Ce neurochirurgien a collecté plus de 90 témoignages, de quelques lignes à quelques pages, auprès d’usagers experts, célèbres ou connus de leurs proches: du vigneron au concertiste en passant par le tennisman… Une belle idée de cadeau pour les fêtes de fin d’année!
Insistons d’abord sur l’excellent rapport qualité/prix de l’objet: 24,5 € pour 300 pages, couverture cartonnée, papier épais, impression aérée; des illustrations sobres, mais qui ajoutent à la respiration de l’ensemble. Dorian Chauvet a sollicité 17 artistes plasticiens et 14 artisans d’art, 11 instrumentistes et autant d’artisans de bouche, 9 chercheurs, 7 sportifs, 7 acteurs et autant de thérapeutes du corps, 3 vignerons, 3 écrivains et 3 membres de forces armées.
Parmi ces témoins, dix-neuf sont des femmes, et trois seulement sont gauchers, comme l’ont été Vinci ou Michel-Ange (page 48): la peintre Anna Stein (page 19), le dessinateur Plantu (page 58) et le mathématicien Jacques Malet (page 278). En retour, le chef cuisinier Grégory Cuilleron, né sans main gauche, ne souhaite être ni greffé, ni même appareillé (page 259). 15 «histoires» abordent la relation entre les deux mains, comme celle du champion de tennis Cédric Pioline, dont la carrière de droitier fut interrompue par un accident à la main gauche: «je ne sentais plus où était ma main et l’équilibre corporel global que je connaissais était rompu. Jusqu’à ce moment-là, je n’avais pas du tout conscience de l’importance de cette main gauche dans mon jeu» (page 236). Pour d’autres notations sur la dualité des mains, lire pages 23, 53, 128, 136, 145, 150, 178, 179, 183, 233, 246 et 268.
Nous ne chercherons pas à synthétiser la multitude des arguments sur les deux lignes directrices qui tiennent à cœur à Dorian Chauvet: les promesses et les dangers de la virtualisation des gestes par l’informatique, d’une part, le mystère des relations entre les mains, les yeux et le cerveau, d’autre part. En fin d’article, nous renvoyons aux autres pages de notre site focalisant sur des thèmes spécifiques. Nous proposons seulement ici un petit florilège apéritif.
Référence
Chauvet, Dorian (dirigé par), 2023, Histoires de nos mains en quatre-vingt-dix portraits étonnés, Paris, Le cherche midi.
«La pâte ne parle qu’à la main»
«C’est un rituel, ma main plonge dans le sac de farine pour sentir la granulométrie, l’humidité, la tenue de cette belle matière première. La main prend une boule de farine, pour la presser et voir si elle se tient, tester son comportement. Ici déjà, une vie se dégage, je perçois à travers mes sens guidés par la main, la finesse et la qualité de mes futures productions. […]
«La main émet des gestes variés alliant douceur et technique –nous pesons, nous façonnons, nous lamons la pâte à l’enfournement pour obtenir différents pains–, mais en fait, la boulangerie implique bien plus que cela.
«Certes le boulanger est aidé de machines, donc du pétrin, mais la main est toujours là, elle vérifie, prend des informations… Car la pâte est un corps vivant qui se forme, respire, se développe, s’assouplit ou se stresse. La main par son toucher ressent tout cela et agira ensuite en fonction. La pâte envoie énormément de messages. Elle doit être lisse, soyeuse, douce, moelleuse, vivante, et surtout ni collante ni déchirée. Ces sensations seront ressenties par les mains et aussitôt transmises au cerveau bien sûr. Cette compétence liée au toucher peut se travailler avec le temps, mais je pense qu’un bon boulanger a une sensibilité accrue. Car la pâte nous parle, en émettant des signaux que seules les mains peuvent comprendre. Elles replongent alors dans la pâte avec un contact incessant. Une relation très sensuelle s’installe: quel bonheur éprouvent les mains de toucher cette pâte, de la caresser, de la façonner, de l’analyser!»
- Frédéric Lalos, boulanger, page 119.
«Une caresse, une tension et un frottement»
«Parmi les gestes les plus spécifiques de ce métier [canut], il y en a un qui pour moi en est l’essence même: le “tordage”. Ce geste que l’on répète mainte et mainte fois est le plus complexe. Il consiste à relier les fils un à un entre une ancienne chaîne de tissage et une nouvelle. Cette action est le savant mélange de trois facteurs. Une caresse, une tension et un frottement.
«La caresse intervient quand on vient sélectionner les fils à casser et à relier. La tension est nécessaire pour casser les fils afin de pouvoir les avoir entre le pouce et l’index. Puis le frottement, quand on roule les fils entre nos doigts en les gardant en tension afin qu’ils se nouent entre eux et tiennent ensemble. Avec le temps, la main se crée une mémoire et ce geste si technique et spécifique devient facile, permettant à l’exécutant de se laisser aller à d’autres pensées. [Le tordage] opération est nécessaire à chaque nouvelle préparation pour un tissage, on le fait plusieurs fois par semaine. Avec le temps il est et devient véritablement ancré dans nos doigts, il s’effectue sans effort avec un automatisme déconcertant pour les novices.»
- Johan Dampierre, canut et couturier, page 143.
