Le livre aussi émouvant que méthodique de la neuroscientifique Perrine Ruby ne porte pas sur la sensorialité. Mais les 362 récits de rêve qu’il rend accessibles donnent à réfléchir sur l’importance relative des différents systèmes sensoriels en situation onirique.

Cette chercheuse a conduit une «enquête en ligne» du 6 avril au 12 mai 2020, pendant le premier confinement contre la pandémie de covid. Elle a ainsi recueilli 3337 réponses exploitables, dont certaines rapportaient des rêves expérimentés à partir du 7 mars. 2548 proviennent de femmes, soit 76,4% (page 19). Dans sa très riche synthèse initiale, elle développe l’idée que «les bénéfices possibles [de l’activité onirique] sont multiples: faciliter la consolidation des souvenirs, les rapprochements d’idées ou de souvenirs, la créativité, la généralisation, la symbolisation et le transfert ou l’atténuation des émotions associées à un souvenir» (page 45). En somme, permettre à notre cerveau de traiter les situations bonnes et mauvaises auxquelles nous sommes confronté-e-s au cours de notre vie éveillée.
Ce qui nous rapproche de la sensorialité, Perrine Ruby rappelle qu’«un rêve est fait principalement
- d’émotions,
- d’éléments de l’environnement (bruits, contacts tactiles, odeurs, luminosité…) ou issus de la physiologie du corps endormi (faim, soif, douleur, température…) au moment où le rêve se trame,
- d’éléments du contexte récent de la vie du ou de la rêveuse,
- et d’éléments d’histoire personnelle» (page 48).
Concernant la proportion entre les systèmes sensoriels sollicités, qui n’est pas son objet d’étude, l’autrice reprend les résultats des travaux en psychologie voulant que les perceptions rêvées soient très massivement visuelles, assez souvent auditives, en moindre proportion tactiles ou kinesthésiques, et rarement olfactives ou gustatives. Dans notre article Comment rêvent les personnes aveugles, nous avons fait l’hypothèse que cette rareté des autres sensations dans les récits n’implique pas qu’elles soient aussi rares dans les rêves eux-mêmes (ou dans la vie éveillée): cela peut aussi signifier soit que les personnes ressentent la part visuelle de leur environnement comme plus saillante, soit qu’elles convertissent leur expérience plurisensorielle en images visuelles quand elles la racontent.
Voici les six exemples les plus frappants qui nous paraissent apporter du crédit à cette hypothèse.
Deux rêves «aveugles»
- «je suis dans mon lit et j’ai fait que crier car je rêve qu’on m’oblige à respirer à l’envers! comme un masque on veut me retourner les poumons, je suffoque, je hurle, ça fait un mal de chien! mais les médecins m’obligent et me disent qu’il le faut pour me sauver!! je me réveille en nage! c’était horrible je fais partie d’une sorte de “essai médical” ou de “traitement”…» (rêve 83, femme, page 136)
Rien de visuel ici. Des perceptions auditives: «crier, je hurle, les médecins […] me disent». D’autres tactilokinesthésiques: «je suis dans mon lit, respirer à l’envers, comme un masque, me retourner les poumons, je suffoque, ça fait un mal de chien, en nage». Enfin, des actions d’autrui impliquant l’audition et/ou le toucher de la narratrice: «on m’oblige à…, on veut me…, les médecins m’obligent».
