Une opinion répandue est que nous manquons de mots pour exprimer nos perceptions tactiles. Cela est démenti dès qu’on s’intéresse aux formulations décrivant la consistance ou la texture. Une perception nouvelle a même trouvé son expression récemment : la vibration.
Du 17 au 19 mars 2016 s’est déroulé, à la Cité des Sciences et de l’Industrie de Paris, le 3ème colloque Sensorialité et handicap, sous-titré Toucher pour apprendre, toucher pour communiquer. Il était organisé, sous la responsabilité de Nathalie Lewi-Dumont, par l’Institut National Supérieur de formation et de recherche pour l’éducation des jeunes Handicapés et les Enseignements Adaptés (INSHEA).
Cet événement n’ayant pas été suivi par la publication des communications, l’AFONT propose le texte intégral de la conférence de Bertrand Verine. L’enregistrement audio, précédé d’une présentation de Nathalie Lewi-Dumont, est disponible sur le site de l’inshea

Pour citer cet article :
Verine B., 2016, « Le vocabulaire tactile existe, je l’ai entendu », conférence plénière au colloque Toucher pour apprendre, toucher pour communiquer, disponible sur http://fondationdutoucher.org/le-vocabulaire-tactile-existe-je-lai-entendu

femme enceinte touchant son ventre

Écouter les extraits cités de France Culture sur notre DropBox.

Sommaire

La légende des mots manquants

  • Les mots ne demandent qu’à exister

  • Et quand les mots exacts paraissent faire défaut…

Quelques exemples de la diversification du champ tactile

  • Les ressources de la matière

  • Les emplois tactiles de glisser

Une nouvelle acception pour la famille de vibrer

Conclusion

Notes

Références

Bertrand Verine, CNRS Université Paul-Valéry Montpellier 3, Praxiling (UMR 5267)
avec le soutien de la Fédération des Aveugles et Amblyopes de France

« La peau aussi a des racines qui, bien qu’invisibles, s’enfoncent au plus profond de notre nature, de la même manière que le font, dans celle de la mémoire, les sons et les odeurs et les saveurs du passé. C’est pourquoi elles vivent des années et c’est aussi pourquoi, de temps en temps, elles affleurent à la surface, généralement quand on s’y attend le moins. »
(Julio LLamazares, Le Ciel de Madrid)

Je remercie chaleureusement l’INS HEA d’avoir programmé ce cycle « Sensorialité et handicap », et tout spécialement Nathalie Lewi-Dumont d’avoir coordonné ce colloque « Toucher pour apprendre, toucher pour communiquer ». Cependant, je remarquerai d’emblée qu’il est le troisième de la série et que ce n’est pas un hasard. En effet, les études sur le toucher sont les moins nombreuses parmi celles consacrées aux différents systèmes sensoriels, et elles se concentrent le plus souvent sur les performances expérimentales, sans garder trace des discours qui les accompagnent.
C’est pour contribuer à pallier ce manque de données et d’études que j’ai suscité le corpus écrit Dire le non-visuel (désormais DLNV, Verine éd. 2009 et Verine dir. 2014) grâce à un concours de nouvelles pour le bicentenaire de la naissance de Louis Braille, puis le corpus oral Description verbale et perception haptique (désormais DVPH, Verine et al. 2013, note 1). Dans le premier cas, j’ai demandé à des contributeurs voyants, malvoyants et aveugles de rédiger des témoignages ou des fictions mettant en valeur un ou plusieurs des quatre sens autres que la vue. Dans le second, une équipe de quatre chercheurs a notamment demandé à des informateurs (voyants et aveugles) de découvrir par le toucher et de décrire un ancien téléphone portable, un porte-clés garni de quatre clés de taille et de forme différentes, une brosse à dents et un porte-monnaie.
Ces deux corpus m’ont permis de travailler sur l’expression des perceptions tactiles, dont nous allons observer qu’elle ne se limite pas au vocabulaire, puisqu’elle peut donner lieu à des combinaisons de mots, à des jeux de signification et à l’élaboration de séquences assez longues. À l’intérieur du vaste domaine englobant des perceptions tactiles, j’ai ainsi pu approcher les verbes et les périphrases signifiant le processus même de percevoir par le toucher, puis la désignation des formes tangibles ou encore celle des propriétés de poids, de température et d’hygrométrie, sur lesquelles je ne m’attarderai pas. Je voudrais envisager ici les deux propriétés tactiles (note 2) les plus diversifiées aussi bien par les informations qu’elles nous fournissent sur notre environnement que par les discours que nous pouvons tenir à leur propos. Il s’agit de ce que les psychologues appellent la dureté et la texture, mais que les dictionnaires courants comme Le Robert ne distinguent pas de manière suffisamment explicite.
D’une part, la dureté est ce que nous appréhendons lorsque nous exerçons une pression de la peau sur un élément de notre environnement. Son expression se répartit schématiquement en français sur deux échelles de valeurs : celles qui va de souple à rigide indique plutôt la résistance à la torsion, tandis que celle qui va de mou à dur caractérise surtout la résistance à la poussée, voire au choc. Afin d’éviter l’ambiguïté d’expressions comme [une dureté molle], je choisis d’utiliser consistance pour désigner la catégorie englobante (plus ou moins molle, dure, souple ou rigide,), et dureté pour signifier la résistance la plus forte à la poussée ou au choc. D’autre part, même si elle peut être approximativement repérée par l’œil, la texture est ce que nous appréhendons grâce à un frottement latéral de la peau : son expression en français se répartit sur l’échelle de valeurs qui va de lisse à rugueux.
Grâce aux exemples des corpus DLNV et DVPH, je commencerai par réfuter l’idée reçue que nous manquons de mots pour exprimer la consistance et la texture. Je m’efforcerai ensuite d’illustrer à la fois la diversité du vocabulaire tactile et les principales raisons pour lesquelles elle passe souvent inaperçue. Chemin faisant, nous constaterons que ces propriétés peuvent être ressenties par d’autres parties du corps que la main.

