Fait rarissime, en 2018, sont parus deux livres portant le même titre: L’Intelligence des plantes. La formule a suscité de vives polémiques, mais elle a le mérite de mettre en valeur le constat que chaque plante perçoit le tout qu’elle constitue et son environnement.
Nous rapprochons les éléments tactiles les plus originaux de quatre documents récents: L’Intelligence des plantes de Stefano Mancuso et Alessandra Viola, dont la publication italienne date de 2013; L’Intelligence des plantes: les découvertes qui révolutionnent notre compréhension du monde végétal de Fleur Dogey (2018); le dossier «Tout savoir sur la vie secrète des plantes» paru dans Sciences et avenir en 2019; et L’Or vert: quand les plantes inspirent l’innovation, publié par Agnès Guillot et Jean-Arcady Meyer en 2020.
Précautions d’emploi
Dans l’introduction des Portes de la perception animale, le chercheur en sciences cognitives Benoît Grison affirme qu’«une coordination des informations posturales diverses captées par les cellules [des végétaux] existe visiblement, ce qui dote la plante d’une perception d’ensemble de son organisme dans l’espace. On parle parfois à ce sujet de “proprioception” [comme pour les animaux], voire abusivement de “schéma corporel”: c’est oublier un peu vite que chez l’animal, ces modalités de perception du corps sont liées à la présence d’un système nerveux et de représentations cognitives déjà complexes» (page 15).
Le neurobiologiste Stefano Mancuso ne l’oublie pas, puisqu’il rappelle les «différences entre l’évolution de l’espèce humaine et celle des végétaux. § Comme tous les animaux, l’homme est doté d’organes uniques et constitue donc un être indivisible. Les plantes étant, en revanche, des organismes divisibles (qui résistent à la taille] mais qui ne peuvent pas se déplacer, elles ont évolué de façon différente et développé des corps modulaires, privés d’organes uniques», et notamment de système nerveux central (page 13). Mais il en déduit que «chez les plantes, les fonctions ne sont pas liées aux organes. En d’autres termes, elles respirent sans poumons, se nourrissent sans bouche et sans estomac, se tiennent debout sans squelette et sont en mesure de prendre des décisions même sans cerveau» (page 52). Sa thèse est donc que «les plantes sont effectivement intelligentes, c’est-à-dire capables de recevoir des signaux de leur milieu environnant, d’élaborer les informations obtenues et de calculer les solutions adaptées à leur survie» (page 16).
Catherine Lenne, chercheuse en physiologie végétale, va dans le même sens avec des formulations plus prudentes: «le mot conscience a été construit pour l’humain. Nous n’avons aucune idée si une plante est consciente ou pas d’elle-même, au sens où nous l’entendons. En revanche, nous savons qu’elle est très sensible à son environnement: lumière, température, herbivores… et même au vent ou à la gravité. […] Et nous avons montré en 2013 que la courbure [d’un végétal] est parfaitement contrôlée, grâce au travail collectif des cellules! Cette capacité à percevoir sa forme propre et à corriger sa posture est appelée “proprioception”. Nous cherchons désormais à comprendre comment les signaux cellulaires sont traduits à l’échelle de la plante ou de l’arbre entier. Car il y a nécessairement une communication interne par signaux électriques et chimiques» (page 42).
En somme, pour progresser vers une compréhension raisonnable, il faut naviguer entre deux écueils. D’un côté, chercher des caractéristiques humaines chez des êtres fondamentalement différents, c’est pratiquer l’anthropomorphisme, ce qui empêche d’analyser correctement les phénomènes. De l’autre, considérer les caractéristiques humaines comme les seules normes pertinentes, c’est pratiquer l’anthropocentrisme, ce qui empêche de s’interroger sur toute une part de la réalité (et empêcherait, par exemple, le foisonnement actuel des découvertes bio-inspirées, parfois appelées biomimétiques).
Les plantes perçoivent leur position dans l’espace
Catherine Lenne décrit ainsi le phénomène: «Nous avons montré dans notre laboratoire Physique et physiologie intégratives de l’arbre en environnement fluctuant (PIAF) que l’arbre perçoit sa courbure, ce qui lui permet d’adapter son effort pour rectifier sa posture et redevenir parfaitement droit. Ce sont des qualités indispensables quand on pousse en continu dans un environnement qui varie tout au long de sa vie. On le constate lorsqu’on couche à l’horizontale une plante en pot: elle se redresse peu à peu en se courbant, jusqu’à reprendre une position verticale. Pour déclencher cette réponse, il faut donc que la plante perçoive qu’elle n’est plus verticale» (page 42).
