L’œuvre de cet aviateur, romancier, journaliste, ingénieur et poète (1900-1944) reste trop souvent réduite à la formule: «on ne voit bien qu’avec le cœur». De nombreuses pages montrent que, pour lui, on sent également bien avec la peau. En voici un bref aperçu. …
Nous avons traité de la sensorialité dans les technologies aéronautiques récentes en chroniquant l’article de l’anthropologue Caroline Moricot. Saint-Exupéry donne à sentir les perceptions quasi originelles des premières générations d’aviateurs et d’aviatrices. En contrepoint de son univers très masculin, il est piquant de rappeler que le premier franchissement de la cordillère des Andes fut l’œuvre d’Adrienne Bolland en 1921, dix ans avant ceux de Mermoz et Guillaumet, à qui l’auteur rend hommage dans Tere des hommes.
Vol de nuit, prix Femina 1929
Ce «Vol» est un échantillon des trajets nocturnes de l’Aéropostale en Amérique du sud et à travers l’Atlantique, mais aussi des nuits d’amour dérobées aux pilotes et à leurs épouses. L’auteur a été directeur à Buenos Aires comme le personnage dénommé Rivière ; il a aussi été commandant de bord comme son personnage Fabien, qui va s’écraser, et comme les pilotes sans nom du courrier du Paraguay et du courrier d’Europe, que le récit suit en alternance.
Chapitre 1: le tact rend la machine habitable
[Note. L’auteur emploie le nom «carlingue» dans le sens très restreint de tableau de bord. On l’utilise parfois pour désigner le corps d’un avion, mais le Robert la définit comme «Partie du fuselage […] où prend place le pilote»; il ne donne pour synonyme ni «cockpit», ni «cabine», mais définit le cockpit comme «Habitacle du pilote. Cabine»].
Il [Fabien, pilote du courrier de Patagonie] enfouit sa tête dans la carlingue. Le radium des aiguilles commençait à luire. L’un après l’autre le pilote vérifia des chiffres et fut content. Il se découvrait solidement assis dans le ciel. Il effleura du doigt un longeron d’acier, et sentit dans le métal ruisseler la vie: le métal ne vibrait pas, mais vivait. Les cinq cents chevaux du moteur faisaient naître dans la matière un courant très doux, qui changeait sa glace en chair de velours. Une fois de plus, le pilote n’éprouvait, en vol, ni vertige, ni ivresse, mais le travail mystérieux d’une chair vivante.
Maintenant il s’était recomposé un monde, il y jouait des coudes pour s’y installer bien à l’aise.
Il tapota le tableau de distribution électrique, toucha les contacts un à un, remua un peu, s’adossa mieux, et chercha la position la meilleure pour bien sentir les balancements des cinq tonnes de métal qu’une nuit mouvante épaulait. Puis il tâtonna, poussa en place sa lampe de secours, l’abandonna, la retrouva, s’assura qu’elle ne glissait pas, la quitta de nouveau pour tapoter chaque manette, les joindre à coup sûr, instruire ses doigts pour un monde d’aveugle. Puis, quand ses doigts le connurent bien, il se permit d’allumer une lampe, d’orner sa carlingue d’instruments précis, et surveilla sur les cadrans seuls, son entrée dans la nuit, comme une plongée. Puis, comme rien ne vacillait, ni ne vibrait, ni ne tremblait, et que demeuraient fixes son gyroscope, son altimètre et le régime du moteur, il s’étira un peu, appuya sa nuque au cuir du siège, et commença cette profonde méditation du vol, où l’on savoure une espérance inexplicable.
