Ce roman fait date parce qu’il est écrit sans utiliser une seule fois la lettre «e» ni aucune de ses variantes. Un des protagonistes se souvient d’un roman qu’il a lu dix ans plus tôt, où la «disparition» affecte les propriétés tactiles de souplesse et de moelleux.

 

Paysage issu des débuts des jeux vidéos. On se trouve dans une vallée dont tous les éléments sont composés de blocs, comme de gros pixels, empilés. Les herbes sont des blocs, les cactus sont composés de blocs, l'aspect sableux de la montagne qui occupe l'arrière-plan - du genre Grand Canyon - est aussi formé d'amoncellement de blocs de tailles différentes, aux bords cassants. Tout le paysage semble fait d'escaliers.

 

[…] parfois, quand il marchait dans un corridor, Ismaïl voyait s’ouvrir un battant: un groom sortait, portant un plat; il allait sur lui, l’ignorant; d’instinct, Ismaïl faisait un bond. Puis disparaissait l’arbin* posant, disons, un album sur un bahut: Ismaïl allait au bahut, avançait la main sur l’album, croyait pouvoir l’ouvrir: il touchait un corps dur, poli, parfait: nul Titan, nul Goliath n’aurait pu à l’instant saisir l’album.
On aurait dit qu’un Troll* malin, un mauvais Kobold* avait tout durci autour du casino, arrosant tout d’un gaz volatil, un fixatif qui s’incrustait partout, allait au plus profond, s’incorporait aux noyaux, aux ions, à tous corps, à tous champs.
Tout paraissait normal, il voyait, il croyait voir, un son faisait un bruit, un parfum parfumait. Il voyait Faustina s’alanguir sur un sofa, ployant sous son poids un gros coussin à capitons. Puis Faustina sortait, laissant choir sur son coussin un lourd bijou d’or garni d’un cabochon d’adamantin*. Ismaïl bondissait, il voyait dans l’abandon du bijou un signal: Faustina l’aimait mais n’osait s’ouvrir, car son mari, ou son amant, ou son ami la faisait pâlir (car nul n’avait pouvoir pour faillir à la Loi qui faisait d’Ismaïl un paria tabou: on n’y touchait pas; il allait où bon lui paraissait, mais on l’ignorait, partout, toujours).
Mais sa main n’affrontait coussin ou bijou qu’un court instant; il abandonnait aussitôt, abattu, transi, hagard: il touchait, non un coussin, mais un bloc dur, compact, un roc aussi dur qu’un diamant: tout paraissait pris dans un magma jointif: on aurait dit un champ clos, fini, un corps indivis au poli parfait, au grain mat: dans son champ, l’humain, ou l’inhumain, gardait un pouvoir positif; ainsi Faustina pouvait ouvrir un battant, s’alanguir sur un divan; ainsi son compagnon pouvait-il lui offrir un whisky; ainsi pouvait-on ouïr un fox-trot, voir surgir un yacht, choir un bijou d’or, sortir un larbin. Mais, hors du champ, or tout indiquait qu’Ismaïl y fût, il n’y avait plus qu’un continuum sans un pli, sans articulation, un corps compact plus compact qu’un stuc, qu’un staff*, qu’un mastic, qu’un portland*; l’imbrication sans jour, la lapidification*, du plain*, du plat, du massif, du mastoc: tout collait à tout, sans solution, sans discontinu.
Son poids n’affaissait aucun coussin: un roc aurait fait un divan plus mou; son pas n’inclinait aucun poil du tapis; sa main n’ouvrait aucun bouton. Il n’avait aucun pouvoir.
Georges Pérec, 1969, La Disparition, réédité par Gallimard en 2006, pages 36-38.

Notes

  • Arbin: ce nom n’existe pas; l’article «l’» permet de ne pas écrire «le larbin».
  • Troll: lutin des légendes scandinaves.
  • Kobold: gardien des métaux précieux enfouis dans la terre, selon les contes germaniques.
  • Adamantin: comparable au diamant. L’emploi inattendu de cet adjectif en fonction de nom a pour premier intérêt d’éviter les «e» que supposeraient les expressions habituelles «cabochon de diamant» ou «en diamant». Le second intérêt est d’insister sur la fermeté, car l’adjectif grec adamantos signifiait «qui a la même dureté que le diamant ou que l’acier».
  • Staff: ici, «composition plastique de plâtre et de filasse (de chanvre, de jute…), employée dans la décoration d’édifices provisoires, la construction de décors. Cf. aussi Aggloméré, stuc» (Le Grand Robert).
  • Portland: d’abord pierre ou ciment de Portland (île britannique), «ciment artificiel obtenu par cuisson de calcaire et d’argile dont les produits sont finement pulvérisés. Le portland, très résistant, entre dans la composition des ciments de fer, des ciments métallurgiques et de hauts fourneaux» (Le Grand Robert).
  • Lapidification: transformation des sédiments (moelleux ou friables) en roche (dure).
  • Plain: graphié avec un «a», ce mot participe à l’évocation d’«un continuum sans un pli, sans articulation, […] sans solution, sans discontinu». Mais l’auteur joue bien sûr sur la confusion fréquente avec la forme «plein», que laisseraient attendre «un corps compact plus compact qu’un stuc, qu’un staff, qu’un mastic, qu’un portland; […] du massif, du mastoc».

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Image d’illustration: Allinonemovie pour pixabay.com