L’absence de vision est explicite dans cet autre exemple, où n’interviennent que la pression, le mouvement et la douleur:
- «Ambiance très sombre, je me sens oppressé et quelque chose me saisit par-dessous et me soulève par les testicules et ce dans le noir complet sans voir quoi que ce soit. Une véritable sensation de douleur au réveil.» (rêve 229, homme, page 206)
Des toiles de fond «visuelles» seulement par défaut
- «Je rêve que je suis dans une salle de pyramide en train d’être embaumé à la manière d’une momie par un autre homme à l’attitude posée et amicale, au moment où il passe le bandage sous mon nez il me dit: “je suis désolé, mais là tu vas être obligé d’arrêter de respirer, il le faut c’est comme ça”. Je me dis au départ qu’il le faut donc que je dois obéir et mourir. Il me plaque alors l’équivalent d’un étui de raquette sur la tête, me forçant à ne plus respirer, au bout de quelques secondes j’étouffe et me réveille en sursaut.» (rêve 329, homme, pages 254-255)
- «Je suis au guidon d’une sorte de quad. J’avance à faible allure dans une sorte de grotte. Au fur et à mesure que j’avance, le plafond est de plus en plus bas, de sorte qu’au bout d’un moment, je dois me pencher en arrière pour ne pas me cogner la tête. Je réalise que je vais bientôt me retrouver la main droite coincée sur la poignée en position marche avant, et donc me retrouver complètement et définitivement coincé sous ce plafond rocheux. Je me réveille en sursaut.» (rêve 240, homme, page 212)
À l’exception d’«une salle de pyramide», qui suppose une vision d’ensemble, les autres circonstances des deux récits sont appréhendables par la vue, par l’ouïe et/ou par le tact, sans que cela soit explicité: «un autre homme à l’attitude posée et amicale, l’équivalent d’un étui de raquette» dans le premier, «une sorte de quad, une sorte de grotte, le plafond est de plus en plus bas» dans le second. En revanche, les actions et les sensations qui font progresser l’histoire sont tactilokinesthésiques:
–«en train d’être embaumé à la manière d’une momie, il passe le bandage sous mon nez,, arrêter de respirer, il me plaque […] sur la tête, ne plus respirer, j’étouffe», d’un côté ;
–«je suis au guidon, j’avance à faible allure, me pencher en arrière pour ne pas me cogner la tête, me retrouver la main droite coincée, coincé sous ce plafond rocheux», d’autre part.
Des actions principales tactilokinesthésiques
- «Je suis au centre-ville de ma ville et les cadavres jonchent les rues il y a des mouches et l’odeur est forte. J’ai peur de tomber et de toucher les morts» (rêve 203, femme, page 191)
- «Lieu : montagne, village à côté du mien. Un ami me soutenait parce que je boitais pendant qu’on grimpait un sentier dans la montagne, on grimpait on grimpait et c’était interminable, j’avais vraiment l’impression de ressentir la douleur de grimper alors que je ne pouvais plus me servir d’une de mes jambes; au sommet enfin, nous avons retrouvé d’autres amis à nous dans un campement, la joie de se retrouver était si réciproque, comme si cela faisait une éternité.» (rêve 17, femme, page 102)
«Les cadavres jonchent les rues» et «au sommet» sont des circonstances visuelles. Plusieurs autres sont intuitivement associables à la vue, mais peuvent aussi l’être aux autres sens: «au centre-ville de ma ville, des mouches», d’un côté ; «montagne, village à côté du mien, un sentier dans la montagne, un campement», de l’autre. À nouveau, cependant, l’élément le plus déterminant du premier rêve est tactilokinesthésique: «j’ai peur de tomber et de toucher les morts». Il en va de même pour la sensation la plus développée du second: «un ami me soutenait parce que je boitais pendant qu’on grimpait un sentier dans la montagne, on grimpait on grimpait et c’était interminable, j’avais vraiment l’impression de ressentir la douleur de grimper alors que je ne pouvais plus me servir d’une de mes jambes».
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Il nous semble que de tels exemples devraient inciter les chercheur-euse-s à s’interroger à la fois sur la manière d’étiqueter les composantes sensorielles des rêves et sur le rôle de circonstance (plus ou moins incidente) ou d’action (plus ou moins déterminante) qu’elles jouent dans les récits. On peut supposer que cela modifierait les résultats statistiques, comme le prouvent d’autres publications (en anglais) de Perrine Ruby.
Référence
Ruby, Perrine, 2021, Rêver pendant le confinement. Ce que le rêve nous apprend sur le vécu des Françaises et des Français, Les Ulis, EDP Sciences.
Bonus romanesque: Alice Zeniter, 2024, Frapper l’épopée, éditions Flammarion
[…] FidR a des rêves sur la prison. Dans ses rêves, la prison est faite de différentes matières qui restent dans les mains des prisonniers quand ils veulent saisir les barreaux pour les secouer et crier. Parfois, les rêves sont tendres et les barreaux sont de feutrine et de plumes. Parfois, les rêves sont suffocants, les barreaux collent et la peau des mains s’arrache quand les prisonniers veulent s’échapper. Pour chasser les images au réveil, FidR inspire et expire par le nez très rapidement jusqu’à ce qu’elles sortent. [pages 119-120]
Photographie d’illustration: Bru-no pour pixabay.com
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