«Je ponce, donc je suis»
«Alors cette danse s’affine, les paumes glissent sur l’onctuosité d’une matière sensuelle, les doigts s’allongent et tout le corps participe à prolonger le geste. Le pouce vérifie les reliefs, l’index appuie comme un étau, le majeur étale, l’annulaire caresse et le petit dernier raconte chaque infime variante. La main devient le centre de la création, le tableau se déploie, le corps entier danse au service du geste parfait, même les pieds s’étalent sur le sol pour ouvrir la main à son apogée d’expansion.
«La première chose que j’explique à des apprentis, c’est la relation main et corps. Un corps bien campé, debout sur ses deux pieds, permet à la main et aux doigts d’avoir le geste le plus fin et délicat. Essayez de vous assoir, croisez les jambes de côté et faites le même geste simple, la différence est notable. »
[…] “je ponce, donc je suis”… Lorsque la main saisit un papier de verre, une prêle, un tissu humide, elle s’adapte tout de suite au silence du lissage. Elle devient caressante, se déploie et revient maintes fois avec cette conscience de dialoguer avec la matière en transformation. Elle sent quand l’humidité est nécessaire, ici la matière se noie et demande du temps. Certes, le regard participe à la construction en devenir, mais aucun outil n’a autant de cœur à dialoguer avec amour, tendresse et délicatesse.»
Note. Le Grand Robert n’indique pas l’usage technique du nom prêle, mais précise qu’il vient du latin «*asperella ; de asper “âpre”, la tige noueuse de la plante ayant servi à récurer» grâce à ses aspérités.
- Manuela Paul-Cavallier, doreuse, pages 160—161.
«Le tour est joué, mais par qui?»
«[…] comment expliquer que certains jours je sois mauvais ? Personne ne me l’a prise, mais parfois j’ai perdu la main. Les outils sont les mêmes, le laiton et l’acier n’ont pas changé d’état et pourtant le résultat n’est pas là. Ma main est toujours mienne, mais elle reste gauche et je ne maîtrise plus le geste pourtant si habituel qu’elle exécutait avec adresse. Elle est toujours le prolongement de mon bras, mais j’ai perdu ce qui faisait de moi un artisan d’art. Il y a eu rupture dans ce qui représente donc un binôme main-cerveau. À l’un, la connaissance, à l’autre, la réalisation. Théorie et pratique en quelque sorte.
«Mais l’appairage est plus subtil que cela.
«Par le toucher, ma main m’indique une aspérité, un creux, une bosse et dirige donc le cerveau vers la recherche de la solution gestuelle qu’il faudra appliquer. Ensuite elle exécute, sans problème, la correction nécessaire, et le tour est joué. Mais par qui ? L’œuf ou la poule version artisanale ?
«Et si, comme un athlète qui s’entraîne quotidiennement, la main s’appropriait le geste à force de le répéter ? Il deviendrait plausible de concevoir que le cerveau, moins sollicité, pourrait passer à un autre niveau d’expertise et de transmission d’informations. Se focaliser sur un rythme, une pression, une inclinaison… et optimiser le geste, sa précision, sa finesse.
«Corollaire de cette hypothèse : les jours de contre-performance, est-ce ma main qui ne sait plus ou alors mon cerveau qui n’apporte plus de correction ? Concentre-t-il sur un stress l’énergie qu’il ne donne plus à ma main ? Ce qui signifierait alors que pour que ma main agisse correctement mon cerveau doit être disponible. Je serais assez enclin à valider cela. Je fais un métier de restaurateur, et donc ma main n’est pas là pour créer, mais réparer, reproduire, appliquer un process[us]. Celui-ci doit permettre d’aboutir à un résultat connu avant le début du geste. Mon binôme s’est donc habitué à un état de désinvolture où le cerveau supervise une main suffisamment experte pour qu’elle bascule dans une sorte de pilotage automatique qui la rend autonome.
«Dans ces moments, le travail devient plaisir, non par le résultat produit, mais par l’harmonie qu’il procure puisqu’il permet de rester dans un état second d’unité main-cerveau. Une douce léthargie, une descente en roue libre au cours de laquelle le chemin parcouru perd de sa mesurabilité puisqu’il n’y a plus d’effort. Moment au temps suspendu, qui expliquerait le fait que justement je ne le vois pas passer. Mais l’équilibre est ténu, et si un élément vient le perturber, le continuum est brisé et le geste mal maîtrisé.»
- François Simon-Fustier, horloger d’art, pages 42-43.
Pour d’autres extraits, lire sur notre site
Mains de sculpteurs,
La tragédie de l’œil et de la main,
Kinésithérapie, traiter les cicatrices,
Palucher, une compétence transdisciplinaire,
Éduquer les mains, intuition et raison,
Championnat du monde des tourneurs en poterie par Stéphane Montalto,
et les bonus de nos articles
Une mode tactile presque sans le savoir, l’escalade,
François Daubinet, pâtissier, un artiste plurisensoriel,
Bryan Raquin, ce qu’il y a de palpable dans un couteau.
Réécouter la conférence de Dorian Chauvet et Nicolas Salagnac pour l’AFONT, en suivant ou en copiant dans un navigateur le lien https://www.dropbox.com/scl/fo/h9wkesak0r7cirhwsi3tv/AJsNOCkklSnSZlsOeRc2ioE?rlkey=uuhse0t9juem0ewek2x7a7l16&dl=0.
Photographie d’illustration: Couverture de l’ouvrage.
Commentaires récents