L’AFONT rapproche les témoignages tantôt complémentaires, tantôt opposés, de trois artistes contemporains. Ils permettent de rappeler que les formes sont le territoire commun de la vue et du toucher, et que la vue peut seulement pressentir les textures tangibles. …

 

En gros plan, deux mains de sculpteur sont posées, à plat, sur une poterie sèche. Les deux mains sont tachetées d'argile sèche, sur le dos et les doigts. La poterie est une énorme sphère posée elle-même dans ce qu'on devine être du sable. Sa texture n'est pas lisse, elle est parcourue de reliefs de petits carrés, comme un filet, à la manière d'une balle de golf. Au second plan, on aperçoit des rangées de ces mêmes sculptures. Les mains sont posées sur le haut de la sculpture, comme si le sculpteur s'appuyait, penché, dessus.

 

 

Deux notes préalables

Les textures sont seulement pressenties par la vue

Christine Ehm définit ainsi cette propriété de la matière: «la texture (du latin textura “tissu”) est ce qui donne aux matières leur “grain” particulier, indépendamment de la forme et de la couleur». Mais les détails qu’elle donne ensuite sur son utilisation par la vue ne répondent pas à cette définition: «plus une texture est éloignée de l’observateur, plus elle paraît dense: l’image d’une plage de galets n’est pas vue comme un empilement de cailloux, les plus petits reposant sur les plus gros, mais bien comme une étendue uniforme s’étendant à perte de vue. […] Sauf si une attention soutenue est demandée, le cerveau fait l’économie d’une analyse de détail et “invente” la texture à partir des jeux d’ombre et de lumière» («Texture», dans L’ABCdaire des cinq sens, Flammarion, 1998, page 106).
Par l’exemple de «la jambe nue d’un éphèbe», Éric Delaclos montre ci-dessous ce que cette «invention» visuelle peut avoir d’approximatif. Il conclut: «il semble que le travail des sens soit partagé entre texture [tactile] et structure [visuelle], mais aucun résultat n’est possible sans l’union fusionnelle des deux».

Les formes sont le territoire commun de la vue et du toucher

Malgré des différences d’approche, François Chauvin et Éric Delaclos* se rejoignent sur la mise en interaction des sensations (tactiles et visuelles), des idées et des gestes dans le processus créatif. Sans préjuger de la qualité des productions réalisées par Jean-Marc de Pas, que nous ne connaissons pas encore, nous devons exprimer de profondes réserves sur la formulation de sa démarche. Son texte montre bien comment recourir au toucher l’aide à traverser la paroi de verre déformant érigée par l’histoire culturelle visuocentrée. Mais pour ce faire, il confond «la vue» avec «la forme» ou «la représentation», et le toucher avec «la pâte», «le monde de la matière», allant jusqu’à se croire «à l’intérieur de la sculpture» quand il la palpe sans la regarder.
De nombreux articles de notre site rappellent que le tact suppose la différence de deux corps, donc une distance, même si elle est beaucoup plus minime que celle de la vision. D’autres auteurs montrent que le toucher procure une perception spécifique des formes (lire notamment Jean Paulhan) et permet des catégories particulières d’abstraction (lire notamment Paul Valéry).
*Internet ne fournit aucun résultat pour le nom Delaclos en un seul mot. Nous supposons donc que le sculpteur cité est Éric de Laclos, avec particule détachée, qui travaille à Champagny en Côte d’Or.

«Quel toucher pour la sculpture?

