Vu l’absence d’enseignement du tact et la pénurie d’œuvres à palper, l’AFONT encourage toutes les personnes séjournant à Rennes à visiter l’exposition «Prière de toucher!». Mais, tragiquement, cette rareté peut compromettre une expérience satisfaisante. Témoignage.
Note préalable
C’est pourtant une initiée qui nous parle, puisque Marie-José Pillet se définit comme «artiste tactile». Son insatisfaction tient sans doute à la force de ses attentes avant sa visite de l’étape nantaise, à l’exigüité de l’exposition et à la proposition (en effet discutable) de se bander les yeux. De façon beaucoup plus inquiétante, son texte dénonce un manque de médiation et même d’entretien du matériel, qui frise le sabotage!
De fait, le rendu tactile de la résine chargée de poudre minérale se dégrade à l’usage, et demande à être régulièrement restauré. Or les derniers musées partenaires de l’opération ont fait le choix de ne pas entretenir les moulages. La consultante aveugle employée pour tester la fidélité des reproductions, en les comparant tactilement aux originaux, nous a indiqué qu’elle ne reconnaissait plus «ses» sculptures, les drapés s’étant changés, selon ses mots, en «paysages de montagne»…]
Les responsables argüent, au mieux, du manque de moyens et, au pire, du fait qu’il faudrait «montrer l’usure». Aux premiers nous objecterons qu’ils investissent des sommes colossales dans la restauration de tableaux ternis par le chauffage ou les cierges et l’encens des églises. Aux seconds nous répondrons que cette «pédagogie» par la honte, visant à persuader les spectateurs qu’ils sont des brutes à qui l’on fait trop d’honneur, contrevient à leur mission de service public.
Un peu d’optimisme reste permis, puisque le musée de Rennes annonce ajouter quatre reproductions d’œuvres de ses collections aux dix moulages de l’exposition.
Reconquérir le tact ne va pas de soi
«Prière de toucher!», une injonction dont on n’a pas l’habitude: on nous demande le contraire, le plus souvent. Pour les historiens de l’art, Prière de toucher fait référence à l’œuvre de Marcel Duchamp, un livre dont la couverture en volume et en forme de sein dont la rondeur appelle le toucher.
Nous sommes dans un musée des Beaux-Arts. «Prière de toucher! L’art et la matière», écrit en gros caractères, nous invite donc à toucher des sculptures alors que tout le monde sait (même les enfants) qu’il est interdit de toucher dans les musées.
L’agent de surveillance à l’entrée de la salle d’exposition nous demande nos billets d’entrée et de réservation (la salle est petite et pratique une jauge pour un confort de visite). Sans nous indiquer la possibilité d’un audioguide, il nous met dans les mains un masque pour les yeux et le fascicule de l’exposition.
L’accueil est abrupte et la «prière» du titre nous met au garde-à-vous. On obéit comme des enfants en s’affublant d’un bandeau de repos sur les yeux et en se débarrassant les mains du dépliant après avoir lu le panneau d’introduction, «Toucher avec son corps», qui nous engage à vivre une expérience en touchant avec les mains, «vecteur principal du sens du toucher», et à apprendre avec les enfants comment agir, sentir et s’émouvoir au moyen de cette connaissance.
Aveugles, démunis de notre vue, organe privilégié de notre connaissance, on nous met sous les mains un tapis d’éveil à la verticale sur lequel quelques matières différentes sous forme de tomettes ou de casiers sont à expérimenter. Velours, bois, tapis-brosse, pierre, ficelle, éponge grattante, etc.
Ça commence mal! On veut bien expérimenter, mais on n’est pas des imbéciles: toucher ces matières disposées à la verticale est sans surprise. La verticale casse le poignet, réduit la sensation et conduit rarement à l’émotion. Cette entrée en matière pourrait être un sas pour éveiller notre sens du toucher, si le dispositif mis en scène avait été pensé avec plus de douceur, de chaleur et d’accompagnement.
Et on en a besoin en effet: on ne sait pas toucher, on est tellement habitués à ne faire que voir! On ne le répétera jamais assez: le toucher demande du temps, demande une certaine souplesse du corps et devient plus effectif dans un environnement spatial et sonore accueillant.
Ça commence mal, donc: on n’y voit rien, on ne comprend rien, on se sent bêtes. Mais, dociles, on va continuer notre expérience et découvrir L’Été de Jean-Antoine Houdon, la statue en résine chargée de poudre de marbre à la dimension d’une fillette.
Manque de médiation
Le haut de la sculpture est donc à portée de mains, on touche des deux mains cette masse d’une matière pas très agréable, ni chaude ni froide, ni lisse ni rugueuse, mais dure et bosselée. Comment reconnaître que cette masse représente une tête de jeune fille? Les cheveux n’ont pas la légèreté ni la malléabilité qu’on pourrait attendre. On sent sous les doigts des striures, des sinuosités. La main glisse sur une surface arrondie, épouse la forme, les doigts suivent des rainures sans comprendre, mais apprécient la rondeur. On sait que ce relief représente un visage, on caresse le bombé du front, on palpe les cavités des yeux, la protubérance du nez, on apprécie la «lisseur» des joues et on essaie de deviner la finesse des lèvres… mais déjà, nous sommes perdus, une impatience nous guette à vouloir reconnaître le visage d’une jeune fille alors qu’on voudrait en avoir déjà fini de toucher ce volume plein de creux et de bosses. Le bandeau sur nos yeux nous importune. Le bloc de matière dure devant soi, censé être une sculpture, devient comme un rocher qui nous ferait obstacle.
