Internet propageant plus facilement les idées reçues que les vérités scientifiques, l’Association pour la Fondation du Toucher (AFONT) réagit à une publication du site slate.fr qui circule déjà dans plusieurs réseaux. La réponse est plus nuancée que ce qui en est dit.

 

Élément totalement abstrait. Comme des rais de lumière vus à travers un kaléidoscope ou une diffraction. En diagonales qui partent du bas gauche au bord haut droit de l'image, des zébrures fondent les couleurs rouge et bleu en alternance aléatoire, sur fond noir ; quelques rayons sont blancs.

 

Les faits

Le 13 mai 2025, nous avons reçu par une liste de discussion un article posté le 5 mai par Alice Belkacem sur slate.fr, répercutant l’article de Tom Hale mis en ligne le 1er mai sur iflscience.com pour rendre compte d’une étude parue dans Communications Psychology. Le travail source n’est pas clairement référencé: on sait seulement qu’il a été «mené par des psychologues de l’Université du Wisconsin à Madison».
Le compte rendu en anglais aussi bien que sa rediffusion francophone font alterner des affirmations exactes et d’autres très ambigües concernant les métaphores de température «que même les aveugles de naissance utilisent sans jamais avoir perçu une seule couleur». D’un côté, il est exact de dire qu’«à force d’entendre ces combinaisons, même une personne non-voyante va internaliser l’idée que le rouge est lié à la chaleur». De l’autre, les phrases-clés de l’article sèment la confusion:

  • titre, «Pour les aveugles aussi, le rouge est “chaud” et le bleu est “froid” […]»
  • chapeau, «Une étude révèle que même sans jamais avoir vu, les non-voyants de naissance associent les couleurs à des sensations. […]»
  • légende de la photo, «Rouge brûlant, bleu glacial: pas besoin d’y voir clair pour le sentir»
  • derniers mots, «on peut donc connaître le monde visuel sans jamais l’avoir vu, grâce au “langage, spécifiquement sa structure distributionnelle, dans laquelle se trouve un riche réservoir d’informations sur le monde perceptif”, concluent les auteurs».

Les réponses d’une personne aveugle depuis la petite enfance

Nous répondons non, si on entend par «connaître» avoir une expérience personnelle assez précise et complète d’un phénomène. Par exemple, très peu d’êtres humains connaissent l’objet «Coronavirus» par sa couleur, sa forme ou ses mouvements, et aucun ne connaît sa consistance (cela conduit même certaines personnes à douter encore de la réalité de son existence.
Nous répondons oui, à condition d’entendre par «connaître» le fait de savoir intellectuellement que les couleurs existent et qu’elles constituent une échelle de degrés comparable, non pas terme à terme, mais globalement à d’autres échelles comme celle des textures, par exemple, allant du verre poli à la râpe à bois. Ou aussi, au sens où nous connaissons tous le phénomène Coronavirus parce qu’il a impliqué pour beaucoup d’entre nous des épreuves physiques et psychiques, un bouleversement temporaire ou définitif de notre mode de vie, etc. Mais encore, au sens où personne ne connaît la couleur, l’odeur ou la saveur de l’ocytocine, mais où celles et ceux qui connaissent son existence se réjouissent d’avoir ressenti l’attachement que cette hormone favorise.
Nous rappellerons brièvement avec Ferdinand de Saussure, fondateur de la linguistique actuelle, que les signes du langage sont arbitraires, et que nous donnons un sens à chaque mot en le mettant en relation, d’un côté, avec les autres mots de la langue en question et, d’autre part, avec l’élément du monde qu’il désigne ou qu’il commente. Ainsi, pour les personnes ayant perdu la vue précocement, le mot rouge est associé au chaud et à la catégorie générale de couleur grâce au langage, mais pas à une perception visuelle spécifique, puisqu’ils n’ont pas l’expérience de cette réalité: pour elles, le rouge n’a rien d’optique, mais elles savent intellectuellement que les personnes voyantes lui donnent une valeur chromatique.
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Demandons-nous enfin: qu’est-ce que le «monde visuel»? Quoi d’autre que la composante visible du monde? Donc principalement les couleurs, la lumière, les formes éloignées qu’elles rendent accessibles, les variations d’intensité des regards et les mouvements expressifs des visages. C’est beaucoup. Mais ce n’est en aucune manière le tout du monde. En fait, comme la «question» du rêve des personnes aveugles, ces formules fourre-tout révèlent l’obsession actuelle des personnes voyantes pour le visuel et leur difficulté à concevoir le monde en dehors de la vue. (Lire notre article Comment rêvent les personnes aveugles).

Bonus: une autre question étrange léguée par l’histoire

Dans la section 23 de son article «Tact» pour l’Encyclopédie (1765), le médecin Louis de Jaucourt écrivait: «il ne faut pas s’imaginer que l’art du toucher s’étende jusqu’au discernement des couleurs, comme on le rapporte dans La République des lettres (juin 1685) d’un certain organiste hollandais; et comme Bartholin dans les Acta medica Hafniensia, année 1675, le raconte d’un autre artisan aveugle qui, dit-il, discernait toutes les couleurs au seul tact».
Plusieurs auteurs ont expliqué ces cas par la sensibilité aux microvariations de température produites par la réflexion de la lumière. Le plus probable est que les personnes mentionnées avaient appris la couleur de certains objets et qu’elles distinguaient ces objets (et non leur couleur) par des caractéristiques tangibles, comme leur place, leur texture, leur forme, etc. (Lire Jaucourt, le tact dans l’Encyclopédie).

Consulter le texte français sur slate.fr.

Photographie d’illustration: Geralt pour Pixabay.com