Parmi les Histoires de nos mains recueillies par Dorian Chauvet, celle de Philippe Pernot, intitulée «La main pour convaincre», nous a conduits à enquêter sur la «mobilisation», qui rend les zones blessées physiquement plus mobiles et les réinvestit psychologiquement.

 

Gros plan sur le museau d'un lion. Au-dessus de ses narines, une ancienne et profonde cicatrice lui barre le museau à la verticale. Tout autour, plus clairs car plus en surface, quelques vieux stigmates de griffures. Les yeux sont hors cadre et on devine la crinière à l'arrière-plan.

 

 

«Le piège de l’apparence narcissique»

Suivant le projet du recueil, Philippe Pernot se concentre sur la réadaptation des mains blessées. C’est pourquoi il peut affirmer que «les mutilations provoquaient [au début du 20ème siècle] moins de souffrance, car elles étaient plus acceptées par l’entourage», contrairement aux gueules cassées de la Première guerre mondiale, par exemple. Il ne fait pas de doute, en revanche, que «dans la société actuelle, où la main, comme le reste du corps, tombe souvent dans le piège de l’apparence narcissique, le handicap et le dysmorphisme d’une main sont vécus avec une souffrance aiguë» (page 274). Et cette souffrance ne se fixe pas prioritairement là où on l’attendrait, dans la chair, mais dans l’apparence visuelle.
Ainsi L’Union Régionale des Professionnels de Santé d’Île-de-France (désormais URPSIDF) et l’Institut de Kinésithérapie de Paris 16 Trocadéro (désormais IKP16) se rejoignent pour placer toujours l’aspect extérieur en première position dans leurs motifs d’intervention. L’URPSIDF parle d’abord de l’«impact esthétique et fonctionnel», puis du «ressenti du patient» (page 7). L’IKP16 se réfère à «votre image et votre confort», et développe: «la présence de cicatrices est souvent mal acceptée pour des raisons esthétiques et psychologiques. […] De plus, les cicatrices peuvent être à l’origine de troubles fonctionnels». Les «complications au niveau des tissus», qu’on imaginerait avant tout physiologiques, sont présentées comme «d’ordre visuel ou moteur», soit d’abord esthétiques, et seulement en second lieu kinesthésiques.
Plus largement, nous avons observé dans d’autres articles que les travaux concernant les brûlures, mais aussi les greffes et les cicatrices, évoquent très peu les douleurs et presque jamais les perturbations sensorielles induites par ces accidents cutanés (lire aussi La tragédie de l’œil et de la main).

Pathologies des cicatrices

Et cependant… L’URPSIDF indique que «des forces mécaniques ou une inflammation excessive pendant la cicatrisation peuvent influencer défavorablement le processus: hypertrophie, adhérence, rétraction, désunion [de la cicatrice]. Ces différentes évolutions peuvent se combiner» page 7). L’IPK16 précise: «comme les tissus fibreux ne sont pas très élastiques, ils créent une certaine adhérence à la suite d’un traumatisme. Le problème est que cela provoque un blocage circulatoire (avec l’apparition d’œdèmes) ou un blocage mécanique (en limitant l’action des articulations). Cela empêche une rééducation optimale et donc il faut mobiliser la cicatrice au plus vite pour limiter les adhérences des tissus et favoriser le drainage dans la zone concernée».
Selon l’URPSIDF, la mobilisation «vise à améliorer à la fois l’élasticité des cicatrices et [leur] capacité de glissement par rapport au tissu sous-jacent» (page 7). «Le CHU de Montréal en 2015 propose de faire succéder: le massage circulaire, le massage transversal, le massage longitudinal, le pincement décollement» (page 11). Pour une description des techniques, lire aussi kinemedical.fr.

«Redonner âme à la sensibilité »

Tout l’intérêt de la présentation de Philippe Pernot est d’inclure explicitement dans la démarche aussi bien la sensibilité douloureuse que les perceptions cutanées et la part tactile de l’image de soi. Concernant la douleur, il affirme: «dès le premier contact, nos mains doivent permettre au patient de comprendre l’importance de la mobilisation des cicatrices afin de l’entraîner vers le chemin de la lutte contre les adhérences. Envisager une mobilisation post-chirurgicale ou post-traumatique sans déclencher aucune douleur est impossible, mais la présence de nos mains doit permettre au patient de rentrer dans l’acceptation de cette douleur modérée, que nous sentirons au travers de notre tact. […] Il ne faut pas hésiter à couvrir la main du patient de façon à annuler son contrôle visuel et à laisser ces trois mains (celles du rééducateur et celle du patient) travailler simplement en “aveugle”» (page 276).
Concernant les sensations tactiles, il précise: «le principe de notre art est d’intervenir le plus rapidement possible pour éviter non seulement les enraidissements articulaires, les collages tendineux, mais aussi pour que cette main ne tombe pas dans l’oubli et n’atteigne pas le stade de non-retour, que nous appelons “l’exclusion fonctionnelle”. Notre arme majeure est de redonner âme à la sensibilité à travers l’immobilisation [de départ], à travers le pansement et malgré les sutures chirurgicales, de façon que le cerveau reconnaisse des informations ascendantes [depuis la main blessée] le plus rapidement possible. […] Nous demandons aux infirmières les pansements les plus fins possible afin de ne pas aveugler les pulpes des doigts et de libérer un mouvement et une sensibilité» (page 275).
[Note. Un phénomène proche de l’«exclusion fonctionnelle» est décrit avec précision et virulence par Henri Michaux dans son récit autobiographique Bras cassé: lire la troisième section de notre article Approches poétiques des perceptions tactiles.]

La conclusion de Philippe Pernot peut être étendue à bien d’autres activités manuelles: «le travail de la sensibilité doit être une obsession tant pour le patient que pour le praticien. Notre sensibilité tactile n’est pas forcément innée. L’entraînement, filigrane du travail de rééducation, permet de l’acquérir» (page 277).

Référence

Pernot, Philippe, 2023, «La main pour convaincre», dans Dorian Chauvet (dirigé par), Histoires de nos mains en 90 portraits étonnés, Le cherche midi, pages 274-277.

Lire aussi sur notre site la troisième section de l’article Tact, assembler le puzzle du vivant.

Consulter les articles de
l’URPSIDF
et de l’IKP16.

Photographie d’illustration: Alicave pour Pixaby.com