«J’ai rencontré des gens qui sont nés aveugles. Qui n’ont jamais vu. Je leur ai demandé quelle est pour eux l’image de la beauté». Bertrand Verine s’arrête sur 9 des 23 réponses retenues par la photographe, qui évoquent ce que peut être la beauté pour le toucher. …
En 2012, les éditions Actes Sud ont repris en album les textes et les images des trois expositions de la photographe Sophie Calle concernant la cécité. Il s’agit d’un travail artistique dont nous ne connaissons pas les sources documentaires et leurs contextes, et dont je ne commenterai pas les éléments visuels. Je m’attacherai à quelques-unes des paroles soumises à la méditation du public lors de la première exposition. Il est vrai qu’elles ont été sélectionnées et peut-être en partie reformulées par l’artiste, mais elles présentent l’intérêt de questionner l’emprise des canons visuels sur la conception de la beauté.
Pour citer cet article :
Verine, Bertrand, 2025, «Relire «Les Aveugles» de Sophie Calle (1986)», disponible sur http://fondationdutoucher.org/relire-les-aveugles-de-sophie-calle-1986.
Nous ne savons pas non plus si l’album de 2012 respecte, ou non, la succession de la série exposée en 1986, mais il est frappant de constater que cette section s’ouvre sur une boutade et se clôt sur un cri:
«La plus belle chose que j’ai vue, c’est la mer, la mer à perte de vue» (page 10) ;
«Le beau, j’en ai fait mon deuil. Je n’ai pas besoin de la beauté, je n’ai pas besoin d’images dans le cerveau. Comme je ne peux pas apprécier la beauté, je l’ai toujours fuie» (page 54).
Rappelons qu’il n’y a rien d’étonnant dans le fait que beaucoup de personnes aveugles emploient aussi souvent que leurs interlocuteurs voyants le verbe «voir» dans ses sens figurés d’[être en présence de], [se rendre compte que], [avoir connaissance de], etc. Mais comment ne pas entendre une intention sarcastique dans le voisinage immédiat entre la précision de Sophie Calle «qui n’ont jamais vu» et l’emploi par le premier témoin cité de «j’ai vu» et de l’expression «à perte de vue», jouant ici sur les sens de [jusqu’à l’infini] et de [sans perception visuelle]? À la fin du parcours, tout en répétant qu’il n’a «pas besoin» de beauté ni d’image, le dernier informateur parle pourtant de «deuil» et de «fuite»… Chacun à sa manière accepte l’idée qu’il n’existe pas de beauté sonore, tactile, olfactive ou gustative…
De fait, les douze textes que je ne citerai pas abondent en mention du blanc, du blond, du bleu, du vert que les interviewés ne connaissent que par ouï-dire et qui ne peuvent donc pas constituer «pour eux» l’image de la beauté. On y trouve aussi beaucoup de lieux que les personnes se font décrire, des célébrités dont on dit qu’elles sont belles, etc. Il est remarquable qu’aucune réponse ne soit auditive: cela entre en contradiction avec le stéréotype de l’aveugle forcément musicien et avec le fait que la musique, le chant des oiseaux, certaines voix sont socialement reconnus pour leur beauté spécifique, exaltée par de nombreux discours.
On peut supposer que le statut de photographe de Sophie Calle et l’utilisation du nom «image» dans sa question ont en partie orienté les réponses. Mais elles témoignent aussi de l’idée reçue que la beauté s’apprécie surtout (et parfois seulement) par les yeux. Le projet même de rendre visible ce que les aveugles trouvent beau peut à cet égard sembler ambigu. Cependant, les neuf témoignages ci-dessous contribuent à ébranler les préjugés.
Négocier avec le visuel
«Les moutons, c’est beau. Parce que ça ne bouge pas et que ça a de la laine. Ma mère, parce qu’elle est grande et qu’elle a de longs cheveux jusqu’au derrière.
Alain Delon» (page 28).
