L’AFONT milite pour un apprentissage systématique du tact et de ses apports à la compréhension du monde, la réalisation de tâches, la création de formes, la communication interpersonnelle, etc. Nous proposons ici un florilège d’arguments en faveur de cet enseignement.
L’haptothérapeute Catherine Dolto conclut le très riche numéro 183 de la revue Approches sur la question: «parler s’apprend, pourquoi continuer à faire comme si le langage du tact […] serait inné?» (page 188). Forcément pour de mauvaises raisons, dont on trouvera les principales dans l’article de Bertrand Verine Pourquoi les informations tactiles sont-elles souvent mises en inconscience. De fait, le dossier pédagogique sur le toucher de la revue La Classe maternelle permet de conclure qu’une fois acquis les savoir-être et les savoir-faire les plus basiques, dès l’école élémentaire, le savoir et le savoir-dire concernant les perceptions tactiles sont laissés en jachère au profit, d’un côté, des habiletés manuelles évaluées par leurs seuls résultats et, de l’autre, des apprentissages visuels ou auditifs.
Quiconque a besoin du toucher pour une de ses activités se trouve ainsi à peu près condamné à se former sur le tas, et «tact» rime presque toujours avec «autodidacte».
S’apprendre à soi-même
Le coutelier Jean-Pierre Suchéras consacre à cette difficulté toute une section de son témoignage pour les Histoires de nos mains publiées par Dorian Chauvet. Il s’y interroge sur les relations entre réflexe, routine, intuition et raison, mais aussi sur celles entre main droite et main gauche:
«Éduquer.
«L’éducation de la main participe de l’exercice qui n’est en aucun cas la répétition séquentielle de routines qu’il suffirait de théoriser, c’est-à-dire d’ordonner logiquement les unes à la suite des autres. […]
«Bien sûr et fort heureusement, à l’établi, tous les gestes ne sont pas décomposables en routines qui auront dû être imaginées et construites par la pensée avant d’être mises en œuvre. Nombre de gestes sont intuitifs, mais j’aime penser qu’une intuition est elle-même un assemblage de routines dont on n’a pas une conscience explicite, mais qui s’est construit quelque part et qui ne se révèle qu’en temps utile. Dans le travail manuel, la raison et l’intuition font bon ménage, elles se complètent, elles se substituent l’une à l’autre, comme si elles travaillaient en équipe.
«Si pour moi l’intuition prend ses racines dans l’exercice, l’expérience de l’usage de mes mains, dans leur “éducation” à la tâche coutelière –éducation que nous avons construite ensemble–, le réflexe en revanche ne vient pas de cette connivence, mais de moi seul, de mes faiblesses, de mes craintes et il n’est pas de bon conseil.
«Intuition et raison sont les maîtres de l’éducation de mes mains. Le plus difficile et le plus long dans cet apprentissage est probablement de les rendre indépendantes, solidaires mais indépendantes, en harmonie mais pas à l’unisson, à un rythme coordonné mais chacune au rythme de sa tâche. Éviter que l’une reste vagabonde lorsque l’autre travaille. Éviter que l’autre ne reproduise le geste que l’une doit accomplir. Les mains ont naturellement une fâcheuse tendance à refuser de se dissocier. C’est une longue éducation qui va leur conférer cette indépendance nécessaire à la réalisation de la plupart des tâches qu’on leur confie.
«La main qui maintient n’est pas la main qui guide, et la main qui maintient ne doit pas se relâcher ou exagérer sa pression au risque de dévier ou de fausser l’impression de la main qui guide» (pages 96-97).
«Éduquer»… en donnant à faire?
Les paroles de femmes recueillies par Yvonne Verdier dans le village bourguignon de Minot insistent sur l’absence de véritable enseignement même dans les «écoles ménagères» de la première moitié du 20ème siècle. L’une d’elles s’en étonne: «je ne sais pas comment j’ai fait pour pouvoir travailler avec le peu que j’ai appris… J’avais l’idée, probablement» (page 205).
Une autre s’en indigne: «dès huit heures du matin, les deux directrices descendaient, et puis alors elles nous dictaient le menu, et puis on ne les voyait pas avant midi pour manger. Alors nous, on se disait: “Comment que ta mère fait ça, comment que ta mère fait ça?” Et puis alors [les deux directrices] elles dégustaient et puis elles critiquaient si c’était mal fait. Alors moi je dis, on s’est appris toutes seules, elles auraient dû être avec nous à la cuisine et puis nous montrer» (page 199).
Éduquer… en donnant seulement à voir?
Cette même anthropologue décrit ainsi l’acquisition traditionnelle des savoirs au village: «tout apprentissage se fonde à Minot sur le regard: c’est au regard que les mères reconnaissent les premiers signes d’intelligence de l’enfant; on apprend en regardant. § Cette pédagogie fondée sur le regard a ses interdits protégeant la nature impressionnable de l’enfant […], ses spectacles cachés: “D’abord, quand on était gosse, fallait jamais qu’on voie rien.” […] Mais ces déclarations pudibondes n’ont de valeur que de principe, et sont en profonde contradiction avec le fait que la main-d’œuvre des enfants est constamment requise» (page 60).