Chapitre 15: avoir peur de ce qu’on sent, et peur de ne plus sentir
Il lui parut que la matière aussi se révoltait. Le moteur, à chaque plongée, vibrait si fort que toute la masse de l’avion était prise d’un tremblement comme de colère. Fabien usait ses forces à dominer l’avion, la tête enfoncée dans la carlingue, face à l’horizon gyroscopique car, au-dehors, il ne distinguait plus la masse du ciel de celle de la terre, perdu dans une ombre où tout se mêlait, une ombre d’origine des mondes. Mais les aiguilles des indicateurs de position oscillaient de plus en plus vite, devenaient difficiles à suivre. Déjà le pilote, qu’elles trompaient, se débattait mal, perdait son altitude, s’enlisait peu à peu dans cette ombre. Il lut sa hauteur « cinq cents mètres ». C’était le niveau des collines. Il les sentit rouler vers lui leurs vagues vertigineuses. Il comprenait aussi que toutes les masses du sol, dont la moindre l’eût écrasé, étaient comme arrachées de leur support, déboulonnées, et commençaient à tourner, ivres, autour de lui. Et commençaient, autour de lui, une sorte de danse profonde et qui le serrait de plus en plus.
Il en prit son parti. Au risque d’emboutir, il atterrirait n’importe où. Et, pour éviter au moins les collines, il lâcha son unique fusée éclairante. La fusée s’enflamma, tournoya, illumina une plaine et s’y éteignit: c’était la mer.
Il pensa très vite: « Perdu. Quarante degrés de correction, j’ai dérivé quand même. C’est un cyclone. Où est la terre? » Il virait plein Ouest. Il pensa: « Sans fusée maintenant, je me tue. » Cela devait arriver un jour. Et son camarade, là derrière… « Il a remonté l’antenne, sûrement. » Mais le pilote ne lui en voulait plus. Si lui-même ouvrait simplement les mains, leur vie s’en écoulerait aussitôt, comme une poussière vaine. Il tenait dans ses mains le cœur battant de son camarade et le sien. Et soudain ses mains l’effrayèrent.
Dans ces remous en coups de bélier, pour amortir les secousses du volant, sinon elles eussent scié les câbles de commandes, il s’était cramponné à lui, de toutes ses forces. Il s’y cramponnait toujours. Et voici qu’il ne sentait plus ses mains endormies par l’effort. Il voulut remuer les doigts pour en recevoir un message: il ne sut pas s’il était obéi. Quelque chose d’étranger terminait ses bras. Des baudruches insensibles et molles. Il pensa: « Il faut m’imaginer fortement que je serre… » Il ne sut pas si la pensée atteignait ses mains. Et comme il percevait les secousses du volant aux seules douleurs des épaules:
« Il m’échappera. Mes mains s’ouvriront… » Mais s’effraya de s’être permis de tels mots, car il crut sentir ses mains, cette fois, obéir à l’obscure puissance de l’image, s’ouvrir lentement, dans l’ombre, pour le livrer.
Terre des hommes, grand prix de l’Académie française 1939
Chapitre III: faire corps avec l’appareil
Notre maison se fera sans doute, peu à peu, plus humaine. La machine elle-même, plus elle se perfectionne, plus elle s’efface derrière son rôle. Il semble que tout l’effort industriel de l’homme, tous ses calculs, toutes ses nuits de veille sur les épures, n’aboutissent, comme signes visibles, qu’à la seule simplicité, comme s’il fallait l’expérience de plusieurs générations pour dégager peu à peu la courbe d’une colonne, d’une carène, ou d’un fuselage d’avion, jusqu’à leur rendre la pureté élémentaire de la courbe d’un sein ou d’une épaule. Il semble que le travail des ingénieurs, des dessinateurs, des calculateurs du bureau d’études ne soit ainsi en apparence, que de polir et d’effacer, d’alléger ce raccord, d’équilibrer cette aile, jusqu’à ce qu’on ne la remarque plus, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus une aile accrochée à un fuselage, mais une forme parfaitement épanouie, enfin dégagée de sa gangue, une sorte d’ensemble spontané, mystérieusement lié, et de la même qualité que celle du poème. Il semble que la perfection soit atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter, mais quand il n’y a plus rien à retrancher. Au terme de son évolution, la machine se dissimule.
