et décontraction face au client, que l’on soit apprenti, patron, coiffeur ou coiffeuse» (page 212). «Il s’agit de dissimuler les signes d’effort et de labeur ; l’action de rendre beau, d’embellir autrui devant se faire avec aisance et n’être [apparemment] que plaisir et satisfaction pour celui qui en est l’artisan. Les gestes doivent être gracieux, légers et souples; mais surtout le corps doit être impeccable en toute circonstance. [Les] coiffeurs en devenir […] font alors l’apprentissage d’un effacement ritualisé de leur corps» (page 225).
Basiquement, «on se doit d’être hyper clean, d’avoir les mains hyper propres. [Parce qu’]on touche les gens, on touche la peau des gens!», comme l’indique Monique, professeure de coiffure, à Desprat et Noûs (page 29). Mais de manière beaucoup plus intime, «le rapport au corps chez les classes populaires et les petites classes moyennes, marqué par une valorisation des signes d’effort et d’expression d’un corps en action [la transpiration, par exemple], se distingue […] du souci du paraître propre aux classes dominantes. Les apprenti·es peuvent alors se surprendre à éprouver du dégoût à leur égard; leur propre corps devenant à ce moment-là un objet étranger donnant lieu à un “autocontrôle”» (page 31). La boucle est bouclée du fait qu’«en retour, ces enjeux de représentation structurent profondément les perceptions que les professionnel·les ont de l’hygiène des clients» quand elle est approximative (page 35).

Principales sections de la thèse utilisées ici

  • «Un espace segmenté révélateur», pages 70-85;
  • «Les aspects techniques et manuels d’un travail avant tout de service», pages 167-177;
  • «L’apprentissage d’un savoir, l’apprentissage de la discipline», pages 200-213;
  • «L’apprentissage du dévouement et du travail émotionnel», pages 239-252.

Références

Desprat, Diane, 2017, “Qu’est-ce qu’on vous fait aujourd’hui?”: un éthos professionnel des coiffeurs, thèse de Doctorat, Université Paris Nanterre.
Desprat, Diane, et Noûs, Camille, 2020, «Dégoût et normes d’hygiène dans un métier de soin des apparences. La socialisation professionnelle par corps des coiffeurs et des coiffeuses», Sociétés contemporaines 117, pages 23-46.

Lire aussi sur notre site
Notre curieuse relation aux cheveux d’autrui
et Touche-les, mec, a dit l’homme le plus puissant du monde.

Consulter
la thèse sur bdr.parisnanterre.fr
et l’article sur shs.cairn.info.

Photographie d’illustration: Licya pour Pixabay.fr