«Une partie de mes créations prenant la forme de sculpture, j’écris ces quelques lignes au titre de longues heures au contact avec la matière. Avec quoi je sculpte?
«Tout d’abord, je sculpte avec mes pieds et avec mes fesses! Avec mes appuis. Et de ces appuis dépendent mon inspiration, dans tous les sens du terme, et aussi mon expiration, la projection dans la matière, qui elle-même demande un appui. Sur certaines techniques, comme la soudure, l’inexpérience me fait rechercher un calage précis de la pièce. Et mon corps est raide, crispé. Sur des techniques que je maîtrise mieux, comme la taille de pierre, je me surprends à sculpter en équilibre des blocs eux-mêmes instables. Il n’y a pas de bonne réponse, tout peut être de guingois: la posture, l’appui de la pierre. Juste une conscience de sa posture et de l’influence que cela peut avoir sur le résultat artistique. Et aussi peut-être sur la fatigue, l’attention et les séances d’ostéopathie réparatrices.
«Je sculpte aussi avec ce qui me touche.
«Ma surface tactile, c’est bien entendu des sensations physiques, dont le toucher de la matière, mais ce sont aussi des idées, des sensations, des insights [intuitions?]. Il s’agit là de formes subtiles du toucher: je renvoie à l’article de Valérie Merot. C’est là que je me mets en résonance et que je transmets quelque chose à la matière.
«Et les mains? Je n’ai pas de talent manuel, mais de longues heures de pratique où mes mains ont appris et mémorisé des séquences de gestes. C’est mon intelligence artificielle qui me propose en permanence des solutions, sans que je fasse usage du regard. Sculpter, c’est d’abord faire face à une quantité incroyable de microdécisions qui permettent de faire le lien entre une intention initiale et une œuvre qui est en train de se réaliser… et des contraintes.
«Et là, je remercie jour après jour mes mains pour ce qu’elles savent et pour ce qu’elles font !
«Je résume: le ciel, la tête, le cœur, la respiration et les mains sont à l’œuvre.
«Il n’y a pas d’ordre. Si je suis à 100% dans les mains, mes pièces n’expriment rien et ma valeur ajoutée n’est pas là. Si je suis à 100% ailleurs que dans les mains, je suis dans le pur concept. Ce serait plus simple, mais tellement désincarné.»
François Chauvin, 2024, inédit, pour l’AFONT.

«La main sujet/objet

«[…] Lorsque les mains sont utilisées pour la préhension, un sculpteur les oublie naturellement. Elles ne sont qu’un intermédiaire docile entre la pensée muée en volonté et l’outil qui entame la matière. On ne devrait d’ailleurs pas dire « avoir l’outil en main », mais « avoir l’outil en corps ». Le corps dans son ensemble participe à l’effort et au juste coup: les deux bras, le dos, les muscles du ventre et les jambes nécessaires à l’équilibre et au positionnement du centre de gravité. Pour ce qui est de la préhension, les mains du sculpteur ne se différencient guère, dans leur relation avec la volonté, de celles d’un autre métier manuel –ferronnier ou jardinier.
«Cependant, la main ne doit pas être réduite à un rôle de porte-outil, elle peut être l’outil elle-même. Frapper le bois à l’aide d’un maillet, c’est se résoudre à accepter que chacun des coups de gouge laisse au départ de la coupe une fine marque correspondant à la fois à la ligne du tranchant de l’outil et au choc premier du coup: la cicatrice du temps dans l’espace de la matière. Une sculpture réalisée uniquement à l’aide d’un maillet serait couverte de ces traits-stigmates invisibles de loin et perceptibles de près. Afin d’éviter ces marques, et lors de la finition, le sculpteur utilise sa main directement pour frapper la gouge ou le ciseau. Le seul endroit o* l’on puisse agir ainsi efficacement se situe dans la dépression qui marque la séparation des éminences thénar et hypothénar, un peu au-dessus du pli de flexion du poignet. À cet endroit, le manche de l’outil peut être frappé par la zone plus ferme du massif carpien. Bien entendu, la sensation est ici très différente de celle d’un maillet tenu par la même main. Le choc n’est plus transmis par la vibration de l’outil se répercutant dans l’intérieur même du corps, le toucher est mis directement à contribution. Suivant la force du coup et la durée du travail, la sensation peut être indifférente, désagréable ou douloureuse. La main-outil possède exactement le niveau de fermeté/élasticité nécessaire pour retirer un fin copeau de bois sans que le coup soit marqué. Il n’est pas question ici de savoir-faire, mais d’opportunisme: la main est un outil qu’on a toujours sous la main et qui remplit, dans le cas présent, un service qu’aucun objet manufacturé ne saurait remplacer.
«De façon plus subtile, le toucher est également mis à contribution pour les finitions, que ce soit pour la pierre ou le bois. Il s’agit cette fois de déceler les imperfections d’une surface régulière. Par exemple, si je sculpte la jambe nue d’un éphèbe dans la pierre calcaire de Bourgogne, il me faut obtenir une surface unie aux courbes régulières rappelant la fermeté des chairs d’un jeune homme. Or le calcaire, composé de lits de sédimentation successifs, est rarement d’une homogénéité parfaite et, en dépit de mon attention, il arrive que le ciseau crée d’imperceptibles ondulations. Imperceptibles pour lors, mais que la lumière capricieuse dévoilera un jour ou l’autre, affublant le garçon d’une cellulite malvenue. L’œil ne suffit plus, il faut effleurer la pierre du bout des doigts pour déceler ces éventuels défauts. Presque instinctivement, les paupières se ferment, le regard devient interne. Entre la main et le cerveau, l’espace semble se rétrécir au point de disparaître. Il n’est pas question de plaisir puisque la pierre est factice et que je ne suis pas homosexuel, il y a plutôt la curiosité de l’exploration. Saisir les reliefs les plus ténus sans l’aide des yeux devient un voyage minuscule et éphémère dont la mémoire conserve longtemps l’empreinte.
«Néanmoins, le sculpteur, dans le cas présent, ne se différencie guère d’un carrossier qui, les yeux clos, caresse l’aile de la voiture qu’il vient de redresser.
«Quittons les matières dures par nature pour choisir, cette fois, celles qui ne se raffermissent qu’après dessiccation: l’argile et le plâtre. L’argile me conviendra mieux car elle est, dans un premier temps, travaillée sans outil, à main nue. Deux sens participent simultanément au modelage: le toucher et la vue. J’ignore comment cela est coordonné, mais l’efficacité est remarquable. Le toucher (bien souvent l’extrémité des phalanges) envoie continuellement les informations relatives à la consistance de la matière: trop humide ou trop sèche, homogène ou hétérogène. La vue envoie tout aussi constamment à la main les directives quant à la forme à adopter. Il semble que le travail des sens soit partagé entre texture et structure, mais aucun résultat n’est possible sans l’union fusionnelle des deux. Une argile trop humide ou trop sèche ne permet pas de réaliser la forme désirée. Y aurait-il donc ici la singularité recherchée, un rapport spécifique entre la main du sculpteur et son cerveau?
«Non, car le potier ne fait pas autrement, peut-être même est-il plus rompu à cet exercice […].»
Éric Delaclos, 2023, dans Dorian Chauvet, Histoires de nos mains en quatre-vingt-dix portraits étonnés, Paris, Le cherche midi, pages 114-115.