Dans sa naïveté, cet(te) enfant met sur le même plan des images tactiles qui lui sont propres, la consistance et la texture de «la laine» vivante ou des «longs cheveux» de sa mère, et un lieu commun du discours des voyants, la plastique d’«Alain Delon», qu’elle ou il ne pourra jamais connaître. Son témoignage est encadré par deux négociations plus explicites:
«Pour moi, la plus belle chose, c’est ce tableau. Mon beau-frère m’a dit: “C’est un bateau. Je te le donne si tu veux.” Je n’en avais jamais vu en tableau. Il y a un léger relief. Je sens trois mâts et une grand-voile. Je le touche souvent le soir. Le mercredi, il y a des émissions sur la mer, j’écoute la télé et je regarde ce bateau. La mer aussi, ça doit être beau. On m’a expliqué que c’est bleu, vert et que ça fait des reflets avec le soleil, qui font mal aux yeux. Ça doit être douloureux à regarder» (page 26).
«À soixante kilomètres de Cardiff, il y a sur la falaise une colline désertique. Un temps infernal, un terrain escarpé, de l’herbe rase –les fleurs m’ennuient, j’ai peur de marcher dessus. Je l’ai photographiée. J’ai été frappée par la beauté de ce paysage désolé. Je l’ai photographié. La photo ne rendra pas le vent, mais peut-être l’impression d’immensité.
Je me souviens aussi d’un bas-relief du Moyen Âge qui représentait le feu, avec des flammes en pointes comme des épées. Des flammes en pierre. J’étais éblouie» (page 30).
Le premier témoin cherche un compromis entre la perception commune et la sienne propre. Il désigne génériquement ses sensations par «voir» et «regarder», mais les spécifie par «sentir» et «toucher» le tableau, puis «écouter la télé». Son admiration porte cependant sur deux objets valorisés par la vue qu’il a du mal à appréhender de manière personnelle: un «tableau», dont il ne perçoit que quelques détails, et «la mer», qu’il ne décrit que par ses couleurs et sa lumière, sans évoquer aucune de ses nombreuses qualités non visuelles. Dès lors, la beauté devient une supposition («ça doit être beau») et demeure un mystère («ça doit être douloureux à regarder»).
Symétriquement, la seconde interviewée choisit d’abord un objet contre-intuitif dont elle peine à définir la beauté: «désertique, infernal, désolé» ne sont précisés que par «escarpé» et «ras». Elle s’en remet (trois fois) à la photographie pour espérer communiquer ce qu’elle a ressenti, tout en en doutant: «la photo ne rendra pas le vent, mais peut-être l’impression d’immensité». Le second objet choisi a pour particularité de proposer la représentation palpable d’un phénomène qu’on peut seulement regarder: la forme des «flammes», dont la «pierre» permet de figer le mouvement et d’éviter la brûlure. On remarque cependant que le témoignage se clôt sur la métaphore visuelle de l’«éblouissement».
Sous une forme très personnelle, l’informatrice suivante donne ce qui est sans doute une des raisons communes de ces contradictions:
«Cette vue, depuis mon balcon, en Haute-Savoie, ça fait une émotion esthétique de première classe. C’est là que je m’installe pour faire le vide et contempler. Pour regarder passer le temps.
La beauté, c’est l’harmonie. J’ai une mère qui m’a empêchée de toucher. Elle disait: “Touche pas, ça fait aveugle.”
La première chose que j’ai pu vraiment toucher fut un homme. Il était taillé à coups de serpe. Il était chauve, moustachu et vigoureux. Il s’appelait Gilbert. Il y avait chez lui une harmonie secrète des proportions. J’ai pensé qu’il était très beau… Je n’ai pas gardé de photo de lui» (page 34).
L’interviewée évoque d’abord ce qu’elle pense être beau pour autrui, et notamment pour l’enquêtrice: une «vue» de montagne, devant laquelle elle s’«installe» non pas pour la ressentir en tant que telle, mais «pour faire le vide et contempler. Pour regarder passer le temps». Ce n’est pas rien, mais cela pourrait s’obtenir par d’autres voies, comme la méditation, et ce n’est pas le propre de l’expérience esthétique, qui est avant tout la perception augmentée d’un objet. La voix de la mère formule ensuite, de manière sobre et synthétique, un interdit social qui est, en réalité, double. Non seulement ne pas accéder au monde, mais ne pas se montrer telle qu’elle est: «touche pas, ça fait aveugle». Finalement, cette femme n’a pu commencer à «vraiment toucher» et à percevoir «une harmonie secrète des proportions» qu’en prenant un autre risque, celui de la relation sexuelle (qui constituait sans doute, à cette époque et dans son milieu, également un interdit).