1. La légende des mots manquants

L’étude, l’enseignement et l’utilisation du vocabulaire sensoriel se heurtent au préjugé tenace qu’« y a pas de mot pour le dire, il faut sentir », selon le titre donné à un de ses articles par l’anthropologue Christel Sola (2007). Ainsi Julie Beressi (2011) introduit-elle ses enquêtes sur le toucher, sur le goût et sur l’ouïe par un questionnement du langage (note 3) qui reparaît, dans l’extrait [1] (note 4), au moment où elle interviewe des professionnels en maroquinerie de l’entreprise Hermès. De même, on trouve dans l’extrait [2] une formulation très intéressante de ce doute par un des contributeurs du concours DLNV, qui s’accompagne paradoxalement d’un échantillon de sept noms et adjectifs spécifiquement tactiles :

[1] est-ce que vous avez l’impression parfois que dans le toucher vous avez pas vraiment les mots pour le dire / il faut vraiment passer par le toucher pour décrire certaines sensations et décrire certaines qualités de peau ? [France Culture, 30.07.2011] ;
[2] Les mots du toucher ! Sorti du froid et du chaud, du lisse et du rugueux, du granuleux, de la fluidité, de la sensualité d’une courbe, le tranchant d’une arête… notre lexique est des plus limité, plus approprié à décliner des concepts que les sensations [DLNV, B 48].

1.1 Les mots ne demandent qu’à exister

Les historiens montrent que ce préjugé a pu, selon les époques et les sociétés, concerner chacun des cinq sens, et qu’il est donc susceptible de s’inverser. Une telle inversion s’est, par exemple, produite pour le goût à la fin du XXe siècle avec le développement du discours gastronomique (voir Viktoria von Hoffmann, 2014). L’analyse sensorielle de produits industriels constate d’ailleurs la diversité du vocabulaire perceptif aussi bien chez les panélistes entraînés à décrire des objets que chez les consommateurs qui les décrivent spontanément (voir, pour le toucher, Agnès Giboreau et al., 2009 : 221-222).
D’un côté, il est toujours possible d’identifier des mots manquants, suivant le degré de précision qu’on recherche. Il est vrai, par exemple, qu’il n’y a pas, en français, de nom générique pour désigner ce qu’on perçoit par le toucher ni la représentation mentale que le toucher permet de former : on voit des images, on entend des sons, on hume des odeurs et on goûte des saveurs, mais on touche des matières, des textures, des consistances, etc., c’est-à-dire des propriétés spécifiques au même titre que les couleurs pour la vue ou les timbres pour l’ouïe. Il est également vrai que le français manque officiellement d’un nom correspondant à l’adjectif lisse, c’est-à-dire que ce nom n’est pas enregistré dans le dictionnaire.
Mais, d’autre part, il convient aussitôt d’ajouter que si un groupe social a besoin de désigner un objet, une propriété ou un phénomène, il a à tout moment la possibilité de proposer un mot nouveau, ou une signification nouvelle pour un mot déjà existant. Du coup, une variante de la légende des mots manquants consiste à dire qu’ils existent seulement pour les spécialistes d’un certain domaine de connaissance, mais qu’ils sont inaccessibles au commun des utilisateurs de la langue. Trois bons exemples de ces mots spécialisés sont donnés par l’ingénieur qualité d’Hermès, interviewé par Julie Beressi :

