Plasticienne et docteure en Sciences de l’art, Hélène Parveau s’intéresse ici aux soubassements physiologiques et aux implications psychologiques de cette méthode d’étirement. Elle l’évalue en termes de résonance et de care: d’attention à l’autre et au monde. ……

 

De face, un chat tigré en train de s'étirer. On devine qu'il se tient sur une terrasse en bois avec, en fond, un jardin. Il a les pattes étirées devant lui, le poitrail touchant presque le sol, son derrière est hors-champ. Il ouvre très largement les mâchoires comme s'il baillait. Il s'étire jusqu'au bout des griffes qu'il plante légèrement dans le bois.

 

Dans un monde où le toucher tend à s’effacer au profit d’autres sens, il convient de questionner les pratiques qui le sollicitent pour comprendre la place qui peut leur être accordée aujourd’hui. Certaines disciplines corporelles introduisent une pratique duelle qui engage le toucher. Le stretching assisté est l’une d’elle. Inspirés initialement du yoga assisté, du massage thaï, de la fasciathérapie*, ainsi que de la Facilitation Neuro-Musculaire Proprioceptive (PNF en anglais), les étirements assistés placent le toucher au centre de cette approche.
Si le stretching assisté est connu outre-Atlantique depuis une dizaine d’années, le courant français est porté par Bérénice Aubert et sa méthode: Be Stretch®. Seule représentante de cette discipline en France, son travail questionne, outre l’amélioration de la mobilité et de la flexibilité, une relation à soi, à l’autre et au monde. Pour le dire en quelques mots, Be Stretch® est une méthode de stretching assisté sur table. Si la pratique des étirements est vieille de plus de 5000 ans, les récentes études scientifiques situent l’efficacité du stretching quant à la prévention des blessures, la rééducation après lésion musculaire et le gain d’amplitude articulaire.
Aujourd’hui, les pratiques corporelles font l’objet de recherches construites sur un modèle fondé sur les données probantes (EBM: Evidence Based on Medicine). Les approches en sciences humaines sont quant à elles plus rares. Cette pratique est donc à interroger en regard du toucher qu’elle convoque et des notions qu’elle met en jeu. Il va s’agir de donner quelques pistes d’études pour savoir si la méthode Be Stretch® se rattache davantage à une forme de bien-être ou si, au contraire, la dimension holistique (globale) la rapproche définitivement d’une forme de bien vivre.

Résonance

Nous choisissons ici de partir de la notion de résonance comme capacité à entrer en relation avec soi, l’autre ou le monde. Une relation résonante permet de réinvestir une vie devenue sourde et muette à travers un échange, par une connexion à l’autre: l’autre me transforme et je me transforme à son contact. La résonance, introduite par le philosophe allemand Hartmut Rosa, est selon lui un point d’entrée pour mener une «vie bonne» dans une société où tout va vite. Aussi, la méthode Be Stretch® sera interrogée au prisme de la résonance en observant la relation du donneur du stretch à celui qui le reçoit, tant par le corps que par l’esprit, tant par le toucher que par la confiance.

