«L’architecture ne se résume pas à un objet à découvrir visuellement, […] elle entre en résonance avec le corps tout entier». Ce qui pourrait sembler une banalité à ses usagers reste une révolution dans l’histoire de la discipline et un enjeu fort de sa pédagogie.
La professeure Valérie Lebois montre l’étendue et l’intérêt du travail à réaliser sur ce point dans un chapitre du livre collectif joliment intitulé Apprendre les sens, apprendre par les sens. De fait, reconquérir cette fonctionnalité implique de se détacher de la pure mise en œuvre des matériaux, d’une part, et d’une approche exclusivement visuelle, d’autre part. L’auteure détaille deux séquences pédagogiques dont la progressivité souligne l’épaisseur des préjugés à déconstruire:
–Dans la première, les étudiants doivent questionner leur ressenti corporel et émotionnel du même bâtiment public (la médiathèque de Strasbourg) et signifier une de ses caractéristiques par l’analogie avec une matière, un objet ou un matériau sans lien direct avec l’édifice. Par exemple, un étudiant symbolise «l’enchevêtrement de plusieurs environnements sonores» par une feuille de papier de verre: «le côté lisse […] renvoie à l’atmosphère uniforme et sereine qui règne globalement dans la médiathèque. Le côté rugueux évoque les frottements et chuchotements dans les relations de proximité» (page 238).
–Dans la seconde séquence, chacun doit concevoir une maquette et une performance corporelle («action scénarisée dans l’espace»), à nouveau sans lien direct avec la médiathèque, mais qui accentue une de ses propriétés vécues (page 244). On mesure ainsi l’effort de mise à distance que suppose cette reconquête du vécu et de la sensorialité.
«D’une architecture-objet de composition à une architecture éprouvée et pratiquée»
«Se former à l’architecture, c’est se rendre attentif aux qualités des lieux. Ces qualités peuvent [en suivant la tradition] être détaillées selon une liste de critères mesurables et objectivables, elles peuvent aussi être saisies plus globalement à partir d’une atmosphère vécue. Entre alors en jeu la perception de l’architecture. Celle-ci met en dialogue les éléments architectoniques et intègre leur appréhension sensorielle tout comme leurs implications sociales et culturelles» (page 229). «Traduire ces mises en relation oblige les étudiants à se détacher d’une représentation figée des espaces à laquelle ils sont habitués» (page 246). «L’apprentissage ici ne porterait donc pas tant sur l’enrichissement d’un savoir-faire constructif que sur une exploration des interactions subtiles que nous entretenons avec notre univers matériel» (page 259).
«L’architecture ne se résume pas à un objet à découvrir visuellement»
«Elle n’est pas non plus perçue comme une seule stimulation auditive ou tactile. Elle entre en résonance avec le corps tout entier, avec son poids, sa structure squelettique, son rapport au mouvement, son sens de l’équilibre» (page 238). «La dynamique de retentissement traduit une mise en écho dans le corps des phénomènes physiques perceptibles dans un lieu, qu’il s’agisse de sons, de vibration, de température, de qualité de lumière ou de couleur» (page 253). «Le principe est [donc] de se dégager du seul registre visuel pour mettre en valeur la manière dont tous les sens et la totalité du corps sont mobilisés dans l’appréhension du lieu» (page 230), de «ne pas se cantonner à des données visuelles, telles que la forme ou la couleur, mais être attentif à la texture, l’élasticité, la résistance, la température, l’odeur…» (page 234).
Ainsi, c’est en jouant différemment avec les éléments que connaissent depuis toujours les futurs architectes –la matière, le matériau, la figuration– que Valérie Lebois les incite à «s’éloigner d’une représentation figurative de l’espace pour se rapprocher davantage de la création d’une représentation sensorielle», et «mieux projeter les qualités habitées» de leurs réalisations à venir (page 260).
Référence
Lebois, Valérie, 2023, «Une approche incarnée et sensible de l’architecture. Explorer les relations corps, espace, matière», dans Battesti, Vincent, et Candau, Joël (dirigé par), Apprendre les sens, apprendre par les sens. Anthropologie des perceptions sensorielles, Paris, Petra, pages 229-262.
Clin de doigt: «en touchant les pierres, je sais quoi en faire»
Le 6 octobre 2024, le magazine en langues régionales de France3 Occitanie, Viure al país, présentait un reportage sur Marie, habitante du Sarladais qui construit et restaure des restanques, murs en pierre sèche, et des bories, maisonnettes de berger. Cet extrait du sous-titrage français souligne à la fois le rôle du tact dans la construction, et son invite à prendre le temps:
«Je n’utilise pas de marteau pour les tailler. Il y a toujours un côté qui va bien. Je les pose où elles veulent aller. Il faut monter les deux faces et garnir le milieu. Je ne travaille pas bien avec des gants parce que je ne sens pas les pierres. Alors qu’en les touchant… En les touchant, je sais quoi en faire. J’ai certainement remué des tonnes de pierres. Une à une, on y arrive. On ne peut pas dire: “Je veux avoir fini à telle heure. Je veux avoir fini tel jour.” Ça fait partie des choses qui ne se mesurent pas. On fait ça quand on peut, quand on a le temps. Si on compte le temps, on ne commence pas.»
Bedel, Anic, 2024, Muralhas e cabanas II: biais amb Marie en Sarladés, France Télévisions / Puget-Films, «Viure al país», France3 Occitanie, 06.10.2024, de 00:09:34 à 00:10:39.
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Photographie d’illustration: ybernardi pour Pixabay.com
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