[3] la main du cuir je vais vous montrer c’est en fait on prend la peau / et on fait une sorte de petit repli et on passe la main / on touche le cuir pour voir pour ressentir euh sa rondeur est-ce qu’il a une main ronde une main nerveuse donc on on appuie sur le cuir pour voir si y a une y a un ressort dans le dans le cuir et euh ce sont les principales caractéristiques des cuirs / après on contrôle le break ce qu’on appelle le break du cuir c’est-à-dire on on fait passer la main pour voir s’il ne plisse pas trop ce qui veut dire qu’il se comporte bien finalement il va bien se comporter dans tout le travail qu’on aura en terme de collage que le cuir va pas se doubler y a une bonne adhérence au niveau de la fleur tandis que si jamais le break n’est pas bon on va avoir un aspect plus euh plus frisant donc le cuir on a l’impression qu’il qu’il va une sorte de dédoublement entre la fleur du cuir le dessus du cuir et le et le le dessous du cuir [France Culture, 30.07.2011].

Dans cet extrait, on considérera l’emploi du nom break comme création d’un mot nouveau, dans la mesure où le sens d’[adhérence de la fleur du cuir à son côté chair] n’est relié à aucune des acceptions attestées dans les dictionnaires français et provient donc d’un emprunt à l’anglais. De son côté, le nom main et la définition qui en est donnée, ressort plus ou moins plat, rond ou nerveux du cuir au toucher, présentent des significations nouvelles, qui ne figurent dans aucun dictionnaire. Enfin, l’emploi de l’adjectif frisant, au sens de [qui se ride finement], n’apparaît pas en tant que tel dans les dictionnaires, mais peut être déduit de deux définitions du verbe friser que Le Grand Robert (1994) qualifie de « rares » et de « techniques ». L’ensemble du reportage montre qu’à ces quelques exceptions près (note 5) les professionnels du cuir emploient le vocabulaire disponible pour chacun d’entre nous, même s’il n’a pas toujours exactement les mêmes implications concrètes. Les passionnants articles de Christel Sola (2007 et 2015) indiquent qu’il en va de même pour les artisans du textile, de la fourrure, du bois et de la céramique.
Le plus important reste que, selon les évolutions sociales et culturelles, n’importe quel terme d’un vocabulaire spécialisé peut devenir d’usage absolument courant s’il répond aux besoins de l’ensemble d’une communauté (note 6) . C’est par exemple le cas de l’adjectif élastique, qui a été formé par les physiciens et les médecins du XVIIe siècle à partir du grec ancien. Or, dès le siècle suivant, grâce aux produits industriels, l’adjectif a été utilisé dans la vie quotidienne, puis a donné son nom à un petit objet tout à fait banal et a servi de base au nom élasticité et à l’adverbe élastiquement, connus de tout un chacun. L’adjectif est employé une fois dans l’enquête DVPH, et le nom élasticité à deux reprises dans les textes du concours DLNV (note 7) :

[4] ce porte-clés souple il est relié par une petite chaîne à un anneau / élastique qui permet de glisser les clés [DVPH, VYB30S6] ;
[5] Je m’amusais parfois à tester l’élasticité de mon univers, en étirant mon pied ou mon petit poing, j’essayais de leur trouver une nouvelle place [DLNV, B 60, le narrateur est un bébé dans le ventre de sa mère] ;
[6] Je retrouve l’élasticité vive des membres, et cette manière d’agripper la surface pour se maintenir au- dessus d’elle [DLNV, B 37, la narratrice nage dans la mer].

Ces trois exemples réfèrent à la propriété tactile de consistance, même si elle est en partie liée à la forme dans le cas du double anneau métallique du porte-clés, et même s’il s’agit d’une sensation avant tout interne dans le cas de la nageuse.