Le corps du stretcheur comme outil

Dans la méthode Be Stretch®, le corps est l’outil principal du stretcheur. L’ensemble de la séance de stretching se déroule dans l’espace dit “intime” (de 0 à 0,5 m) selon l’anthropologue Edward Hall. Le corps du stretcheur sert tantôt d’outil pour étirer en utilisant sa force, tantôt de base pour induire le calme et le lâcher prise. C’est ce dernier élément que nous interrogeons. Dans son enseignement, Bérénice Aubert insiste sur la sensibilité à développer, le travail à fournir pour ressentir et la nécessité de se mettre à la place de celui qui reçoit l’étirement. Autrement dit, chaque action doit faire l’objet d’un effort particulier d’attention afin de mesurer ce que chaque geste, posture ou mouvement peut produire dans le corps de l’autre.
Ici, plusieurs mécanismes sont à l’œuvre et tendent à rechercher la résonance. Trois phénomènes sont particulièrement identifiables: la neuroception, la corégulation ainsi que le couplage neuronal.
La neuroception fait intervenir la théorie polyvagale* du psychologue américain Stephen Porges. La neuroception est un processus neural qui intervient dans l’évaluation d’un risque ou d’un danger. C’est ce phénomène qui permet d’analyser une menace et de s’adapter à elle. Si un climat de confiance ou de sécurité est détecté, la neuroception permet d’adapter la réponse vagale et de diminuer les mécanismes physiologiques de défense. Ainsi, lorsque le stretché est en contact avec le corps du stretcheur, l’équilibre émotionnel et la maîtrise de son praticien permettent d’induire un climat qui permet le relâchement. Le stretché va pouvoir ainsi trouver la ressource pour se relâcher par “contagion” en quelque sorte par “reproduction” de ce qu’il ressent de son stretcheur.
Si la théorie de Porges est discutée, le phénomène de neuroception est aujourd’hui admis par la communauté scientifique, comme l’écrit Brice Beffara dans sa thèse en sciences cognitives (page 34). C’est ce phénomène qui est à l’origine de la co-régulation, c’est-à-dire la possibilité qu’il y ait une influence mutuelle sur l’état interne de chaque partie prenante. C’est en cela que la pratique induit une dialectique ainsi qu’une adaptation continue aux émotions et au ressenti de chacun.
Enfin, le couplage neuronal est sollicité, puisque lorsque deux personnes interagissent, leurs cerveaux se synchronisent. Lydia Denworth, journaliste scientifique rapporte cette expérience: «les neurones situés dans les zones correspondantes de leurs cerveaux respectifs déchargent en même temps, créant des motifs analogues, comme des danseurs qui se déplacent ensemble. Les zones auditives et visuelles réagissent de la même manière aux formes, aux sons et aux mouvements, tandis que les zones cérébrales d’ordre supérieur semblent se comporter de façon similaire lors de tâches plus difficiles, comme donner un sens à quelque chose de vu ou d’entendu. L’expérience consistant à “être sur la même longueur d’onde” qu’une autre personne est bien réelle, et elle est visible dans l’activité du cerveau».
Un autre phénomène a été mesuré dans les sciences cognitives, comme le rapporte le psychologue allemand Michael Lux: «la compréhension empathique et la synchronisation plus marquée de la conductibilité de la peau du thérapeute et du client est corrélée avec le fait que le client se sent mieux compris par le thérapeute». Il reprend ainsi les études récentes sur la synchronisation interpersonnelle coordonnées par Pavel Goldstein et par Marianne Reddan. Le toucher serait donc au centre de la résonance. Ce serait par lui qu’elle advient. Cette résonance impliquerait une connexion à soi et à l’autre et la capacité à “laisser advenir”. Le nécessaire relâchement est indissociable de l’acceptation de l’impromptu. Cette acceptation conduirait également à une attention qui dépasse la seule relation à soi et à l’autre. Elle viendrait questionner et réinvestir le rapport au monde.

La confiance comme matériau

La confiance dans le praticien est la condition sine qua non à respecter, sans laquelle l’étirement n’est pas possible. Le toucher qui intervient ici n’est pas relatif au soin prodigué par le corps médical ou paramédical. D’une part, la gestuelle et la manipulation du corps par les soignants y sont rares et, lorsqu’elles interviennent, se veulent souvent désincarnées. D’autre part, l’expérience tactile que propose Be Stretch® ne relève pas spécifiquement du massage bien-être, car elle implique un réel engagement du stretché, qui ne vient pas consommer “une prestation de bien-être”. La tactilité qui en résulte mobilise une confiance spécifique.
La société de profits tend à modifier l’approche de ce concept qui relève davantage d’une approche rationnelle, voire d’un mécanisme de réduction des risques, comme l’évoque la philosophe Michela Marzano. Cela place parfois la confiance au centre d’un calcul d’intérêts. Elle est alors la résultante d’une réflexion qui conduit à un enchâssement d’intérêts: “quel bénéfice l’autre gagne-t-il à honorer ma confiance et quel avantage ai-je à la lui accorder?” Cette dérive efface le “saut dans le vide” qui est pourtant inhérent au concept de confiance.
En effet, la confiance tend à exposer une part de sa vulnérabilité. Selon le philosophe allemand Georg Simmel, elle est une «forme de savoir sur l’être humain qui comporte aussi sa part d’ignorance» (page 355). Aussi, dans l’absence de contrat et de maîtrise de ce qui advient, seul l’accord tacite de respect mutuel existe. Cela implique la possibilité d’être transformé, d’être mû par l’autre et de l’accepter. Cette expérience de la confiance inviterait à dépasser le seul cadre du stretch en reconsidérant son rapport à l’incertain. L’hypothèse ici, tendrait à définir la confiance comme tremplin à la résonance.