Comment l’expliquer? «Cela est dû en partie à une hormone de croissance (auxine), produite au sommet du végétal et qui descend le long de la tige grâce à des “transporteurs” situés à l’intérieur des cellules. Lorsque le tronc est vertical, l’hormone circule de manière homogène. Si celui-ci est incliné, les transporteurs bougent, et l’hormone se déplace vers la face inférieure du tronc ou de la tige où elle accélère la multiplication des cellules, tandis que la face supérieure, qui en est privée, croît moins vite» (même page).
Les plantes perçoivent leur intégrité
Stefano Mancuso indique que «la disparition soudaine d’un tissu végétal provoque […) un léger déficit hydraulique qui entraîne la diffusion, dans le reste de l’organisme, d’un message simple mais capital: attention, il y a une perte d’eau quelque part! Cette information ayant mis le végétal en état d’alerte, il procède aussitôt à la localisation de la perte et à la cicatrisation de la blessure» (page 122). La journaliste Fleur Dogey raconte comment l’intoxication massive d’antilopes lors d’une sécheresse au Limpopo (Afrique du Sud) a permis de découvrir que certains acacias produisent du tanin quand ils sentent une amputation (page 76).
Les plantes perçoivent certaines propriétés de leur environnement
Bruno Moulia, chercheur spécialisé en biomécanique végétale, révèle à Loïc Chauveau que «“l’arbre sent quand il ploie sous le vent et enclenche alors une réponse, dite de thigmomorphogenèse, qui lui fait réduire sa croissance en hauteur, augmente le diamètre de ses branches et accentue son ancrage racinaire”. Et l’arbre “sait” quand déclencher cette réponse parce qu’il garde en mémoire les épisodes venteux précédents qui ont affecté sa posture». Le journaliste ajoute: «un arbuste sur lequel on “tape” régulièrement v[a aussi] cesser de grandir pour prendre de l’épaisseur» (page 39).
[Note. La racine grecque thigmo- réfère au toucher.]
Sur les tiges et les feuilles, Stefano Mancuso explique que les stomates (bouches en grec) sont «de petites ouvertures qui mettent en communication l’intérieur et l’extérieur de la plante» (page 119): une cellule leur permet de s’ouvrir pour absorber le dioxyde de carbone, et une autre de se fermer aux heures les plus chaudes ou en période de sécheresse afin de conserver l’eau (page 120). Cela prouve une perception de la température et de l’hygrométrie.
Sous la terre, «une plante est […] susceptible de déterminer le taux d’humidité précis d’un terrain et de localiser des sources d’eau, même très éloignées», vers lesquelles elle orientera ses racines (page 109). Concernant les solides, «la racine “tâte” l’obstacle [qu’elle rencontre], elle continue à pousser et elle le contourne afin de le franchir. L’organe chargé de cette importante fonction se situe à son extrémité et se dénomme ”apex racinaire” [littéralement, pointe de la racine]» (page 98).
Deux autres chercheurs (qui travaillent en robotique bio-inspirée), Agnès Guillot et Jean-Arcady Meyer, rapportent que la vrille du concombre «réagit à un toucher de seulement 0,25 gramme» pour se fixer autour de son tuteur: «la spirale commence à pousser en s’enroulant dans le sens des aiguilles d’une montre. Puis, tel un fouet, par rotations, son extrémité “cherche” un support (mouvement nommé circumnutation). Lorsque le contact s’établit, […] elle se fixe au tuteur par sa face ventrale. C’est alors, qu’à partir de ce support, elle forme “à reculons” une hélice de sens contraire» (page 30).
Certaines plantes perçoivent des différences entre divers objets extérieurs
Parmi les nombreuses espèces du droséra, la plus célèbre est la dionée, ou vénus attrape-mouche, de Caroline (États-Unis), car l’activité de cette plante carnivore conserve une part de mystère malgré plus de deux siècles d’étude. Selon Guillot et Meyer, ses feuilles présentent «deux lobes garnis de dents à leur périphérie», «des milliers de glandes digestives et de trois à cinq poils sensitifs» sur leurs faces internes, convexes quand elles sont au repos. La mâchoire se referme sur une proie lorsque la forme des lobes passe de convexe à concave» (page 105).