1.2 Et quand les mots exacts paraissent faire défaut…

Le plus grand intérêt du vocabulaire n’est pas, comme on l’a parfois affirmé, de proposer la meilleure liste possible d’étiquettes à coller sur la réalité, mais de pouvoir se combiner en tant que de besoin pour affiner les significations échangées. Quand le manque est formel, comme pour le nom qui devrait correspondre à lisse, il est parfaitement intuitif et fonctionnel de parler de toucher, d’aspect, de texture lisse, de « la surface lisse et crayeuse de la roche » (DLNV, B 57) ou du « grain lisse et frais de ton front délicat » (DLNV, B 28). On peut aussi recourir au nom douceur et évoquer, par exemple, « la douceur du bois » (DLNV, B 12), en prenant cependant garde au fait que tout ce qui est lisse est nécessairement doux, mais que tout ce qui est doux n’est pas forcément lisse, comme le montrent « la douceur de la fourrure de sa peluche » ou « la douceur d’un pull en laine » (DLNV, C 01). Quand la difficulté est sémantique, parce qu’on a oublié le mot exact ou qu’on l’ignore, la solution résidera dans des périphrases telles que « ni souple ni dure » (DVPH, LAT11) ou « semi-souple semi-rigide » (DVPH, LAC4) pour caractériser la consistance des poils d’une brosse à dents médium (note 8).
Quand, enfin, c’est l’entité perçue qui paraît difficile à désigner ou à qualifier, et si cela s’avère pertinent pour la communication, il suffira de développer sa description, ce qui peut se faire de trois manières principales. On peut d’abord combiner des caractéristiques qui vont se nuancer ou se corriger les unes les autres, comme dans l’extrait [7] où le changement de consistance du sol sur le seuil d’un restaurant est désigné, dans un premier temps, par le verbe s’enfoncer et le nom épaisseur, puis rectifié, dans un second temps, grâce aux adjectifs dense et dure. Cela construit une description suggestive, alors qu’une expression comme [s’enfoncer dans quelque chose de dur] produirait plus difficilement un sens cohérent :

[7] nos pieds soudain s’enfoncent dans une épaisseur dense et dure [DLNV, A 16 et Verine 2009 : 92].

On peut ensuite comparer entre elles certaines parties de l’entité décrite, comme dans les extraits [8] et [9) où deux informatrices de l’enquête DVPH s’efforcent d’exprimer l’étrangeté de la texture du manche de la brosse à dents soumise à leur exploration :

[8] voilà hein plutôt lisse euh avec un petit / à à mesure qu’on se rapproche de la brosse y a ça change un peu de matériau ou alors c’est le plastique qui est vieux / [rire] parce que c’est plus rugueux / [DVPH, LAC8S8] ;
[9] voilà euh c’est marrant parce que / par rapport aux poils elle a l’air neuve et là on dirait qu’elle a été usée et mordillée c’est un effet qu’ils ont peut-être voulu donner je sais pas mais euh non c’est rugueux ici / et vu que c’est tout lisse mais bon là c’est rugueux et là par contre c’est bien lisse [DVPH, LAC20S7].

On peut enfin comparer l’élément décrit à des expériences de perception plus ou moins apparentées. C’est ce que fait un autre informateur de DVPH, dont le discours illustre à la fois le problème du vocabulaire tactile et sa solution. Le problème, audible dans les nombreux silences, bégaiements et tâtonnements de sa parole, réside dans le manque d’habitude de décrire tactilement à l’oral et dans la rareté des modèles écrits de descriptions tactiles. La solution réside dans le rapprochement avec une perception qu’on suppose connue de l’interlocuteur, celle d’une matière qui « s’effrite », ou avec un autre matériau courant, le « papier » :

[10] et de l’autre côté des / quelque chose d’un peu rugueux qui / qui pourrait ressembler à / enfin qui se / qui peut facilement se / s’effriter parce qu’on voit quand on passe la main là comme ça / ça ça ça on dirait qu’y a quelque chose comme si ça / comme si c’était euh du papier ou quelque chose qui s’enlève facilement / même si c’en est pas [DVPH, LAC6S5] ;

Je précise pour les lecteurs qui ne seraient pas familiers de l’étude de la parole que de telles hésitations n’ont rien d’exceptionnel dans la communication spontanée et que nous en produisons tous lorsqu’il nous arrive de ne pas maîtriser totalement une situation. En dernier lieu, il peut aussi nous arriver à tous de recourir à la métaphore, même si elle n’apparaît pas dans l’enquête DVPH, en raison de la banalité des objets proposés. En voici un exemple tiré du concours DLNV, où la représentation des cheveux comme « une compresse » peut difficilement être motivée par la couleur et par la forme, mais ajoute à la mouillure les propriétés tactiles de poids et de texture à la fois fibreuse et collante (note 9) :

[11] trempés de sueur, ses cheveux sont une compresse longue sur son front [DLNV, A 01].

On perçoit ainsi que, même si le vocabulaire est par définition limité (sans quoi l’échange deviendrait impossible), le fondement même de la communication consiste à dépasser ces limites en faisant jouer les mots entre eux et en sollicitant les connaissances plus ou moins partagées par les interlocuteurs. D’où peut donc venir le préjugé qu’« y a pas de mots pour le dire » ? Je voudrais illustrer trois tendances générales expliquant que, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nous parlons souvent du toucher sans nous en apercevoir.

