Faute d’éducation adaptée, une part croissante de l’humanité délaisse ses capacités cutanées pour s’en remettre le plus souvent aux informations visuelles. Sans négliger les différences biologiques, voici quelques exemples de ce que la peau permet à d’autres espèces.
Nous rapprochons les éléments tactiles les plus originaux de trois ouvrages récents: Science & vie hors série 266 (mars 2014), Poulpe fiction d’Agnès Guillot et Jean-Arcady Meyer (2014) et Les Portes de la perception animale de Benoît Grison (2021). Sur la diversité des utilisations humaines du toucher, nous renvoyons notamment à nos articles
À quoi servent les empreintes digitales, faire ou sentir,
Différences sensorielles entre les cultures, l’exemple ougandais,
Quand les sciences cognitives rejoignent les techniques javanaises d’apprentissage sensoriel,
La hiérarchie des sens varie selon les époques et selon les cultures,
Le toucher, une friche éducative à mettre en culture.

 

Un duo d'éléphants marche côte à côte dans la savane. Celui de gauche est plus petit que celui de droite. Tout en continuant de se déplacer, le petit touche de sa trompe, comme une caresse, son compagnon de route à la joue.

 

Animaux qui exploitent mieux que nous les vibrations

«L’éléphant émet […] des infrasons (de fréquence basse, inférieure à 20 hertz, ou cycles par seconde), inaudibles pour l’oreille humaine. Les pachydermes africains peuvent ainsi communiquer discrètement à plus de 10 kilomètres de distance ». Du côté de l’émission, «leur grande amplitude (jusqu’à 100 décibels) permet à ces grondements infrasoniques de se transmettre également sur de grandes distances par le sol». Du côté de la réception, «les jambes et le tronc [des éléphants] possèdent une forte concentration cutanée en corpuscules de Pacini, groupes de cellules sensibles aux vibrations, voire aux pressions fortes [que nous possédons en moins grand nombre]: ce sont ces mécanorécepteurs qui contribuent aussi pour une bonne part à la sensibilité tactile de la trompe de l’éléphant» (Grison, pages 94-95). Ce même chercheur ajoute que «leur sens infrasonique leur permettrait de percevoir de fort loin les sons de basse fréquence liés au déplacement des nuages dégorgeant massivement de l’eau de pluie!» (page 167).
Benoît Grison rappelle aussi que «le cobra indien n’est pas sensible à la musique de son charmeur, mais bien à ses mouvements rythmiques et aussi aux vibrations qu’il suscite au sol» (page 110). Chez les crustacés et beaucoup d’insectes, «la sensibilité vibratoire de l’organisme dans son ensemble et le tact se trouvent réellement confondus» (page 118). Cela lui permet de conclure que «le toucher se situe dans la continuité de cette sensibilité corporelle vibratoire» (page 119).

Animaux à vibrisses

«Bien plus que de simples poils, les moustaches de certains animaux sont de véritables antennes, indispensables à leurs déplacements dans le noir. Nommés vibrisses, elles transmettent les vibrations perçues à un organe sensoriel situé à leur base. Activées par la rencontre avec un obstacle ou par des déplacements d’air, elles repèrent tout objet ou toute proie situés à proximité. Sans elles, le loir, petit rongeur essentiellement nocturne, serait perdu. C’est aussi un atout pour les félins, les rongeurs, et plusieurs animaux marins. Certaines espèces d’araignées nocturnes ont, elles, des soies sensorielles sur les pattes. Tout comme les vibrisses, “ces mécanorécepteurs, présents par milliers chez la mygale nocturne, détectent toutes les vibrations liées aux déplacements de l’air et donc des proies”, explique Christine Rollard, du Muséum national d’histoire naturelle» (Bettayeb et Bonneau, page 37).
Comme souvent, les rats sont les mieux étudiés en la matière. «Les vibrisses sont les “couteaux suisses” des rats. Ces derniers les utilisent pour trouver et distinguer de la nourriture, discriminer des textures plus ou moins rugueuses, reconnaître des objets, estimer la vitesse du vent, estimer la vitesse de leur propre déplacement, percevoir les ondes sonores, se maintenir hors de l’eau en nageant, courtiser un partenaire, s’orienter dans un environnement inconnu, jauger la taille d’un orifice avant de s’y engouffrer ou la longueur d’un petit fossé avant de le franchir […] Les vibrations des grandes vibrisses aident à la reconnaissance des sons graves et des textures rugueuses; celles des petites vibrisses reconnaissent les sons aigus et les textures plus lisses. Les fréquences de vibration peuvent être différentes en fonction des types de tâches effectuées, importantes pour explorer, faibles pour reconnaître finement un objet» (Guillot et Meyer, pages 112-113).

