À l’entrée Blottir, très peu de dictionnaires français proposent une définition du type: rechercher le contact corporel avec quelque chose ou quelqu’un pour produire du bien-être physique et/ou affectif. Ce sens tactile existe pourtant depuis 1844. Démonstration.
Notre site http://fondationdutoucher.org donne régulièrement des exemples de rôles sous-estimés du tact. Au fil de ses recherches, Bertrand Verine a rencontré cette négligence jusque dans la définition de certains mots par les dictionnaires. C’est notamment le cas pour la famille du verbe blottir, sur laquelle il a présenté, en 2023, une communication au colloque «La Perception en langue et en discours», dont le texte vient de paraître dans le périodique slovaque Nová Filologická Revue. En voici une synthèse illustrée.

Un banc en bois sur le palier d'une maison à Istanbul. Posés sur un coussin, trois chatons sont imbriqués les uns dans les autres, endormis. Formant une seule boule blanche et noire, on dirait un chat à trois têtes.

Observation des dictionnaires

Les mouvements d’autrui (et parfois ceux de notre propre corps) sont visibles (ou, moins souvent, tangibles) et représentés de l’extérieur. Mais nos propres mouvements sont aussi, et devraient être surtout, sensibles et décrits de l’intérieur, comme l’a notamment montré Richard Shusterman. Or presque tous les dictionnaires restreignent la définition de blottir à une action externe ayant pour résultat une position qui rend le corps blotti moins volumineux et/ou moins visible:

  • «Se tapir, se cacher en quelque lieu étroit, se mettre, se ramasser en petit volume.» (Furetière, 1690)
  • «S’accroupir, se mettre, se ramasser tout en un tas.» (Trévoux, 1771)
  • «S’accroupir, se ramasser en un tas, de manière à tenir le moins de place possible. […] Par extension. Se cacher, se réfugier.» (Bescherelle, 1845)
  • «1. Se replier sur soi-même […]. 2. Chercher refuge auprès de […].» (Petit Larousse, 2011-2022)
  • «1 Se ramasser sur soi-même, de manière à occuper le moins de place possible. […] 2 Chercher à se mettre à l’abri, en sûreté en se ramassant sur soi-même. Cacher (se), réfugier (se). Se blottir contre quelqu’un. Presser (se), serrer (se serrer contre). Se blottir contre l’épaule de quelqu’un, dans ses bras…» (Grand Robert [en ligne], 1994-)

On constate que l’action externe aboutissant à une position «repliée», «accroupie», «ramassée» ou «tapie» est le principal trait retenu. Le trait de «se cacher» apparaît dès Furetière (1690) et devient un sens «par extension» chez Bescherelle (1845), singularisé par le nombre «2» dans les ouvrages les plus récents. L’harmonique émotionnelle «se réfugier, chercher ou trouver refuge / abri» est incluse dans cette seconde acception par Bescherelle, et le Robert, alors qu’elle la remplace dans le Petit Larousse.
Et pourtant… Bescherelle conclut son article par cette précision énigmatique: «Se tapir exprime l’intention de se cacher. On se tapit derrière une haie, dans un coin, avec l’idée de n’être point vu. Un enfant se blottit dans son lit; il ne se tapit pas, il n’a pas l’intention de se cacher». Que fait-il donc? Il a fallu presque 140 ans pour commencer à résoudre la contradiction. En effet, seuls quelques-uns des nombreux dictionnaires des éditions Larousse ont jugé utile de créer, à partir de 1982, une entrée autonome «Blottir. Verbe transitif. Familier. Presser avec tendresse une partie de son corps contre quelqu’un, quelque chose: Blottir sa tête contre l’épaule de sa mère.»
On observe la limitation d’emploi posée par «Familier», alors que l’étude des occurrences attestées à l’écrit montre que cette définition correspond également à de nombreux emplois de la forme pronominale se blottir et du participe adjectif blotti, dans des contextes au registre soutenu et dès les années 1840.