2. Quelques exemples de la diversification du champ tactile

2.1 Les ressources de la matière

Une première raison de la mise en inconscience de nos connaissances tactiles tient au fait que nous identifions les objets concrets avant tout par leur forme, et que la plupart des gens perçoivent les formes d’abord par la vue, puis par le toucher. Du coup, cette propriété est arbitrairement rattachée au domaine visuel non seulement par la majorité des personnes, mais par certains chercheurs et par beaucoup de dictionnaires (voir Verine 2018). C’est également le cas, de façon encore plus discutable, pour les matières. Celles-ci peuvent, en effet, être discriminées par la vue, mais elles se distinguent de manière beaucoup plus précise grâce aux propriétés tactiles de consistance et de texture, au point que les maroquiniers interviewés par Julie Beressi reconnaissent au toucher, et non à l’œil, l’espèce animale, la partie du corps et même le nom du tanneur de telle ou telle pièce de cuir.
Or, selon les mécanismes décrits ci-dessus, les matières fournissent un riche répertoire de comparaisons ou de métaphores pour élargir l’éventail des consistances et des textures. Les contributeurs de DLNV sollicitent ainsi « du satin, du velours » à propos de fleurs (D 03), « l’incomparable velours des oreilles» à propos d’un chien (D 23), « la texture plastifiée de type peau d’orange du panneau de porte » pour une Deux-chevaux Citroën ou le « tissu très tendu, genre toile cirée bon marché » pour sa capote (B 13). Et lorsque ces matières sont reconnues collectivement comme prototypiques d’une catégorie de sensations, on crée des adjectifs à partir de leurs noms. Pour la consistance, on citera, toujours d’après les exemples de DLNV, les paires farine / farineux, moelle /moelleux, mousse / mousseux, sable / sablonneux et éponge / spongieux, qui sont loin d’épuiser l’ensemble des possibilités. Du côté de la texture, on mentionnera les paires craie / crayeux, glace / glacé (pour le papier), glu / gluant, satin / satiné, soie / soyeux ou velours / velouté.
Je signale comme une curiosité le fait que certains noms de matière permettent deux adjectifs, le premier plutôt spécialisé dans la qualification de la texture et le second dans celle de la consistance : c’est le cas pour huile / huilé /huileux, poix / poissé / poisseux et suif / suiffé / suiffeux. Enfin, l’enquête DVPH montre que ces processus de création de mots se poursuivent avec de nouvelles matières, puisque certains interviewés emploient les adjectifs à la fois très courants et de formation récente caoutchouté (apparu en 1844), caoutchouteux (1908) et plastifié (1930).

2.2 Les emplois tactiles de glisser

Une deuxième raison du manque d’explicite de nombreuses perceptions tactiles est que nous touchons le plus souvent en agissant. D’une part, le meilleur moyen pour obtenir des informations tactiles précises est le toucher manuel actif, que les psychologues dénomment perception haptique. D’autre part, comme le soulignent les enquêtes auprès d’artisans telles que celles de Christel Sola, beaucoup de ces informations sont intégrées à des manipulations complexes qu’elles accompagnent ou dont elles contrôlent le résultat. Cela explique qu’un bon nombre de verbes d’action incluent, de manière plus ou moins saillante, des propriétés tactiles qui, du coup, ne sont pas toujours développées par des termes spécifiques dans le reste du discours.
J’en prendrai pour exemple le verbe glisser, qui désigne avant tout des nuances très diversifiées de mouvement, comme dans notre exemple [4] ci-dessus, où il s’agissait de « glisser des clés » dans un anneau. Cependant, presque à la fin de sa définition, Le Grand Robert (1994) donne le sens d’« être glissant […] avoir une adhérence faible ou nulle », ce qui nous ramène à la propriété tactile de texture. les emplois du concours DLNV permettent d’observer ce glissement du sens de mouvement sans perception jusqu’à celui de consistance ou de texture en passant par des cas mixtes où les significations se combinent.
Quelques contributeurs utilisent glisser pour caractériser un objet. Cet objet se déplace sans impliquer le toucher dans un exemple comme « les draps glissèrent au pied du lit » (B 44). La sensation tactile du déplacement n’est pas exprimée dans l’extrait [12], mais elle peut être déduite grâce aux deux marques de subjectivité « nous attendrons » et « sous notre poids » :

[12] nous attendrons qu’avec le ressac le sol glisse sous notre poids [DLNV, B 54].

