Les jurés lycéens font sensation en attibuant leur Goncourt à Madeleine avant l’aube, alors que tous leurs collègues adultes ont manqué une chance de reconnaître une autre autrice au sommet de son art avec Frapper l’épopée. En voici quelques feuilles croquantes.
Sandrine Collette, 2024, Madeleine avant l’aube, éditions JC Lattès
Sandrine Collette excelle dans les scènes de course et de peur qui émaillent chacun de ses romans. Elle est plus généralement attentive aux sensations cutanées et musculaires de ses personnages.
Et d’un coup, un nouvel hiver les cueille sans prévenir.
Dans la nuit du six janvier, les flux d’air polaire qui ont commencé à pétrifier la campagne la veille font brutalement chuter les températures vingt degrés en dessous de zéro. Le vent glacial aggrave le sentiment de froid qui saisit alors les hommes et les bêtes. Ce transpercement indescriptible donne l’impression de geler jusqu’aux os: les vêtements ne servent à rien tant l’air s’infiltre partout en meurtrissant les chairs qui se figent à l’intérieur. Même respirer se fait à petits coups pour ne pas se brûler les sinus et la gorge. Les doigts de Madeleine sont gourds et elle souffle dessus avec l’illusion de les tiédir; elle craint qu’ils ne tombent à force de ne plus les sentir. Encore une fois, ils abandonnent les champs.
Ils patientent deux jours avant de retourner aux cultures dévastées, se relayant pour marcher devant, deux en tête et les deux autres suivant les yeux fermés pour échapper au gel qui leur colle les paupières et leur fait pleurer des larmes de glace. Ils ont enroulé autour de leur tête des tissus arrachés aux chemises. Le froid cogne à leurs tempes et dévore leurs oreilles avec des sifflements qui remontent jusqu’au creux des crânes. Les parcelles de leur peau qui ne sont pas couvertes –sur le point de tomber en lambeaux. Jamais ils n’ont été confrontés à un air qui porte tant de froid; jamais ils n’ont pensé qu’ils pouvaient mourir du temps qu’il fait mais ils le croient tous ce jour-là, sidérés par la violence du blizzard, par leur solitude dans un monde qui se nimbe de voiles blancs et opaques et leur vision qui s’interrompt à quelques mètres.
Dans les champs, le désastre est annoncé: toutes les pousses qui avaient survécu à la pluie ont gelé. La terre a durci si vite qu’ils n’écrasent déjà plus les mottes de terre en marchant dessus. Ils rentrent en tremblant et Germain dit qu’il faut compter les sacs de farine, ils encaissent coup sur coup le mauvais été et la destruction des semences d’automne, le printemps ne donnera rien, il dit que les greniers seront bientôt vides, que le père avait raison, ils ne feront pas l’hiver, la faim qui les a toujours tenus va cette fois les tuer.
Cet hiver-là les met à genoux. Des semaines entières s’écoulent sans que la terre dégèle, le sol est dur comme un rocher qui aurait poussé sur le monde. [pages 154-156]
Alice Zeniter, 2024, Frapper l’épopée, éditions Flammarion
L’écriture d’Alice Zeniter met les lecteurs en empathie avec des personnages très différents. C’est particulièrement le cas dans Frapper l’épopée, qui fait alterner les ressentis d’une protagoniste métisse et de personnages kanaks d’aujourd’hui avec ceux de leurs ancêtres kanaks, français ou algériens. Cette empathie passe parfois par la peau ou par les muscles.