Le care comme prise de position résonante dans la société d’accélération

La méthode Be Stretch® prend en considération le corps dans son intégralité et tend à valoriser une approche holistique de l’être humain. La dimension du care (prendre soin) héritée des travaux de la psychologue américaine Carol Gilligan en 1982, est très présente dans la méthode. Le care, plus connu en France depuis les années 2000 grâce à la philosophe Fabienne Brugère, n’est pas à entendre au sens de “soin” dans son acception médicale ou paramédicale, mais bien au sens de “prendre soin”, “se préoccuper de”. Si le concept de care est entendu comme une éthique de la sollicitude, Joan Tronto, politologue américaine, l’a élargi au fait de porter attention à autrui au quotidien. Dans le cadre d’une société où tout va vite, telle que l’est notre société d’accélération, l’attention à accorder à autrui passe souvent au second plan. Le fait de “soin” devient un moyen d’engager une attention à l’autre et donc de tenter une reconnexion au monde, d’offrir une possibilité de résonance au sens d’Hartmut Rosa.
La démarche de Bérénice Aubert est d’échanger avec son stretché pour comprendre la relation qu’il a à son corps et à son environnement. Cette démarche est plus largement commune aux pratiques du bien-être, mais prend un sens tout particulier. Ici, comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas uniquement de détente, il s’agit d’étirement. L’approche initiale du care permet de mettre en place l’écoute, la compréhension et la bienveillance préalables à la confiance, puis au lâcher prise que nous venons de voir. Bérénice Aubert s’inscrit dans cette dimension holistique empreinte de care. Il semblerait que le donneur de stretch embrasse un état d’esprit de disponibilité et s’inscrive dans une écologie de l’attention à l’autre. De cette manière le stretcheur manifesterait une volonté de résonance.

Si la méthode Be Stretch® questionne la résonance par bien des aspects, elle tendrait à se rapprocher d’une pratique qui favorise la «vie bonne» selon Hartmut Rosa. Elle contribuerait à lutter contre un rapport à soi, à l’autre et au monde aliéné et déshumanisé.

Hélène Parveau

Notes

• Les adjectifs vagal et polyvagal concernent l’activité du nerf pneumogastrique, dit vague «à cause de ses ramifications dispersées» qui «innervent les viscères contenus dans le cou, le thorax et la partie supérieure de l’abdomen (particulièrement les poumons et l’estomac)» (Grand Robert).
• Le fascia est la bande de tissu conjonctif enveloppant et maintenant chacun de nos muscles et de nos organe.

Références

Beffara, Brice, 2016, Variabilité cardiaque de haute fréquence et comportements prosociaux: approche causale de la théorie polyvagale, thèse de Doctorat, Université Grenoble Alpes et Université catholique de Louvain.
Brugère, Fabienne, 2021, L’Éthique du “care”, Presses Universitaires de France.
Denworth, Lydia, 2023, «Comment nos cerveaux se synchronisent quand nous interagissons?», Pour la science 552.
Goldstein, Pavel, Weissman-Fogel Irit, Dumas Guillaume, et Shamay-Tsoory, Simone, 2018, “Brain-to-brain coupling during handholding is associated with pain reduction”, PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences) volume 115, numéro 11.
Lux, Michael, traduction O. Zeller, 2021, «Les facteurs significatifs du cadre relationnel de la thérapie centrée sur la personne du point de vue des neurosciences», Pratique et recherche 31, pages 21-45.
Marzano, Michela, 2010, «Qu’est-ce que la confiance?», Études 412, pages 53-63.
Porges, Stephen, 2022, traduction française Isabelle Chosson-Argentier et Nico Milantoni, Théorie polyvagale et sentiment de sécurité. Enjeux et solutions thérapeutiques, EDP Science.
Reddan, Marianne, YOUNG, Hannah, Falkner, Julia, López-Solá, Marina, et Wager, Tor, 2020, “Touch and social support influence interpersonal synchrony and pain”, Social Cognitive and Affective Neuroscience, volume 15, numéro 10.
Simmel, Georg, traduction française Lilyane Deroche-Gurcel et Sibylle Muller, 2010, Sociologie. Étude sur les formes de la socialisation, PUF.

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L’Éloge de la main de Jean-Philippe Pierron, pour une tactilité écocitoyenne,
Se réapproprier son corps et sa santé au moyen du toucher
et Des caresses qui soignent.

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Photographie d’illustration: Jonathansautter pour Pixabay.com