«Cela se produit lorsque deux contacts ont été perçus par les poils […] du moment qu’ils ont été espacés de moins de vingt secondes. Ces deux stimulations provoquent une première fermeture rapide qui ne fait que retenir la proie. En l’absence de stimulations supplémentaires, la mâchoire se relâche. Trois autres stimulations sont en effet nécessaires pour reconnaître la proie comme étant comestible. Une deuxième fermeture, plus lente mais bien étanche, s’effectue alors. […] La phase de digestion dure quelques jours, après lesquels la feuille déplie à nouveau ses deux lobes» (même page). Comme l’explique Fleur Dogey, «ce système d’excitabilité de poils permet [donc] à la plante de distinguer une proie véritable d’un objet inanimé qui tomberait dans son piège. Car fermer ainsi ses mâchoires demande beaucoup d’énergie. La plante ne peut pas se permettre d’être sensible à n’importe quelle excitation» (page 59).
De nombreuses autres plantes, communes sous les climats tempérés, sont dites mimeuses, par référence à la mimeuse pudique (mimosa pudica), couramment nommée sensitive: leur particularité tactile consiste à replier leurs feuilles sous certains contacts, par une «stratégie défensive» dont on ne connaît pas encore vraiment le but. Stefano Mancuso précise que «ce mouvement […] n’a rien d’un réflexe conditionné, puisque la feuille ne se rétracte pas si elle reçoit une goutte d’eau ou si elle est secouée par le vent, mais uniquement si on la touche» (page 95).
Guillot et Meyer décrivent ainsi le processus: «des potentiels d’action électriques sont émis et agissent sur les cellules en un dixième de seconde. L’eau contenue dans les cellules “extenseuses” passe dans les cellules “fléchisseuses”. Le côté dorsal gonfle, ce qui a pour conséquence le repliement des folioles en deux ou quatre secondes» (page 86). Fleur Dogey ajoute qu’une sensitive transportée en voiture se ferme d’abord, mais se rouvre ensuite, et que si elle est soumise à des chutes répétées, mais sans dommage, elle finit par ne plus se fermer, mémorisation qui se maintient environ un mois (page 113).
Les plantes ont des transmetteurs différents de ceux du règne animal
Chez l’homme et les autres animaux, c’est par des signaux électriques (les impulsions nerveuses) que les informations vont et viennent entre la périphérie du corps et le système cérébral. Stefano Mancuso indique que, chez les plantes, elles circulent grâce à «trois systèmes indépendants et en partie complémentaires» (page 116). C’est seulement «pour les parcours les plus brefs [que] les signaux [électriques] passent d’une cellule à l’autre à travers de simples ouvertures présentes sur les parois cellulaires et appelées “plasmodesmes” […] ; pour les parcours les plus longs, par exemple des racines aux feuilles [ou réciproquement], ils passent en revanche par le “système vasculaire” principal» (page 117).
Ce système est double: «le xylène […] est le tissu de conduction affecté pour l’essentiel au transport de l’eau et des sels minéraux, mais aussi d’autres substances, depuis les racines jusqu’aux feuillages. Le phloème […] est quant à lui le tissu de conduction qui suit le parcours inverse, et véhicule les sucres issus de la photosynthèse depuis les feuilles jusqu’aux fruits et aux racines» (page 118).
Stefano Mancuso présente bien d’autres découvertes surprenantes, dont il conclut qu’elles «dément[ent] l’hypothèse traditionnelle selon laquelle les plantes mettraient toujours en action des mécanismes stéréotypés et répétitifs […]. Elles procèdent, bien au contraire, à une évaluation complète tenant compte d’une multiplicité de facteurs» (pages 129-130).
Références
Chauveau, Loïc, 2019, «Tout savoir sur la vie secrète des plantes», Sciences et avenir 868, pages 39-43.
Dogey, Fleur, 2018, «La plante sensible», dans L’Intelligence des plantes. Les découvertes qui révolutionnent notre compréhension du monde végétal, Paris, Ulmer, pages 33-70.
Guillot, Agnès, et Meyer, Jean-Arcady, 2020, L’Or vert. Quand les plantes inspirent l’innovation, Paris, CNRS Éditions.
Lenne, Catherine, 2019, «[les plantes] Perçoivent-elles leur forme?», Sciences et avenir 868, page 42.
Mancuso, Stefano, et Viola, Alessandra, 2013, traduction française Renaud Temperini, 2018, “Les sens des plantes” et “La communication interne des plantes”, dans L’Intelligence des plantes, Paris : Albin Michel, pages 67-123.
Photographie d’illustration: Nikuskak pour Pixabay.com
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