Autres formes de sensibilité aux vibrations

«Il n’y voit goutte, ne sent pas grand-chose, et n’entend pas mieux. Pourtant, une fois la nuit tombée sur le désert de Mojave [Californie], quand la température permet enfin de sortir chasser, le scorpion des sables Paruroctonus mesaensis repère immédiatement le moindre insecte passant à sa portée. Et se jette dessus avec une précision diabolique. Sa technique? La même que celle de l’araignée sur sa toile: détecter les vibrations, mais en gardant les pieds sur terre ! Car l’extrémité de ses pattes est dotée de “fentes sensorielles” abritant des neurones sensibles aux déformations mécaniques, qui perçoivent les ondes se propageant par le sol. Via la mesure du délai d’arrivée des ondes entre chaque patte, le scorpion reconstitue la direction et l’éloignement d’un insecte se déplaçant jusqu’à 15 cm de lui. Il sent aussi les ondes souterraines produites par les proies enfouies sous le sable jusqu’à 50 cm! En outre, de longues soies sensorielles très fines et très mobiles, les “trichobothries”, situées elles aussi sur ses pattes, lui indiquent la direction des déplacements d’air induits par les mouvements alentour.» (Bettayeb et Bonneau, page 34).

Détecteurs de rayonnement thermique

«La nuit a littéralement doté les crotales d’un sixième sens! D’ailleurs on voit très bien, sur leur tête, l’organe qui en est la source. “Ce sont les deux fossettes situées de chaque côté du museau, entre les yeux et les narines”, indique Ivan Ineich, spécialiste des reptiles et des amphibiens du Muséum national d’histoire naturelle. Des fossettes hautement techniques: elles abritent des capteurs à infrarouges, véritables petites caméras thermiques! Grâce à elles, impossible de manquer un animal à sang chaud tapi dans l’obscurité. Le crotale perçoit même une image précise de sa forme, tant le système est sensible: il détecte une variation de quelques millièmes de degré. Peu répandue dans le règne animal, la thermoréception se retrouve aussi chez la chauve-souris vampire (Desmodus rotondus), qui l’utilise pour localiser sur ses proies les zones les plus chaudes, celles où affleurent les veines et où il faut planter ses crocs!» (Bettayeb et Bonneau, page 35).

Production et réception d’un champ électrique

«Autour d’eux, il y a de l’électricité dans l’eau… Pour s’orienter, détecter des proies ou communiquer avec des congénères dans des eaux troubles ou rendues noires par la nuit, certains poissons génèrent un champ électrique, dont les variations permettent d’identifier des obstacles, les proies ou les congénères présents sur leur chemin. C’est le cas du Rhamphichthys rostratus, un poisson nocturne des eaux douces d’Amérique du Sud. Faiblement électrique (quelques volts), il émet de très brèves impulsions (une milliseconde) séparées par des intervalles d’une douzaine de millisecondes. Un courant produit par des cellules musculaires génératrices d’électricité, les “électrocytes”, disposées tout le long du corps. Le poisson perçoit ensuite les variations du champ électrique dues à la présence de proies ou de congénères grâce à de très nombreux organes sensoriels implantés sous sa peau, les “électrorécepteurs ampullaires” [en forme d’ampoule]. Répartis sur tout son corps, ils sont en plus forte concentration autour de sa bouche. C’est d’ailleurs en fouillant le sol avec son museau allongé qu’il déniche les vers et les crustacés dont il se nourrit. Il existe quelques milliers d’espèces de poissons sensibles aux champs électriques, dits électrosensibles, dont plus de 500 sont aussi électrogènes (capables d’émettre des décharges électriques)» (Bettayeb et Bonneau, page 36).

Benoît Grison conclut ainsi son ouvrage: «selon la [théorie récente de la] cognition incarnée, les sens, le système nerveux périphérique, interviennent de façon tout aussi décisive que les centres nerveux supérieurs [notamment le cerveau] dans les processus cognitifs: l’animal “pense” avec tout son corps, en interaction avec l’environnement. Au sein du fleuve de la vie, l’intelligence, la conscience et la perception s’élaborent de concert» (page 177). La précision «de concert» souligne qu’il ne s’agit pas d’instaurer une nouvelle hiérarchie, mais d’abolir toute hiérarchie, afin de concevoir les trois champs dans le même plan horizontal et en constante osmose.

Références

Bettayeb, Kheira, et Bonneau, Cécile, 2014, «Le secret des espèces qui vivent la nuit», Science & vie hors série 266 («La nuit comme vous ne l’avez jamais vue»), pages 29-39.
Grison, Benoît, 2021, Les Portes de la perception animale, Paris, Delachaux et Niestlé.
Guillot, Agnès, et Meyer, Jean-Arcady, 2014, Poulpe fiction. Quand l’animal inspire l’innovation, Paris, Dunod.

Lire aussi notre compte rendu du livre de Benoît Grison.

Illustration: ArtTower pour Pixabay.com