L’AFONT met en ligne un des nombreux articles de presse de Colette (1873-1954), dont l’œuvre vient de passer dans le domaine public. Elle y confronte le bonheur enfantin d’aller pieds nus et les souffrances des adultes chaussés, victimes de la mode ou de la guerre.
Pieds
Juillet 1916
–Monsieur, dis-je à mon bottier en lui rapportant la paire de bottines qu’il m’avait livrée l’avant-veille, vous voyez bien que ces chaussures prennent l’eau. Ne pourriez-vous, pour le prix de quatre-vingts francs que vous me demandez, –et que je vous accorde,– confectionner pour moi des bottines que je n’aie pas besoin d’écoper après chaque sortie comme une mauvaise barque?
Le bottier, sincère entre tous les bottiers, baissa le front et répondit:
–Non, je ne peux pas. Nous n’avons plus de cuirs battus.
[Note. «Battu»: durci, «frappé par un instrument. Fer battu. Feuilles d’or battu. […] Œufs battus en neige. Crème battue, fouettée… Sol battu par les pieds. Foulé. Tennis en terre battue » (Le Grand Robert).]
Je n’insistai pas, et j’achetai chez le pharmacien le plus proche des pastilles au chlorate de potasse et un gargarisme, car j’avais pris mal à la gorge dans mes bottines poreuses.
En rentrant chez moi, je trouvai dans le jardin ma petite fille qui, pieds nus, foulait gaiement l’herbe mouillée, les tessons d’ardoise, les dures dragées du gravier. Sa démarche imitait la liberté charmante des chats, des nègres et des élèves de l’école Jaques-Dalcroze. Je suivais ces fiers talons crottés qui semblaient invulnérables, ces orteils écartés qui choisissaient leur chemin, et je songeais:
[Note. Le nom «nègres» discriminait déjà les personnes par leur couleur de peau, mais n’est devenu systématiquement péjoratif qu’après la 1ère guerre mondiale.]
[Note. Émile Jaques-Dalcroze, musicien et pédagogue suisse (1865-1950) s’est notamment intéressé à la rythmique et aux rapports entre musique et mouvement. Il a inspiré de nombreuses autres disciplines comme la danse, le théâtre, la psychomotricité…]
–Le voilà bien, le vrai cuir battu. Que ne battons-nous ainsi le nôtre? La mode est aux enfants demi-nus, sans souliers ni bas. Mais leurs parents paient fort cher œils-de-perdrix, durillons et ongles incarnés. L’enfant va au Bois sans chapeau, bouclé ou tondu, –sa mère porte un serre-tête rigide de paille, de crin ou de cuir, et cligne un œil sous la migraine commençante. Y aurait-il là une idée confuse de rachat, de compensation, quelque chose comme la mortification volontaire des nonnes et des moines, qui prient et souffrent pour payer les fautes des joyeux pécheurs?…
On peut rêver un moment, couché sur l’herbe déjà poudreuse d’un taillis du Bois, en regardant passer une frise de jambes et de pieds, de bottes hautes et de souliers bas. La mode est à l’empeigne courte, si courte qu’on se demande si toutes ces dames se sont fait rogner une phalange. La mode est au talon haut, ramené sous la voûte du pied: ces dames piquent du nez en avant, comme des poules, tendent la croupe et bombent le dos. La mode est aux souliers trop fins, où s’empreint le moindre caillou: ces dames craignent tous les chocs latéraux et marchent les pieds en dedans.
[Note. L’«empeigne» est le dessus de la chaussure, du cou-de-pied à la pointe.]
Toute notre race, hommes et femmes, a des bases inavouables, et la situation sociale n’y fait rien. Car, bébé chic et moderne qui vas au Bois les pieds nus dans des sandales de daim blanc, quand tu entreras au lycée, maman te choisira de bonnes «chaussures de collège», double semelle, mégis inexorable, et tu commenceras de souffrir… On t’apprendra les mathématiques, les langues vivantes, mais on ne t’enseignera plus à courir, pieds déchaux, sur ta mère la terre. On t’enseignera la gymnastique, on veillera au développement de tous tes muscles, tu sauras lancer le disque, arracher le poids, nager, manier le fleuret, –mais tu ne sauras plus courir, jetant derrière toi tes souliers, sur ta mère la terre. Et tu deviendras l’un de ces fantassins que j’ai rencontrés, il y a quelques mois, sur une route. Au nombre d’une cinquantaine, ils traînaient dans la farine blanche de la route ces coffres de cuir inflexible, garnis de clous, qu’ils injurient du nom de «godasses».
[Note. «Race»: ici au sens actuel de nation.]
[Note. «Mégis»: bain d’eau, de cendre et d’alun utilisé pour tanner les peaux.]
[Note. «Déchaux»: forme ancienne de déchaussé(s).]
J’abordai deux soldats qui boitaient en arrière du détachement:
–Vous êtes blessé? demandai-je à l’un d’eux.
–Blessé? non, me répondit-il en regardant son pied emmailloté de toile. C’est mes souliers neufs… J’ai été forcé de les quitter; j’enflammais du talon.
–Et votre camarade?
–Ah! lui, c’est autre chose… Il a voulu rigoler pieds nus, au repos, alors naturellement il s’est amoché le pouce du pied…
- Sidonie-Gabrielle Colette, Excelsior, 03.07.1916,
repris dans Les Heures longues, 1914-1917, Fayard, 1917,
réédition 2015, pages 225-228,
ou Œuvres, tome II, Gallimard (La Pléiade), pages 577-578.
[Note. Excelsior, «journal illustré quotidien», a paru de 1910 à 1940, avec la collaboration de nombreux artistes.]
Aujourd’hui encore, la majorité des auteurs parlent de ce qu’ils voient. Au contraire, l’écriture de Colette est si souvent plurisensorielle qu’on a du mal à isoler un fragment plus spécifiquement tactile. En l’occurrence, elle suggère surtout la tactilité via les comportements externes des marcheurs, auxquels les lecteurs peuvent s’identifier par empathie: «fouler gaiement, liberté charmante, fiers talons et orteils écartés» de la petite fille; démarche de «poules» ou «pieds en dedans» des élégantes; boiterie des soldats.
Colette ne désigne que deux propriétés du monde extérieur perçues par les pieds, «herbe mouillée» et «dures dragées du gravier», opposées à la perception des seules chaussures: «bottines poreuses» ou «cuir inflexible», annoncé par l’image du «mégis inexorable». Elle insiste plutôt sur la sensation des pieds adultes par eux-mêmes: «œils-de-perdrix, durillons et ongles incarnés», puis phalange «rognée», talon «enflammé» et pouce «amoché».
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