À l’occasion de la consigne sanitaire d’«éviter les embrassades», deux enquêtes du printemps 2020 font le point sur la pratique universelle, mais très variable, du baiser: de ses origines anthropologiques dans Télérama à la diversité de ses codes sociaux dans Le Figaro.

Gros plan de deux chatons, joue contre joue, s'enlaçant, l'un donnant un généreux coup de langue à l'autre

Juliette Bénabent et ses interviewés indiquent dans Télérama que l’attouchement volontaire de deux visages, ou de la bouche avec une partie du corps d’autrui, «a longtemps été méprisé par les philosophes, historiens et penseurs en général», parce qu’il était considéré comme une manifestation uniquement corporelle, voire sexuelle. Les Romains distinguaient pourtant sous trois noms différents «le basium, affectueux et familier, l’osculum, civil et respectueux, et le (bien nommé) suauium, charnel et lascif». Et si le baiser amoureux est en effet le seul dont la pratique soit universelle et sans doute immémoriale, Hérodote atteste la coutume de la bise amicale chez les Perses dès le Ve siècle avant notre ère.

Sensorialité

Dans le même article, l’anthropologue David Le Breton insiste sur le fait que «le visage, point le plus élevé de notre corps, au sens physique comme moral, est le lieu même de notre identité humaine. C’est par lui que nous sommes nommé et reconnu». L’essayiste Belinda Cannone ajoute: «le visage est aussi le siège de sens intensément mobilisés lorsqu’on embrasse: la vue, le goût, l’odorat». Seule l’enquêtrice du Figaro, Clémence Pouget, précise qu’«éradiquer radicalement [la bise], ce serait évincer l’un des sens essentiel de notre vie courante : le toucher».
Comme elle n’en dit pas davantage, nous nous essayons à détailler rapidement: ce contact furtif nous permet de connaître instantanément la différence de température entre les deux corps, la présence d’un fard plus ou moins gras et, en son absence, la texture lisse ou veloutée de la peau; la forme plane ou saillante des pommettes, la courbe creuse ou rebondie des joues, leur consistance molle, ferme ou ossue; la position des lèvres en pointe ou en ruban; enfin, l’énergie, la douceur ou le désengagement du geste lui-même…
Quant au baiser amoureux, Belinda Cannone souligne qu’il «n’a d’autre raison d’être que le désir: il n’est pas nécessaire au rapport sexuel, à la jouissance, encore moins à la reproduction». Même si «les plasticiens et artistes qui l’ont abondamment représenté ont souvent pris soin de lui ajouter une dimension inégalitaire, […] cette hiérarchie est absente du baiser réel, qui est le geste de l’altérité par excellence! Il n’existe que parce qu’il est adressé à l’autre et échangé avec lui. On peut faire mille choses seul, y compris érotiques, mais pas embrasser».

Codifications sociales

L’enquête du Figaro approfondit la variation des usages de la bise amicale dans l’espace public au gré des régions et des époques. Totalement absente de certains pays (l’Inde ou le Japon par exemple), elle est plus ou moins attestée en Europe, selon les normes morales en vigueur ou les contraintes pragmatiques. Elle est ainsi condamnée pour impudeur par le concile de Carthage en 397, devient signe de reconnaissance entre chevaliers ou entre clercs au Moyen Âge, mais est réprouvée au XIVe siècle pour cause d’épidémie de peste noire. Elle reparaît avec le baiser galant, de la Renaissance au XVIIIe siècle, avant que le puritanisme bourgeois ne la cantonne à l’intimité familiale jusqu’à mai 1968. Elle s’est peu à peu généralisée depuis cinquante ans, y compris entre camarades masculins et entre connaissances de fraîche date.
«Aujourd’hui, tout le monde embrasse tout le monde» constatait le sociolinguiste Mathieu Avanzi avant la pandémie de Covid-19. Égalitaire et fraternelle, la bise «témoigne aussi d’une volonté de recréer du lien dans une époque et une société qui en manquent parfois cruellement». Ce caractère systématique la transforme cependant, dans certaines situations, en une «convention vide de sens», voire en une contrainte: selon une consultante, «S’embrasser au bureau fait partie de la culture d’entreprise». Or «le fait de se toucher la joue enclenche l’action d’entrer dans la sphère privée de l’autre», reprend Mathieu Avanzi. C’est pourquoi les frondeurs et, plus souvent, les frondeuses antibises «militent pour une réduction drastique de son usage» à l’intimité, et se réjouissent que «s’embrasser [soit] aujourd’hui une absurdité sanitaire».
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Doit-on aller jusqu’à se demander, avec Télérama, «Va-t-il falloir renoncer à s’embrasser?» ou, avec Le Figaro, «la bise à la française reviendra-t-elle un jour»? David Le Breton n’a «aucun doute qu’elle demeure sans limite dans le cadre familial et amical, comme geste élémentaire de la tendresse». Pour ce qui est du baiser amoureux, il assure que «Toute prévention disparaîtra aussitôt que le désir ou l’amour s’en mêleront : deux personnes qui ont envie de s’embrasser le feront sans dilemme. Pimenté d’une légère crainte, empreint d’une plus grande gravité, le baiser pourrait même devenir un geste de confiance extraordinaire».