Un double retournement se produit dans l’extrait [13] puisque, d’une part, « le parquet glisse » ne peut pas produire le sens de [le parquet bouge] et, d’autre part, les noms « pas » et « pieds » impliquent la marche sans la représenter en tant que telle. Glisser ne signifie donc plus le mouvement, mais la faible adhérence que peut ressentir tactilement une personne marchant sur ce parquet. Un raisonnement semblable vaut, dans l’extrait [14], pour « la soie naturelle […] ne glisse pas », à ceci près que la négation construit le sens d’une texture qui freine les doigts, sous-entendu [quand on manipule l’objet] :

[13] le parquet, légèrement creusé par le poids des pas, glissait sous les pieds [DLNV, B 56] ;
[14] je reconnais la soie naturelle, elle est légère et chaude, elle ne glisse pas sous les doigts [DLNV, D 10].

Les emplois dans lesquels glisser caractérise un être humain ou une partie du corps humain sont plus nombreux et illustrent le même parcours. Le sens de mouvement apparaît seul dans des exemples tels qu’« il s’avance vers elle en glissant sur le sol, rollers aux pieds » (B 46) ou « je glissai une main entière dans l’étoffe » (C 09 et Verine 2009 : 81). Dans les extraits [15] à [18], le déplacement des pieds, de la main, des doigts ou de la peau s’accompagne de notations de texture et, sauf en [17], sert de support à d’autres informations tactiles :

[15] ses pieds nus glissaient sur le sol glacé [d’une chambre – C 20] ;
[16] en ramassant sa veste, il glissa la main sur la moquette. Quelques miettes de sablé roulèrent sous ses doigts [B 07] ;
[17] mes doigts glissent sur le revêtement granuleux du panneau indicateur dont je fais le tour [A 07 et Verine 2009 : 54] ;
[18] ma peau peut alors glisser sur la soie délicate qui couvre l’intérieur de mon duvet. Enfin un peu de douceur après ces longues heures passées sous le dur soleil d’été, exposé aux quatre vents et griffé par les ronces [B 35].

Les extraits [19] à [22], enfin, donnent à ce verbe le sens d’un mouvement dont le but est l’exploration, en le combinant avec des termes comme « mémorisant» ou « devine », qui expriment le traitement cognitif de l’information tactile, ou avec d’autres termes tels que « pour m’occuper », « je fais glisser», « je laisse glisser », qui marquent une intention délibérée :

[19] je comptais, pour m’occuper, le nombre de trous dans la tapisserie gaufrée des murs. La paume de ma main glissait le long des cloisons, mémorisant chaque imperfection que le temps avait semée [C 10] ;
[20] il glisse sa main sur les premières pièces, des tapis de coton. À la toile fine et ferme, il devine une étoffe d’une belle solidité [B 45] ;
[21] je fais glisser mes doigts sur cette surface, du bois si je ne me trompe pas [C 16] ;
[22] je m’enfonce un peu plus dans le pré et laisse glisser la paume de mes mains sur les épis barbus des graminées. C’est ainsi que d’un léger effleurement, j’aime caresser tes cheveux soyeux [B 09].

On entend ainsi que glisser, qui n’est pas repéré comme verbe de perception par les dictionnaires, peut connaître de nombreux emplois indiquant une consistance ou, plus souvent une texture non adhésive. De tels exemples permettent de comprendre comment beaucoup d’autres verbes référant avant tout à une action impliquent de surcroît des perceptions tactiles.

2.3 Une nouvelle acception pour la famille de vibrer

Une troisième explication de la méconnaissance du toucher réside dans la hiérarchie des sens qui, en Occident, place traditionnellement ce système sensoriel en avant-dernière ou en dernière position (voir von Hoffmann 2014). Du coup, certaines significations tactiles sont ignorées par les dictionnaires, alors qu’elles sont parfois majoritaires parmi les emplois actuels d’une famille de mots. C’est notamment le cas du nom même de la propriété de texture (voir Verine 2018). J’en prendrai ici pour témoin la famille du verbe vibrer, illustrant la diversification des représentations tactiles qu’on obtient en prenant en compte, à côté des propriétés haptiques, le vaste champ du toucher passif.
Les dictionnaires historiques (tels que celui de Jacqueline Picoche 1985) nous apprennent que le sens de vibrer a d’abord été [être agité, être secoué de mouvements amples et rapides], notamment appliqué aux armes blanches. Cette famille de mots a ensuite désigné des mouvements rapides mais ténus, tels que la trépidation des ailes d’un insecte, le frémissement des cordes d’un violon ou de la peau d’un tambour, etc. De là, on est passé au sens, aujourd’hui considéré comme le plus courant, de produire un son tremblé pour un instrument de musique, une voix ou un moteur.
Or le point pertinent pour notre propos est que, dans nos sociétés postindustrielles, se sont multipliés les sons graves et infragraves, dont la vibration est perçue à la fois par l’oreille, par la peau et par l’intérieur du corps. On sait d’ailleurs que les personnes sourdes profondes en ont la perception par cette voie purement tactile. Je renvoie également aux explications de l’anthropologue Clémence Martin (2010 : 165) sur l’importance de percevoir la vibration dans le travail de la pierre. Et c’est ainsi qu’on rencontre dans les textes du concours DLNV des emplois où la dimension auditive passe au second plan derrière son effet sur la peau, « la chair de poule » dans l’extrait [23], ou derrière la condition de sa répercussion tactile, « le banc de métal froid aux assises ajourées » dans l’extrait [24] :

