«Sculptures adorées, caressées, empoignées, chevauchées, qui se patinent et vivent au gré des usages, des intempéries et des soins qu’on leur prodigue»: il faut leur donner plus de place dans les lieux publics, soutient le dernier essai de la philosophe Joëlle Zask.

 

Photographie dans le cadre d'un concours de photo autour d'une statue dans la ville. Sur un banc, à gauche de l'image, une statue en bronze représente une femme assise, en robe, avec un bracelet de cheville, les genoux se touchant mais les jambes partant chacune vers l'extérieur, les pieds nus en pointes. Coiffé d'un large chapeau, son visage n'est pas visible, car il repose dans ses mains en coupe sous son menton, les coudes eux-mêmes posés sur les cuisses. À ses côtés, sur le même banc, à droite de l'image, un homme - réel - mime sa posture, la tête plus relevée, les mains sous le menton mais plutôt jointes en prière sous un grand soleil. Il porte un masque situant l'image lors de la pandémie de Covid-19.

 

Les sculptures les plus monumentales peuvent seulement être regardées ou, pour certaines, touchées dans leur partie basse. C’est bien, pourtant, de la relation intime des personnes aux œuvres d’art qu’il est question dans l’entretien de Joëlle Zask avec Juliette Cerf pour le numéro 3920 de Télérama du 26 février 2025. Il a pour occasion l’édition remaniée de son essai Outdoor art (2013), sous le nouveau titre L’Art au grand air, aux éditions Premier Parallèle.
Ainsi le chapeau annonce-t-il: «les sculptures, en ville, on les caresse, on les déteste, on les escalade… Parce qu’elles déclenchent une foule d’interactions». Encore faut-il que l’urbanisme, donc les décisions des pouvoirs politiques et administratifs, le proposent et le permettent. Or «les sculptures dev[iennent] de plus en plus rares, ou statufiées, isolées, coupées de leur espace environnant, architectural, humain, social, naturel».
Du côté de la proposition, l’autrice constate: «s’il y a eu, dans les pratiques artistiques récentes (théâtrales, circassiennes…), un mouvement vers le dehors, la distance vis-à-vis de la sculpture au grand air (outdoor) s’est, elle, accrue au cours des dernières années». «Les grandes places récemment rénovées, comme la place de la République à Paris ou la place Jean-Jaurès à Marseille, ne comportent aucune commande publique passée à des artistes». «Il existe une contradiction très forte, qui me frappe de plus en plus, entre, d’un côté, le désintérêt pour l’art, voire le mépris, qui s’exprime dans les discours dominants, et de l’autre, les émotions puissantes qu’il suscite auprès des gens». Joëlle Zask précise: «Que les controverses portent sur l’esthétique, la moralité, l’emplacement ou le coût des œuvres, elles ont toutes le mérite de souligner que l’art compte, et qu’il est toujours capable de soulever des passions très vives, beaucoup d’amour et parfois de la haine, de provoquer une conversation infinie, relationnelle et démocratique».
Du côté de la permission, elle remarque: «quand il est simplement « posé » dans l’espace public [par exemple, au centre d’un rondpoint routier], l’art y accentue souvent un dispositif de régulation et de contrôle, alors que l’art qui contribue à créer un lieu public [par exemple dans un parc ou sur une voie piétonne] s’avère le tremplin pour toutes et tous d’une expérience de liberté. Les statues qui sont comme fixées et immobilisées dans la cité le sont de manière à être surplombantes, dominantes, et ne font, le plus souvent, que symboliser la puissance ou esthétiser la célébrité». Au contraire, «mettre une œuvre à la disposition d’un public […], c’est un cadeau mis à la portée du plus grand nombre. Car, à la différence des galeries ou des musées, le public n’y est pas sélectionné d’avance. Chacun, sur son chemin et à son rythme, peut ainsi rencontrer l’œuvre, s’approprier le lieu dont elle fait partie, qui s’offre comme une réserve d’usages pour tous».
La philosophe conclut que, quand on lui laisse jouer pleinement son rôle, «l’art au grand air, qui favorise toujours une participation, une initiative propre, permet à une personne de s’individuer, de compter pour une, à ses propres yeux et dans les yeux des autres, sans se sentir interchangeable».

Référence

Cerf, Juliette, et Zask, Joëlle, 2025, «“L’art au grand air favorise toujours une participation, c’est une école de la démocratie”, dit la philosophe Joëlle Zask », Télérama 3920, 26.02.2025, pages 38-41.

Consulter l’entretien (sous condition) sur www.telerama.fr.

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Photographie d’illustration: Cathy Verine.