«Un aveugle de carnaval

[Le texte original est disposé en vers libres, que nous raboutons pour faciliter la lecture.]
«La main aveugle
«Il m’arrive parfois de fermer les yeux pour mieux «voir» avec mes mains.
«Mon attention se concentre sur le toucher, je voudrais devenir main, exclusivement main… pour chercher au-delà des apparences.
«Mais il ne suffit pas de baisser les paupières pour entrer dans le royaume de la main.
«J’ai beau fermer les yeux, je continue de voir: il y a tant d’images dans ma mémoire, que le spectacle du monde se poursuit, même lorsque le rideau est tombé.
«Je crois pouvoir modeler en aveugle, mais mon esprit n’est pas vierge de toute vision. Il transcrit aussitôt, en images virtuelles, la composition que mes mains jouent dans l’argile.
«Le non-voyant absolu, celui dont les yeux jamais ne se sont ouverts à la lumière du monde, lui, peut bien écarquiller ses paupières, il ne voit pas. Sa main seule est vision. Douloureux privilège…
«Dans l’atelier, je fais l’expérience de modeler la terre en étant privé de la vue…
«Avec mon bandeau sur les yeux, je suis un aveugle de carnaval! Mais qu’importe, j’enfonce mes doigts dans l’argile, et je verrai bien.
«“Je verrai bien”, encore le langage de l’œil! Je veux l’oublier… Il faudrait que la forme que je modèle ne soit pas donnée à voir, mais à toucher…
«Privé de la vue, je crois être plus présent à la pâte, je suis dans le monde de la matière plus que dans celui de la forme.
«Mes doigts baignent dans l’épaisseur. Je m’éloigne, je crois, du souci de la représentation. Je me trouve à l’intérieur de la sculpture, il fait nuit, l’argile est noire, elle est belle, je crois que je deviens aveugle, c’est-à-dire que mes doigts développent leur propre vision, non inféodée à l’œil.
«Mes gestes sont plus doux, plus mesurés, ils ont perdu la violente assurance que leur confère le regard, mes mains triturent, la forme vient à tâtons.
«Maintenant je ne suis plus derrière mes yeux, je suis concentré entre mes doigts.»
Jean-Marc de Pas le Merse, 1995, Le Malléable et sa pétrification: essai poïétique sur une pratique sculpturale, thèse en Sciences de l’art, Université Paris 1, Atelier National de Reproduction des Thèses.

Lire aussi sur notre site l’introduction à l’Éloge de la main de Henri Focillon
et les lignes de force de celui de Jean-Philippe Pierron.

Consulter les sites de
François Chauvin,
Éric Delaclos,
et Jean-Marc de Pas Le Merse.

Photographie d’illustration: Nhimage24 pour Pixabay.com