La perfection de l’invention confine ainsi à l’absence d’invention. Et, de même que, dans l’instrument, toute mécanique apparente s’est peu à peu effacée, et qu’il nous est livré un objet aussi naturel qu’un galet poli par la mer, il est également admirable que, dans son usage même, la machine peu à peu se fasse oublier.
Nous étions autrefois en contact avec une usine compliquée. Mais aujourd’hui nous oublions qu’un moteur tourne. Il répond enfin à sa fonction, qui est de tourner, comme un cœur bat, et nous ne prêtons point, non plus, attention à notre cœur. Cette attention n’est plus absorbée par l’outil. Au-delà de l’outil, et à travers lui, c’est la vieille nature que nous retrouvons, celle du jardinier, du navigateur, ou du poète.
C’est avec l’eau, c’est avec l’air que le pilote qui décolle entre en contact. Lorsque les moteurs sont lancés, lorsque l’appareil déjà creuse la mer, contre un clapotis dur la coque sonne comme un gong, et l’homme peut suivre ce travail à l’ébranlement de ses reins. Il sent l’hydravion, seconde par seconde, à mesure qu’il gagne sa vitesse, se charger de pouvoir. Il sent se préparer dans ces quinze tonnes de matières, cette maturité qui permet le vol. Le pilote ferme les mains sur les commandes et, peu à peu, dans ses paumes creuses, il reçoit ce pouvoir comme un don. Les organes de métal des commandes, à mesure que ce don lui est accordé, se font les messagers de sa puissance. Quand elle est mûre, d’un mouvement plus souple que celui de cueillir, le pilote sépare l’avion d’avec les eaux, et l’établit dans les airs.
Chapitre IV, section IV: le sens de la gravité
[Le narrateur est maintenant «échoué» quelque part dans le Sahara. Il fait un parallèle tactile entre les navigations aérienne et marine, la vie en l’air et sur terre, la mort en s’écrasant et en se noyant.]
Quand je me réveillai, je ne vis rien que le bassin du ciel nocturne, car j’étais allongé sur une crête, les bras en croix et face à ce vivier d’étoiles. N’ayant pas compris encore quelles étaient ces profondeurs, je fus pris de vertige, faute d’une racine à quoi me retenir, faute d’un toit, d’une branche d’arbre entre ces profondeurs et moi, déjà délié, livré à la chute comme un plongeur.
Mais je ne tombai point. De la nuque aux talons, je me découvrais noué à la terre. J’éprouvais une sorte d’apaisement à lui abandonner mon poids. La gravitation m’apparaissait souveraine comme l’amour.
Je sentais la terre étayer mes reins, me soutenir, me soulever, me transporter dans l’espace nocturne. Je me découvrais appliqué à l’astre, par une pesée semblable à cette pesée des virages qui vous appliquent au char, je goûtais cet épaulement admirable, cette solidité, cette sécurité, et je devinais, sous mon corps, ce pont courbe de mon navire.
J’avais si bien conscience d’être emporté, que j’eusse entendu sans surprise monter du fond des terres, la plainte des matériaux qui se réajustent dans l’effort, ce gémissement des vieux voiliers qui prennent leur gîte, ce long cri aigre que font les péniches contrariées. Mais le silence durait dans l’épaisseur des terres. Mais cette pesée se révélait, dans mes épaules, harmonieuse, soutenue, égale pour l’éternité. J’habitais bien cette patrie, comme les corps des galériens morts, lestés de plomb, le fond des mers.
[Les pages de Saint-Exupéry contiennent bien d’autres fragments tactiles dans d’autres situations que le pilotage.]
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Sandrine Collette et Alice Zeniter, deux écritures plurisensorielles
et La Disparition selon Georges Pérec peut aussi être tactile.
Photographie d’illustration: StockSnap pour Pixabay.com
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