On se rend compte qu’on ne sait pas faire, qu’on n’est pas à l’aise dans notre perception et que notre volonté d’expérience s’effrite par manque de soutien.
On soulève alors le bandeau des yeux pour le mettre sur la tête, et on respire avec plus de liberté. Notre regard reconnaît la statue du Voltaire assis du même Jean-Antoine Houdon qu’on connaît par cœur, du moins on le croit, pour l’avoir déjà vu en sculpture ou en image. À quoi bon toucher la sculpture puisqu’on sait à quoi elle ressemble!
À côté de Voltaire, il y a comme un petit théâtre que cachent des rideaux de velours noir, comme un appel à la curiosité et une invitation à l’intimité! Une devinette pour les enfants?
Ça commence mal. Ces rideaux sont à hauteur d’adultes. C’est intrigant, on se demande ce que viennent faire ces rideaux, quelle est leur utilité et pourquoi cacher cette sculpture?
Pourquoi ne pas faire coopérer les sens?
Je soulève les rideaux et je m’approche d’un buste qui semble être en pierre et d’une facture ancienne. Derrière ces rideaux, Koré, du moins la reproduction en résine de la sculpture grecque du VIème siècle avant J.-C., me fait face et j’ai envie de l’embrasser pour lui dire bonjour! Ces rideaux me protègent du regard des autres et je me sens seule en approche intime avec la sculpture, qui n’est, je le sais, je la touche, qu’une matière plastique alourdie de poudre de marbre.
Mon toucher de la sculpture ne résout pas ma question de l’utilité de ces rideaux, mais je conviens qu’ils me permettent une meilleure concentration. Je suis seule avec ce volume, mes mains sentent les plis du drapé, le bosselé de la chevelure, la rondeur du visage et la drôle de forme de son chapeau. J’ai cru comprendre que la sculpture est cassée, elle n’a qu’un bras, semble-t-il, qui tient un objet que je ne reconnais pas. Que me dit ce volume à stature de reine? ai-je pensé. Est-ce que ces rideaux serviraient à protéger la sculpture comme pour l’envelopper de velours?
Besoin d’authenticité
Des neuf sculptures exposées au toucher, seules deux ne sont pas en résine: Balance en deux de Marta Pan, en bois de noyer sans être l’original, et Tête de l’Éloquence d’Antoine Bourdelle, en bronze, une reproduction scannée 3D. Que veut dire le sous-titre de l’exposition, «L’art et la matière», si notre toucher ne peut différencier que trois matières? D’autre part, ces volumes à toucher, qui sont des reproductions, nous interdisent toute appréhension de l’art. Nous présenter des reproductions revient à une exposition de photocopies de tableaux. Une photographie d’un tableau (même une reproduction aussi fidèle que possible) ne permet pas de sentir, voir, dialoguer avec ce tableau. On ne peut que reconnaître la représentation. Une œuvre d’art, me semble-t-il, va plus loin, elle transmet une puissance qui nous émeut par-delà la figuration.
«Prière de toucher! L’art et la matière»: je préfère sentir le rotin du prie-Dieu quand je m’agenouille, bien que je sois athée. Quoiqu’il y ait beaucoup à dire sur le toucher et la religion, la «prière» ici est de trop, car toucher demande un apprentissage, une mise en scène, un accompagnement. D’autre part, toucher de l’art demande l’Art, et non un artefact.
L’art, dans notre société de consommation et d’obsolescence, ne conçoit pas l’usure: une exception dans la contradiction, qui renforce la sacralité de l’art et interdit le toucher. Une telle exposition, pensée par des conservateurs de musées, confirme la règle, et suppose dangereusement que l’art peut se passer de l’art original et que toucher ne serait pas différent de voir.
À respecter l’œuvre d’art, on oublie de respecter les sensibilités du public: peut-être faudrait-il lui demander son avis!
Marie-José Pillet, Paris, le 10 juillet 2024
pratique
Du 23 novembre 2024 au 20 avril 2025
Du mardi au dimanche
10h-18h
Sauf jours fériés
Musée des beaux-arts de Rennes
20 quai Émile Zola
35000 Rennes
Bus C4 ou C6, arrêt Musée
Métro a, station République + 5 minutes à pied
Lire aussi
l’enquête de Maud Verdier et Bertrand Verine sur openedition
ou sa recension sur notre site.
Et encore:
Quelques arguments pour un déploiement complet de la muséographie immersive,
À Biron, en Dordogne, le fétichisme de l’œuvre originale poursuit sa longue thérapie,
Promenons-nous dans les doigts avec Marie-José Pillet.
Photographie d’illustration: FAF-LR.
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