On retrouve ces errements jusque dans des disciplines cruciales dans la vie et les valeurs de la société contemporaine telles que la médecine, par exemple, comme le montre la professeure Marie-France Mamzer en soutien à la réforme des études médicales projetée par les autorités sanitaires: sa nouveauté serait, pour contrebalancer l’excès des images numériques, «une approche très pratique, au plus près des corps, mobilisant les cinq sens des étudiants, et permettant […] de mémoriser les sensations tactiles qui permettent ensuite de décrypter une grande partie des signes cliniques pertinents pour le diagnostic» (page 283).
Éduquer… en donnant seulement à entendre?
Parmi d’autres travaux, en ethnographiant les séances de dissection dans deux facultés de médecine, Juliette Salme constate en 2023: «aucune manipulation de l’exercice n’est enseignée de manière explicite […]. Unanimement, étudiants comme moniteurs ont estimé que ces informations sont loin d’être suffisantes pour savoir quels instruments choisir pour quelle tâche, comment les utiliser concrètement et quand s’en défaire pour utiliser sa main». Mais tous semblent accepter comme une fatalité que, «si la procédure à suivre est énoncée et les outils présentés, l’attitude et les gestes à adopter ne peuvent s’acquérir que par l’observation, l’imitation et l’expérimentation» (page 274).
En revanche, l’enquête de Clémence Martin auprès d’apprentis tailleurs de pierre montre qu’ils «sont animés d’un fort sentiment d’incompréhension» face à l’inadaptation des verbalisations de leurs maîtres (page 160). L’un d’eux s’irrite: «les maîtres, je suis sûr qu’ils le font exprès de rien nous dire, de rien nous expliquer… La preuve, c’est que quand moi je leur demande de m’expliquer comment faire, eh bien ils se contentent de me dire ce que je dois faire! Qu’est-ce que ça m’explique, ça?» (page 159). La chercheuse argumente en faveur d’une complémentarité entre l’expérimentation personnelle des apprentis, leur observation des gestes du maître et des consignes langagières beaucoup plus précises de sa part.
Éduquer: en faisant d’abord avec!
Soulignons que ce primat du regard et de l’écoute dans la communication entre adultes et jeunes n’a rien d’une norme biologique: il s’agit seulement de la tradition culturelle qui a été privilégiée en Occident. La pédagogue suédoise Inger-Bogh Rødbrøe constate notamment que «les mères africaines se servent beaucoup plus de guidance concrète et de démonstration dans le cadre d’une activité partagée […] Les parents offrent leur aide en fonction des capacités de l’enfant et de la familiarité de la tâche. Le point vital dans ce type de soutien, c’est que l’enfant a l’expérience de [maîtriser lui-même] la tâche. Cette expérience de maîtrise pousse l’enfant à essayer d’être de plus en plus indépendant et de plus en plus responsable de l’activité. Les parents sont attentifs aux réalisations de l’enfant et cessent immédiatement de soutenir les éléments de l’activité que l’enfant maîtrise» (pages 95-96).
Les pédagogues occidentaux comprenant l’intérêt de cette approche demeure très rares aujourd’hui encore. En témoigne la modestie tâtonnante de Nelly Saunier quand elle explique à Raphaëlle Le Baud comment enseigner son art de travailler les plumes pour l’habillement ou la décoration: «évidemment montrer les gestes, -fin. Moi je me souviens, j’entourais de mes bras: je faisais comme si mes mains sous les yeux de mes élèves c’étaient leurs mains, parce qu’un tout petit détail d’intention du corps qui se plie, de la main qui ondule et qui fait comme ça, -fin… Pour faire sentir, je touchais les doigts de mes élèves, pour qu’elles contactent la matière, pour rentrer dans le sujet» (Craft Project 57).
Références
Salme, Juliette, 2023, «L’anatomie par (le) corps. Disséquer et apprendre à voir le cadavre comme corps-objet anatomique», dans Battesti, Vincent, et Candau, Joël (dirigé par), Apprendre les sens, apprendre par les sens. Anthropologie des perceptions sensorielles, Paris, Petra, pages 265-287.
Saunier, Nelly, et Le Baud, Raphaëlle, 2021, Craft Project 57, 10.06.2021.
Suchéras, Jean-Pierre, 2023, «Ce que ma main commet, ma main peut le rattraper», dans Dorian Chauvet (dirigé par), Histoires de nos mains en 90 portraits étonnés, Le cherche midi, pages 94-97.
Verdier, Yvonne, 1979, «Voyage d’hiver», Façons de dire, façons de faire. La laveuse, la couturière, la cuisinière, Paris, Gallimard, pages 195-208.
Consulter
l’article de Catherine Dolto sur haptonomie.org,
le dossier de La Classe maternelle sur fondation-lamap.org,
l’article de Clémence Martin sur persee.
Photographie d’illustration: Educadomarcossy pour Pixabay.com
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