[23] ces vibrations de toute la caisse [d’une Deux-chevaux] vous donnaient la chair de poule [B 13] ;
[24] le banc de métal froid aux assises ajourées retransmet les vibrations de convois en manœuvres [dans une gare, D 04].

Le plus intéressant est que, dans ce corpus, les emplois impliquant une dimension sonore sont moins nombreux que ceux où l’ensemble de la situation décrite exclut toute perception auditive, ce que les définitions des dictionnaires n’enregistrent pas encore. Ainsi, dans l’extrait [25], la narratrice énumère quatre « radars » dont le premier est constitué par « les oreilles », mais ce sont ses « pieds » qui sont « attentifs à la vibration du sol ». De même, dans l’extrait [26], ce n’est pas le bruit du piétinement de son compagnon qui retient l’attention de la narratrice, mais l’effet tangible qu’il produit sur « la table », et on remarque que les deux premières hypothèses qu’elle écarte pour expliquer la vibration, le « vent » et le « spiritisme », ont elles aussi une dimension tactile. Enfin, dans l’extrait [27] dont la protagoniste est enceinte, c’est de l’intérieur qu’elle « sent » son ventre « vibrant », et d’« une main étonnée » qu’elle cherche à confirmer sa perception :

[25] je rebranche tous mes radars : oreilles tendues, pieds attentifs à la vibration du sol, épaules prêtes à éviter les obstacles, mémoire des lieux au garde-à-vous [D 13] ;
[26] je sens à présent la table vibrer. Ce n’est pas l’effet du vent, ce n’est pas non plus que Gilles s’adonne au spiritisme. Il tape du pied, tout simplement parce que le garçon tarde à venir pour la commande [B 20] ;
[27] elle pose une main étonnée sur son ventre […] elle le sent vivant, vibrant [B 60].

Conclusion
On le sent, à condition d’y prêter attention, on peut trouver des éléments tactiles un peu partout dans certains de nos discours. Mais il s’agit le plus souvent de notations diffuses, non reconnues comme telles, pour ainsi dire clandestines, qui ne donnent pas aux personnes la conscience de verbaliser leur toucher. Or cultiver cette conscience apporterait une réponse positive à ce que j’ai appelé (2014 : 113) l’insécurité discursive des perceptions autres que la vue, dont l’enquête DVPH montre l’emprise particulièrement dommageable sur les personnes aveugles tardives. Virgínia Menezes, interrogée par les chercheuses Virgínia Kastrup et Laura Pozzana (2015 : 69) donne un résumé saisissant de cette insécurité et de ses conséquences psychologiques : « C’était comme si la perception sans la vision ne me donnait pas le droit d’être sûre de moi et que je devais toujours être dans le doute. Comme si je ne m’autorisais pas à m’assurer de ma perception ».
À l’écoute d’un tel désarroi, comment ne pas favoriser la verbalisation des perceptions tactiles, non seulement dans les activités réadaptatives des personnes perdant la vue, mais dans les apprentissages scolaires de tous les enfants et dans les pratiques culturelles de tous les adultes ? Si on ne le fait pas, l’immense majorité des personnes voyantes continueront à ignorer leurs perceptions tactiles, ce qui les privera de beaucoup d’informations et de satisfactions, et ce qui rendra également beaucoup plus difficile la réadaptation des dizaines de millions d’entre elles qui finiront par perdre la vue en raison de l’augmentation de l’espérance de vie. Si, au contraire, on impulse une véritable culture du toucher, de sa délicatesse et de sa diversité, on se donnera de nouveaux outils dans le domaine de la transmission des savoirs pratiques, pour étayer les manipulations et compléter l’imitation de modèles (note 10) ; ou encore, dans le domaine de la médiation culturelle, pour ajouter au discours sur les œuvres le partage de l’expérience sensible par le dialogue.

