Les Européens ont (presque?) oublié ce qui fut une des grandes peurs de l’Occident. L’anthropologue Fabienne Martin rappelle que cette maladie infectieuse et l’inégalité d’accès à ses traitements ont de graves conséquences sur la sensibilité des mains et des pieds.
Cet article de 2008 contribue à un numéro du Journal des anthropologues consacré aux «usages sociaux et culturels du corps». Nous attirons avant tout l’attention sur les quatre premières pages (265-268), qui rassemblent des informations primordiales concernant les implications tactiles de la lèpre. En effet, grâce à son approche ethnographique, et en se centrant sur la pratique du bandage des mains et des pieds dans une communauté de lépreux de l’Inde, Fabienne Martin décrit le quotidien de personnes en situation d’«insensibilité au toucher, à la chaleur ou à la douleur», pour qui la peau «ne remplit plus sa fonction d’alerte» (page 266). Elle ne consacre donc que la première ligne de son travail aux «nodules, ulcérations, peau luisante, criblée, chairs à vif, chairs rongées» qui suscitent traditionnellement l’horreur des personnes indemnes.
«Cette déficience [tactile] se traduit par une extrême vulnérabilité du corps à l’environnement physique et matériel. Lorsqu’ils se déplacent, qu’ils vaquent à leurs activités et même se reposent, les individus se trouvent constamment exposés aux risques de blessures et d’infection», qui deviendront encore plus graves si elles passent inaperçues (page 266). «Aussi, de manière quotidienne, le lépreux doit-il procéder à son inspection minutieuse, repérer les éventuelles lésions, panser les plaies et surveiller leur évolution» (page 267). Le bandage des mains et des pieds a pour fonction de «protéger des agents infectieux, de permettre une meilleure cicatrisation, d’éviter une détérioration plus grande voire des complications» (page 268).
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Au contraire, ce n’est qu’à la toute fin de sa synthèse pour Sciences et avenir que Camille Gaubert évoque brièvement les handicaps que produit la maladie. Ce type d’approche médicale s’attachent aux mystères scientifiques qui continuent de l’entourer. La lèpre affecte aujourd’hui trois millions de personnes dans le monde, notamment en Inde, au Brésil et au Congo. Elle peut être stoppée, mais son diagnostic reste souvent tardif et ses séquelles irréversibles. Sa bactérie ne peut pas être cultivée, ce qui empêche de produire un vaccin, et les mécanismes de l’infection demeurent mal compris. Elle n’est pas mortelle en elle-même, mais tue par les pathologies qui s’y associent et par la marginalisation sociale dont sont victimes les lépreux.
Les approches historiques et sociologiques montrent comment, même si elle n’est que peu contagieuse et en aucun cas héréditaire, cette maladie suscite depuis trois mille ans des pratiques de ségrégation à l’encontre des lépreux et de leur entourage. En Europe, elles ont connu leur apogée du 13e au 17e siècle, alors même que le nombre de cas diminuait. Les personnes suspectes étaient tenues de se signaler de loin, visuellement par une étoffe rouge et auditivement par la clochette, la cliquette ou la crécelle. Exclues des espaces communs ( y compris les lieux de culte et les cimetières), elles étaient confinées dans des établissements écartés (léproseries, maladreries ou lazarets). Cantonnées dans des emplois misérables (comme la fabrication de corde) ou dans la mendicité, elles étaient condamnées à se marier entre elles.
Cette stigmatisation n’a disparu qu’au 19e siècle, où ont également reculé des expressions du langage courant comme «traiter quelqu’un en lépreux», au sens de refuser de le fréquenter ou de lui adresser la parole, et traiter quelqu’un de «ladre». Cette ancien synonyme de lépreux désignait aussi une personne insensible moralement, en particulier avare, par allusion à l’insensibilité tactile des malades.
Bonus de juillet 2025
Du 23 au 26 juin 2025, France Culture a consacré quatre épisodes de sa série à «L’histoire à fleur de peau». Le premier recevait l’historienne de l’art Sophie Delpeux, autrice de Soigner l’image: destin des beaux cas de dermatologie de l’hôpital saint louis, Presses Universitaires de France, 2025. Elle y raconte la naissance de cette discipline médicale, autour de Jean-Louis Alibert (1768-1837). Elle explique notamment le passage de la description verbale des cas à l’exposition des malades en présence, puis à leurs représentations numérotées et anonymes d’abord par des aquarelles, ensuite par des photographies, enfin par des moulages en cire peinte.
En effet, le noir et blanc rendait les photographies trompeuses pour la formation des médecins. C’est pourquoi le plasticien belge Jules Baretta (1834-1923) se spécialisa, à partir de 1867, dans la prise d’empreintes en plâtre à même la peau des malades, sans égard pour leurs sensations, leur pudeur ou leur humiliation. La collection, enrichie jusqu’en 1958, compte aujourd’hui près de 5 000 moulages de peaux abîmées et d’organes enflés ou rongés. Baretta en fit parfois plusieurs copies pour l’usage privé de médecins ou pour les «musées des horreurs», très à la mode au tournant des 19ème et 20ème siècles, de même que les exhibitions publiques de personnes hors normes.
La démarche, et l’émission qui la rapporte, témoignent donc avant tout de l’hégémonisme du regard et de ses implications déshumanisantes. Mais l’empathie des auditeur/ices leur permettra peut-être d’en approcher la dimension tactile.
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Photographie d’illustration: Pisauikan pour Pixabay.com
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