Rêves tactiles
[…] FidR a des rêves sur la prison. Dans ses rêves, la prison est faite de différentes matières qui restent dans les mains des prisonniers quand ils veulent saisir les barreaux pour les secouer et crier. Parfois, les rêves sont tendres et les barreaux sont de feutrine et de plumes. Parfois, les rêves sont suffocants, les barreaux collent et la peau des mains s’arrache quand les prisonniers veulent s’échapper. Pour chasser les images au réveil, FidR inspire et expire par le nez très rapidement jusqu’à ce qu’elles sortent. [pages 119-120]
Gravir le mont Mou
Tass recommence à grimper, la pente s’accentue. Elle s’agrippe aux arbustes qui se font plus nombreux pour se hisser, un pas après l’autre, et les senteurs de sève et de feuilles froissées s’accumulent sur ses doigts, les petites douleurs aiguës causées par les épines, une goutte de sang vite léchée sur la pulpe de l’index. Le chemin est presque devenu une goulotte verticale, Tass ahane. Ça ne devrait pas durer trop longtemps. Elle cale ses pieds là où elle peut, dans des fentes, sur des aplombs, parfois ça roule et il ne lui reste que les prises des mains pour ne pas retomber. Voilà, elle a réussi à se hisser jusqu’au bout, le sol redevient plat, elle pénètre dans la forêt moussue.
Ici, il fait frais et humide, tout paraît pris dans la rosée et le brouillard depuis le jurassique. Tass avance entre des araucarias aux silhouettes noires et splendides contre les nuages blanchâtres. Ses pieds traversent des couches d’humus décomposé entre les racines énormes. Ce qu’elle saisit quand elle a besoin de grimper à nouveau se désagrège, vert, brun, gluant. Le paysage est un ensemble de sécrétions anciennes qui se presse contre ses paumes, s’écrase entre ses doigts, exhalant une odeur sucrée. Elle repère les passages de [son frère] Ju aux toiles d’araignée déchirées qui pendent des branches en dentelles poisseuses, brutalement dérangées par les randonneurs dans leur lente élaboration. [pages 165-166]
Sol, air, eau
Elle avance jusqu’au bout du ponton pour plonger mais, arrivée à la dernière planche, elle s’arrête, vacille un peu, les orteils qui se crispent puis se détendent, comme s’ils cherchaient à quitter le reste de son pied, de grosses chenilles retenues par leur extrémité mais qui continueraient de cheniller –comment est-ce qu’on appelle ce mouvement que font les chenilles? se demande Tass, ça ne peut quand même pas s’appeler «ramper», c’est trop particulier– et râpant, chaque fois, la surface irrégulière du bois, laissant un peu de sueur, parce qu’elle a les pieds moites, parce qu’elle a un peu peur, ça fait longtemps qu’elle n’a pas plongé d’ici et peut-être qu’elle a perdu son laisser-passer, que la mer ne voudra pas d’elle, restera fermée, surface rigide sur laquelle Tass va se rompre le cou. Elle fait quelques va-et-vient à l’extrémité du ponton, craignant que son immobilité soit remarquée par les rares nageurs et le groupe qui boit des bières sur la plage, que sa fixité de bout de ponton entraîne des commentaires, des encouragements moqueurs, eh ben va « ‘y, saute ! Tu vas y passer la journée? Mais Tass ne sait pas si elle n’est pas devenue trop respectable –trop adulte, clairement, avec son maillot de bain une pièce à balconnets– pour qu’on lui crie ce genre de choses.
Finalement, elle plonge. Son pied droit pousse de travers sur la planche, un peu trop avancé, l’arête lui scie la plante du pied et l’empêche de donner toute sa force, alors que le pied gauche, lui, fait son travail, il démarre le plongeon comme il se doit, pleine balle, et Tass décolle maladroitement, déjà déséquilibrée. Elle réussit à se rattraper, à se ramasser dans l’air en forme d’accent circonflexe puis à basculer vers l’avant d’une contraction, elle file tête la première désormais, les jambes bien alignées derrière, les pointes tendues, même celle du pied droit, et quand elle entre dans l’eau, rien n’a changé depuis l’enfance, elle a l’impression que les bulles forment une cape qui part de ses épaules et remontent jusqu’à la surface, elle est Superman doublée d’un requin, elle est une onde qui se propage, elle est parfaitement à sa place. [pages 180-181]
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Photographie d’illustration: Montage des deux couvertures officielles.
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