Emplois tactiles dans la littérature

Pour tenter de comprendre le manque de ce sens dans les dictionnaires, j’ai relevé les 1649 occurrences de cette famille lexicale dans la base informatique Frantext, qui permet de consulter la majorité des textes publiés en français depuis le 16ème siècle. On y constate une augmentation presque continue du nombre d’emplois de blottir et blotti au fil des décennies et, parmi eux, la forte progression du sens tactile puisque, malgré de légères irrégularités, il passe du quart au tiers, puis à près de la moitié des occurrences, pour atteindre un sous-total de 404 cas. C’est à Flaubert qu’on doit l’exemple le plus ancien dont le contexte explicite de nombreuses composantes propres au toucher:

[1] [en promenade sur une jetée] «C’était une vieille pelisse de satin noir, avec des manches et un capuchon, ouatée, doublée d’hermine parsemée de taches brunes, un vêtement souple et bon, plein de molles caresses et de douceurs chaudes; elle [Émilie] l’ouvrit d’un côté et en enveloppa Henry qui, s’abaissant sur ses jarrets, lui enveloppa la taille de son bras gauche et se blottit contre elle pour se réchauffer à la chaleur de son corps; ils s’amusèrent tous deux à ce geste câlin d’enfant.» (Flaubert, La Première éducation sentimentale, 1845)

Dans cet extrait, «se blottit» ne peut être remplacé ni par s’accroupit –puisque le personnage «s’abaissant sur ses jarrets» reste debout–, ni par se cacha –puisque, dans le contexte large, le couple est éclairé par les phares de la côte. La finalité première, purement tactile, est donnée par la précision «pour se réchauffer à la chaleur de son corps», qui fait écho aux caractérisations «doublée d’hermine» et «plein […] de douceurs chaudes» dans la description de la pelisse. Ce vêtement est décrit par sa forme, ses matières et sa couleur, mais surtout par sa consistance «ouatée, souple, plein de molles caresses». L’action est préparée par le double mouvement d’envelopper, dont les implications à la fois tactiles, kinesthésiques et affectives sont finalement reformulées par «ce geste câlin».
De telles précisions permettent d’interpréter tactilement des occurrences beaucoup plus implicites ne correspondant à aucun des traits de définition posés par les dictionnaires et ce, dès avant la parution du premier Larousse:

[2] «–Elle va mieux», répondit [Mme de Mortsauf] en caressant la chevelure de la petite déjà blottie dans son giron.» (Balzac, Le Lys dans la vallée, 1844)
[3] «Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses, Et revis mon passé blotti dans tes genoux.» (Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1861)
[4] «Les pauvres groupes irlandais, vieillards, mères, jeunes filles presque nues, enfants, qui passent l’hiver en plein air sous l’averse et la neige blottis les uns contre les autres aux angles des maisons dans les rues de Londres, vivent et meurent mouillés.» (Hugo, Les Travailleurs de la mer, 1866)

Même si le contexte large de l’extrait 2 indique que la fillette de neuf ans en paraît trois de moins, on ne saurait considérer qu’elle se ramasse en un tas, ni qu’elle se cache «dans le giron» de sa mère: rappelons que, jusqu’au milieu du 19e siècle, «dans son giron» équivaut à notre actuel sur ses genoux. Il en va à plus forte raison ainsi pour le poète de l’exemple 3 «dans les genoux» de sa muse. Quant aux «groupes irlandais» du fragment 4, rien ne suggère qu’ils se recroquevillent, et se blottir ne les met à l’abri ni des regards ni des intempéries.

Trois décennies plus tard, l’occurrence 5 atteste le premier cas de personnage à la fois «blotti» et en mouvement, ce qui contredit la position figée décrite par les dictionnaires:

[5] «Les rendez-vous au pavillon de la Via Alfieri devenaient difficiles et dangereux. Le professeur Arrighi, que le prince fréquentait, l’avait rencontrée, un soir, tandis qu’elle [la comtesse Martin] allait par les rues désertes, blottie au côté de Dechartre.» (France, Le Lys rouge, 1894)

Je me concentre ici, en raison de leur richesse, sur les exemples interpersonnels, mais une occurrence comme 6 virtualise ce contexte pour lui substituer le blottissement contre un objet tactilement tiède, moelleux et/ou doux, qu’on retrouve dans les exemples 7 et 8:

[6] «La table est débarrassée, la porte close, on va dormir. Comme on est bien blotti, tout chaud, dans le lit bordé, aucune image sournoise ne s’obstine, aucun goût de baiser ne tourmente, la bouche est immobile contre le drap frais qui caresse, les jambes lasses sont droites et pudiques. C’est tout! on va dormir.» (Havet, Journal, 1918-1919)
[7] «Elle se blottissait le visage dans l’oreiller […]» (Romains, Mort de quelqu’un, 1911)
[8] «[…] on se blottit la tête dans un nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates […]» (Proust, Du côté de chez Swann, 1913)

Stéréotypes de genre

Les exemples 1 et 3 ci-dessus associaient blottir à des supports masculins. Il convient cependant de souligner que l’augmentation des emplois tactiles se fait principalement par la diffusion, à la fin du 19e siècle, et le maintien jusqu’aujourd’hui du stéréotype de la femme blottie contre un homme, déjà actualisé dans l’extrait 5. Le fragment 9 en offre une représentation tendre, et le 10 une interprétation cynique:

[9] «Il y a des conventions établies d’avance qui tirent des conséquences définies. J’en connais une de la plus pure tradition: la nuit, dans la chambre, une apparition blanche qui ne pouvant dormir, croit grelotter de froid quoiqu’il fasse chaud et vient se blottir auprès de vous. On devine à quels genres de fantaisies pousse l’insomnie avide de gestes et de nuances tactiles. Et pourtant il ne se passa rien qui dépassât les convenances et la plus pure poésie. Nous découvrîmes que nous étions encore des enfants.» (Tzara, Faites vos jeux, 1934)
[10] «Le train fantôme il est fait exprès pour les pelotages, les patins couffins, les mains au panier ! Il s’engage dans un long tunnel… des squelettes phosphorescents vous apparaissent subito dans le noir… étudié pour que les donzelles poussent des petits cris de frayeur et viennent se réfugier, se blottir contre leur chevalier servant qui en profite, le dégueulasse, pour jouer de la paluche perverse.» (Boudard, Les Enfants de chœur, 1982)

On remarque, dans l’extrait 9, le prétexte de «grelotter de froid quoiqu’il fasse chaud» et la mention des «nuances tactiles» que, contrairement à Flaubert, Tzara ne détaille pas. Dans le fragment 10, «se réfugier» indiquant l’action de rapprochement et la recherche de protection, «blottir» insiste sur la délicatesse assignée au tact féminin, tandis que «pelotages, mains au panier» et «paluche perverse» martèlent le stéréotype intrusif du contact viril.
Après avoir frôlé les deux tiers à la fin du 19e siècle, les supports féminins adultes de blottir se maintiennent continument entre 40% et la moitié des occurrences. Ces nombres sont d’autant plus significatifs qu’à chaque période, les supports des occurrences restantes se répartissent de manière variable entre hommes, enfants et animaux (exemples 15 à 17 ci-dessous), si bien que les supports masculins adultes n’atteignent jamais le tiers du total. On en trouve cependant des exemples y compris dans des contextes très éloignés de l’intimité personnelle ou relationnelle, comme dans l’extrait 11 où les soldats de la Première Guerre mondiale ne se voient pas, mais où le narrateur sent, de chaque côté de lui, une «épaule tremblante» et une «épaule inerte»:

[11] «Seulement nous blottir tous les trois sous nos toiles de tente rapprochées, contre mon épaule droite l’épaule tremblante de Bouaré, contre mon épaule gauche l’épaule inerte de Lardin… Et pour attendre quoi? Qu’il fasse jour? Que la pluie cesse? Que les obus ne tombent plus?» (Genevoix, Les Éparges, 1923)

On assiste également, dans les deux derniers quarts de siècle, à une timide augmentation des emplois où le pluriel indique un blottissement réciproque entre un homme et une femme, comme en 12 et 13:

