«Faire pour faire, on sait faire tous les jours; faire pour sentir ce qui se passe, c’est autre chose», déclare Catherine Dubois à l’ethnoscénologue Véronique Muscianisi, dans son étude sur l’apprentissage des savoir-faire sensoriels au sein d’une compagnie de mime.

 

Gros plan sur les têtes de deux ours polaires. Sur le coin inférieur droit, on ne distingue de l'un que le haut de la tête, l’œil et l'oreille. Par la gauche de l'image, occupant tout le centre, le second vient poser sa gueule sur l'oreille du premier, en arrivant par derrière. Ses yeux sont fermés comme s'il donnait un délicat baiser dans le cou ou dans l'oreille de son partenaire. Son buste se repose délicatement sur lui. Des mini-flocons parsèment l'image.

 

En 2023, dans un chapitre du recueil collectif dirigé par Vincent Battesti et Joël Candau, Véronique Muscianisi revenait sur la composante la plus tactile de sa thèse de Doctorat soutenue en 2015. Pour ce travail, elle s’est immergée pendant cinq ans dans les formations, les répétitions et les spectacles du Théâtre du Mouvement dirigé par Claire Heggen et Yves Marc. S’adressant aux «artistes de divers domaines (mime, théâtre, danse, cirque)», «cette compagnie oriente sa démarche artistique depuis le milieu des années 1970 sur le corps de l’acteur en s’appuyant sur les principes du mime corporel dramatique élaboré par Étienne Decroux (1898-1991), mais également diverses méthodes somatiques (eutonie de Gerda Alexander, méthode Feldenkrais)» (page 343).
Les deux traits qui retiennent l’attention de l’AFONT sont, d’une part, que «le sens kinesthésique (ou sensation du mouvement), la vue et le toucher sont les sens particulièrement aiguisés dans leur démarche, au point de constituer de réels savoir-faire sensoriels pour l’acteur» et, d’autre part, que «les experts sont amenés à verbaliser pour transmettre» (page 344). Comme l’indiquent plusieurs intertitres, il s’agit ici d’«Affiner le toucher pour jouer» (page 346), de «Réveiller la peau et la mobilité fine» (page 347), de «Toucher pour penser» (page 348) et d’«Approfondir l’acuité tactile» (page 355).

Comme un “pied de nez” gentiment espiègle

Le premier et le dernier exemple décrits concernent la sensibilité à laquelle, spontanément, on pense le moins: celle du pied, dont la pose est «comparée à “une langue” qui goûte le sol» (lire notre article Le pied sportif). «En marche, l’attention des stagiaires est notamment portée sur le déroulé du pied: une avancée du pied en décomposant l’appui du talon, de la plante, puis de la pointe du pied; de même une décomposition du pas sur place, comme une ondulation avec l’image donnée d’une chenille, qui réveille également les principales articulations du membre. D’autres fois, une dissociation des orteils “qui pianotent” est proposée pour assouplir la mobilité des phalanges et retrouver plus de sensibilité à l’extrémité des orteils et de leur pulpe» (page 347).
[Note. Selon Estelle Palluel, «contrairement aux doigts de la main, il n’y a pas d’accumulation des récepteurs SA [à adaptation lente] au niveau des orteils. […] En ce qui concerne la sensibilité [des pieds] aux vibrations, trois zones anatomiques ont été déterminées, quelle que soit la fréquence de stimulation: 1) les orteils (zone la moins sensible), 2) le talon et l’arche latérale, et 3) la tête des métatarses et l’arche médiale [centrale] (zone la plus sensible)» (pages 34-35).]
Cette habileté tactile est moins anecdotique qu’il ne pourrait sembler, car elle rend possibles des actions spectaculaires. Par exemple, «Catherine Dubois développe des protocoles invitant les stagiaires à découvrir la “marche sur le corps” [d’un autre participant]. Elle emploie notamment à ce titre les termes de “pied nénuphar” ou “pied palme” pour indiquer un pied posé à plat, souple, où le poids se répartit sur toute la plante et non simplement au niveau du talon ou de l’extérieur du pied qui aurait un effet de “barre” pour le partenaire» (page 360) (lire notre Bonus en fin d’article).