Beautés tangibles
«La plus belle chose que j’ai vue, c’est un moulage du Christ de Vézelay. La beauté absolue, le relief était assez touchant. Je me souviens qu’on lui voyait les cheveux sur le crâne, et, sur le tronc, le sang coagulé. J’aimerais tant le revoir» (page 52).
«Au musée Rodin, il y a une femme nue avec des seins très érotiques et des fesses géniales. Elle est douce, elle est belle» (page 32).
Ces deux témoignages ont pour objets des représentations valorisées par la culture visuelle dominante: le «Christ» d’une des plus célèbres basiliques de France et une «femme nue» modelée par un des sculpteurs français les plus reconnus. Mais ils multiplient les marques d’un ressenti personnel intense: «la plus belle chose, la beauté absolue» d’une part, «très érotiques, géniales» d’autre part. Ce ressenti est tactile comme l’indiquent, en l’occurrence, «touchant» et «douce», même si les deux mots pourraient produire des sens différents dans d’autres contextes. Une trace plus implicite de cette tactilité est l’attachement à certains détails sur lesquels n’insisteraient pas forcément un informateur voyant: «des seins, des fesses» d’un côté, «les cheveux, le sang coagulé» de l’autre.
Cette forte implication subjective ressort d’autant mieux de trois autres textes qu’elle porte sur des objets non artistiques, hors des hiérarchies partagées:
«L’homme avec lequel je vis est ce que je connais de plus beau. Mais il lui manque dix centimètres. La perfection, je ne l’ai pas rencontrée. J’aime les hommes baraqués. C’est une question de forme, une question de volume. Les traits du visage ne me touchent pas beaucoup. Le corps d’un homme mince et musclé me convient esthétiquement» (page 44).
«Les cheveux, c’est magnifique. Surtout ceux des Africains. Dans les longs cheveux des femmes, je m’enroule, je fais le chat et je miaule.
Ma carrée, elle est oblongue. Y a rien, c’est propre. Un Frigidaire et du gazon à la fenêtre. Elle est belle, enfin je la crois comme ça et je crois ce que je veux» (page 36).
«La fourrure de lynx. Il y a quelque chose d’absolu dans cette fourrure. L’alliance d’une infinie vigueur de bête fauve que l’on sent encore vivante et de l’infinie douceur de son poil. Ça ne peut être que beau, c’est une certitude» (page 22).
La tactilité demeure implicite dans le premier témoignage, qui emploie le verbe «toucher» au sens émotionnel, et non au sens perceptif; mais l’informatrice énumère des qualités connaissables aussi bien par la peau que par le regard: «baraqués, forme, volume, mince, musclé». L’interviewé suivant donne une version hyperbolique de son toucher: «je m’enroule, je fais le chat». La dernière personne citée répète le nom «fourrure», qui se distingue du poil, de la peau ou de la robe par ses qualités tangibles, en l’occurrence sa «douceur» et le fait qu’«on sent» la bête encore vivante.
Tous trois assument très fortement leur opinion. La première de façon personnelle et sereine, en distinguant ce qu’elle n’a pas «rencontré» ou ce qui ne la «touche» pas, d’un côté, ce qu’elle «connaît de plus beau», qu’elle «aime» ou qui lui «convient esthétiquement», d’autre part. Le second de manière très offensive: «elle est belle, enfin je la crois comme ça et je crois ce que je veux». La troisième sous une forme plus universelle, en souhaitant faire partager ce qu’elle sent d’«absolu» et d’«infini» à tout un chacun, donc implicitement à celles et ceux qui perçoivent (aussi ou seulement) par la vue: «ça ne peut être que beau, c’est une certitude».
Référence
Calle, Sophie, 1986, «Les Aveugles», dans Aveugles, Arles, éditions Actes Sud, 2012, pages 9-55.
Bertrand Verine
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Photographie d’illustration: Couverture de l’ouvrage chez Actes Sud.
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