Notes

1. Pour rappel, à la suite de l’allemand Max Dessoir, les psychologues anglais ont adopté l’adjectif haptic, forgé à partir du grec afin de spécifier la perception tactile active via la ou les mains.
2. Pour la définition scientifique de toutes ces propriétés, voir par exemple Annick Vanlierde et Géraldine Michaux (2003).
3. De manière symptomatique, ce questionnement est absent des enquêtes de J. Beressi sur la vue et sur l’odorat.
4. Afin de faciliter la lecture, je ne reprendrai pas ici les conventions pour la transcription de l’oral. Je limiterai cependant au maximum l’emploi de la ponctuation, en la remplaçant le plus souvent par la barre oblique [/], qui symbolise les pauses silencieuses.
5. Auxquelles s’ajoute l’adjectif flancheux : « sur les flancs, le cuir […] a tendance à se détendre, se relâcher et l’envers est pelucheux » (Sola 2015: 7).
6. Il faut toutefois remarquer qu’inversement, l’évolution des usages peut nous faire perdre certaines nuances. C’est par exemple le cas du sens tactile de l’adjectif âpre, qualifiant une texture pleine d’aspérités. Âpre s’emploie surtout aujourd’hui pour qualifier un climat, un goût ou une voix.
7. Dans les références à DVPH, VYB désigne un locuteur voyant aux yeux bandés, LAT un locuteur aveugle tardif, et LAC un locuteur aveugle congénital. Dans les références à DLNV, A indique un auteur ayant déjà publié, B un contributeur adulte voyant, C un contributeur adolescent voyant et D un contributeur adulte déficient visuel.
8. Un processus comparable à la diffusion d’élastique (ci-dessus) est sans doute en cours actuellement pour l’emploi de médium comme adjectif : d’origine technique, cet usage est repris par quatre interviewés de DVPH.
9. Inversement, il convient de souligner que des représentations tactiles sont fréquemment employées comme métaphores d’autres perceptions. C’est par exemple le cas du verbe engluer et de l’adjectif épais qui signifient par la consistance la sensation auditive du passage d’un train dans une galerie : «Parfois, sous un tunnel, l’espace se comprime, se resserre, semble faire écho à mon propre enfermement, engluant les sons dans un air épais » [DLNV, D 04].
10. « La dénomination tient une place prépondérante dans l’élaboration des savoirs et savoir-faire tactiles : elle permet d’identifier des stimuli, de faciliter l’encodage mémoriel (vecteur essentiel lors des phases de rappel et de reconnaissance ultérieure du toucher) et de transmettre ces informations qui auront préalablement été mémorisées » (Sola 2015 : 13).

Références

Beressi Julie, 2011, « Les cinq sens. Le toucher », France Culture, 30-31 juillet.
Giboreau Agnès, Dacremont Catherine, Guerrand Sylvie et Dubois Danièle, 2009, «Décrire : Identifier ou catégoriser ? », dans Danièle Dubois (dir.), Le Sentir et le dire. Concepts et méthodes en psychologie et en linguistique cognitive, Paris : L’Harmattan, p. 211-232.
Hoffmann Viktoria von, 2014, « Les mots du goût : lieux communs et réécritures », dans Bertrand Verine (dir.), p. 131-142.
Kastrup Virgínia et Pozzana Laura, 2015, Histoires de cécités, Talant-Dijon : Les Doigts Qui Rêvent.
Martin Clémence, 2010, « Langage, patois et bilinguisme sensoriel en taille de pierre. Une expertise enrichie ou menacée par sa diversité ? », Communications, n° 86, p. 157-173. [en ligne sur] persee.
Picoche Jacqueline, 1985, Dictionnaire étymologique du français, Paris : Dictionnaires Le Robert.
Sola Christel, 2007, « “Y a pas de mots pour le dire, il faut sentir”. Décrire et dénommer les happerceptions professionnelles », Terrain, n° 49, p. 37-50 [en ligne sur] revues.org.
Sola Christel, 2015, « Toucher et savoir. Une anthropologie des happerceptions professionnelles », ethnographiques.org, n° 31 (La Part de la main), ethnographiques.org.
Vanlierde Annick et Michaux Géraldine, 2003, « Le toucher. De la sensation à la représentation », Voir barré, n° 26-27, p. 138-145.
Verine Bertrand, 2018, « Texture et consistance des référents et des discours : la verbalisation de deux propriétés tactiles par trente locuteurs francophones», dans Rémi Digonnet (dir.), Pour une linguistique sensorielle, Paris : Champion, p. 191-208.
Verine Bertrand, Chauvey Valérie, Hatwell Yvette et Gentaz Édouard, 2012, Description verbale et perception haptique, Montpellier : Praxiling.
Verine Bertrand (dir.), 2014, Dire le non-visuel : approches pluridisciplinaires des discours sur les perceptions autres que la vue, Liège : Presses Universitaires de Liège.
Verine Bertrand (éd.), 2009, L’Autre beauté du monde, Paris : La Balle Au Bond ; Lyon : éditions de La Loupe.