Sentir pour penser et pour montrer ce qu’on pense

Du côté des mains, «les praticiens du Théâtre du Mouvement proposent un entraînement pour l’acteur afin d’accéder à des états de pensée et aux nuances émotionnelles associées». D’une part, «les diverses façons de prendre, serrer, palper ou frotter, selon l’intensité, la vitesse ou la respiration associée, conduiront à un état différent pour l’acteur». D’autre part, «un même geste répété et modulé dans ses caractéristiques haptiques (de contacts, de pressions, de mouvements), ainsi qu’associé aux changements de respiration induits, permettra[…] de suggérer la pensée de l’acteur en présence». Au point qu’Yves Marc a créé en 2008 un spectacle intitulé Je pense donc ça se voit (page 349).
Parmi les exercices décrits, on remarque notamment le «protocole du bambou», où deux acteurs aux yeux fermés coordonnent leurs mouvements via une baguette de 60 cm de long sur laquelle ils n’appuient que le bout d’un doigt (pages 353-354). Mais aussi la palpation réciproque des visages, où chacun sert de miroir tactile à l’autre: «si le dessin des doigts est assez attentif, le partenaire touché va pouvoir redécouvrir lui-même les contours de son visage» (page 359).

La distinction entre «toucher extérieur» et «contact conscient» ne nous semble malheureusement pas suffisamment précisée. Cependant, le chapitre montre bien l’intérêt qu’une telle attention aux ressources tactiles pourrait avoir dans tous les enseignements non seulement sportifs, mais aussi techniques et technologiques. Comme le déclare Claire Heggen, «tu peux toucher [ce bloc-notes], mais à travers ce que tu touches, tu peux contacter la table dessous. Quelque part, le corps, à travers l’objet, peut contacter bien plus loin le sol ou le sous-sol» (page 353).

Référence

Muscianisi, Véronique, 2023, «Une enquête tactile. L’apprentissage sensoriel des acteurs gestuels», dans Battesti, Vincent, et Candau, Joël (dir.), Apprendre les sens, apprendre par les sens. Anthropologie des perceptions sensorielles, Paris, Petra, pages 343-366.

Bonus: le massage de l’ourse

Voici comment la photographe anglo-américaine Lee Miller, épuisée par sa traversée de l’Europe en 1945, raconte son massage par une ourse en Roumanie.
«On m’invita à m’étendre face contre terre sur une carpette aux couleurs criardes posée sur le sol glacé. Bon. Je l’avais voulu, je l’avais. J’eus quelques inquiétudes en évaluant le poids de la bête, à peu près cent cinquante kilos. J’aperçus ses longues griffes et décidai de garder mon manteau, une peau de mouton retournée, épaisse et solide, de provenance locale. De toute manière, il faisait terriblement froid. […] L’ourse connaissait son travail, elle marchait sur mon dos à quatre pattes, du haut vers le bas, avec autant de douceur que si elle avait marché sur des œufs. Chacune de ses grosses pattes tâtonnait avant de trouver l’endroit où elle pouvait s’enfoncer, et elle passait d’un pied à l’autre sans modifier sa charge. La musique reprit et elle se redressa sur ses pattes postérieures, avançant lentement sur mon dos, cette fois du bas vers le haut. C’était oppressant et vivifiant. Tous mes muscles se contractaient et se relâchaient pour éviter l’écrasement. Puis on la fit descendre et se retourner dans l’autre sens. Elle assit son gros postérieur chaud et poilu sur ma nuque et, en glissant doucement, me frotta du cou jusqu’aux genoux, et vice versa. Je me sentis merveilleusement bien après coup.»
Perrignon, Judith, 2022, Les grandes traversées: Lee Miller, une combattante, épisode 5, «Le silence», France Culture, 29.07.2022, autour de la 36ème minute.

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Photographie d’illustration: IMAGE-WS pour Pixabay.com