[12, à l’issue d’une course-poursuite] «Il lui prend le visage, elle se jette contre lui. Un grand moment, ils restent blottis, enserrés, comme deux survivants après le cataclysme, respirant dans la chaleur et le frémissement du corps de l’autre.» (Thérame, Bastienne, 1985)
[13] «Ce soir, elle choisissait. Plusieurs fois, ils s’arrêtèrent en montant l’escalier. Juste se blottir. L’un, l’autre. Mains dans les cheveux. Soudés sans un mot. Sentir leurs forces. Se chercher. Se rassurer. Se deviner.» (Embareck, Sur la ligne blanche, 1984)

Les implications tactiles de blottir sont manifestées par «la chaleur et le frémissement» en 12, par «sentir leurs forces» en 13. Dans ce dernier exemple, «soudés» et «se deviner» peuvent renvoyer à des sensations et/ou à des sentiments.

Évolution des formes d’emplois de blottir

En 1845, Bescherelle affirmait: «ce verbe ne s’emploie jamais dans un sens actif. Aussi [Barthélemy] Imbert [1747-1790] a-t-il fait une grosse faute en l’employant activement dans ce vers: [le lièvre] “Blottit son corps en boule ramassé.”». Ce type de construction a pourtant commencé à devenir courant quelques décennies plus tard:

[14] «Elle se coule contre lui, et blottit au creux de l’épaule ses cheveux odorants […]» (Martin du Gard, Devenir, 1928)

Dans le même roman, Martin du Gard actualise l’occurrence 15 où on observe pour la première fois, à l’écrit, une inversion des rôles dans l’action: au lieu que A se blottisse (ou blottisse une part de lui-même) contre B, c’est B qui blottit A (ou une part de A) contre lui:

[15] «Halliez s’était silencieusement dévoué à blottir sur ses genoux Diogène, le chat de Siam aux extrémités calcinées, ordinairement locataire de l’unique fauteuil […]» (Martin du Gard, Devenir, 1928)
[16] «[…] elle s’arrêta tout à coup de danser, saisit comme avec emportement le petit toutou chéri, le blottit dans ses bras et l’étreignit.» (Guilloux, Le Sang noir, 1935)
[17] «Nanette avait blotti l’enfant contre elle et le berçant joue contre joue lui plaquait de grosses bises sous l’oreille […]» (Queffélec, Les Noces barbares, 1985)

On remarque l’enchaînement des processus tactiles et kinesthésiques de «saisir» à «blottir» puis «étreindre», dans le fragment 16, et de «blottir» à «bercer» puis «plaquer des bises», dans l’extrait 17.

Conclusion

On perçoit ainsi que les définitions de blottir ont bel et bien manqué, pendant un siècle et demi, d’une acception «3» du type: rechercher le contact corporel avec quelque chose ou quelqu’un pour produire du bien-être physique et/ou affectif. Cet accident industriel tient bien sûr, en partie, à l’énormité du travail de suivi de dizaines de milliers de mots, pour l’ensemble duquel on ne saurait trop remercier les auteurs de dictionnaires. Il est cependant révélateur d’un abus d’«objectivité», qui néglige non seulement la relation des usagers de la langue à leur environnement, mais aussi le sens attesté par les emplois effectifs. Un tel excès coïncide historiquement avec la montée en puissance, dans le discours académique, du visuocentrisme et de ce que l’historienne Nélia Dias caractérise comme la «réification des organes des sens» (2004, page 280).

Bertrand Verine

Références

Dias, Nélia, 2004, La Mesure des sens. Les anthropologues et le corps humain au XIXe siècle, Paris, Aubier.
Verine, Bertrand, 2024, «Extériorité des définitions versus réalité des usages: où va se blottir la subjectivité des lexicographes?», Nová Filologická Revue 2/2024, en ligne sur umb.sk.

Pour citer cet article :
Verine, Bertrand, 2025, «Se blottir, être blotti: des significations tactiles longtemps oubliées des dictionnaires», disponible sur http://fondationdutoucher.org/se-blottir-etre-blotti-des-significations-tactiles-longtemps-oubliees-des-dictionnaires.

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Photographie d’illustration: Cathy Verine.