Bonus de novembre 2022: l’embrassade et le baiser en Cornouaille dans les années 1920


Dans Le Cheval d’orgueil (1975), le conteur et ethnographe franco-breton Pierre-Jakez Hélias (1914-1995) évoque ainsi ses souvenirs d’enfant bigouden du Finistère sud:
«Avant la guerre de 1914, on ne s’embrassait guère dans les familles, sauf lorsque l’un des membres devait partir au loin pour longtemps sans connaître la date de son retour ni savoir même s’il reviendrait. Lorsque le service militaire durait sept ans, dit le sabotier, les parents nous embrassaient au retour, non au départ. On embrassait les marins plus fréquemment que les autres voyageurs parce que leur métier était réputé plus dangereux que tout autre. Les garçons embrassaient leur mère plus aisément que leur père. J’en connais un qui ne touchera les joues de son père que lorsque celui-ci sera étendu sur son lit de mort. De cette réserve, bien entendu, étaient exceptés les enfants jusqu’à l’âge où ils commençaient leur vie de travailleurs, c’est-à-dire, en tout état de cause, avant dix ans.
«La guerre de 1914 a changé cela. Les pertes effroyables des deux premières années qui décimèrent les familles, la misère connue des combattants, les journaux que l’on commençait à lire et qui entretenaient les angoisses au lieu d’engourdir les attentes, les retours des soldats en permission et leurs nouveaux départs vers des promesses de mort, tout cela favorisait les épanchements. Depuis que les héros sont revenus, on a conservé l’habitude des manifestations affectueuses, bien que les absences soient maintenant moins longues et moins dangereuses. Mais il n’est pas question, bien entendu, de s’embrasser tous les jours.
«L’embrassade n’est pas le baiser. Si la génération des combattants, celle de mon père, a appris à baiser les joues convenablement, leurs pères à eux ont encore du mal à s’y mettre. Ils s’en tiennent le plus souvent à cette accolade à l’ancienne mode qui consiste à s’appliquer mutuellement les mains sur les épaules et les joues contre les joues sans aucune intervention des lèvres. On se touche ainsi trois fois les pommettes au nom de la Trinité pour les Blancs, de Liberté-Égalité-Fraternité pour les Rouges. Certains le font quatre fois comme le signe de croix. La quatrième fois, dit Alain Le Goff, s’appelle l’ainsi-soit-il (evelse bezet grêt) qui sert aussi bien pour les Rouges que pour les Blancs. Le tout sans se rapprocher plus qu’il n’est nécessaire.
«Il ne faut donc pas s’étonner si les vieilles gens bougonnent en voyant les femmes embrasser, en dehors des grandes circonstances, leurs enfants en âge d’aller à l’école. Et les écoliers que leur mère mignote après six ans sont la risée de leurs condisciples.»
Éditions Pocket, 1982, pages 485-486.
[Note. Les « Blancs » sont les villageois étiquetés traditionnalistes en matière politique et religieuse ; les « Rouges », leurs concitoyens connus pour être républicains même s’ils vont aussi à l’église. Alain Le Goff est le grand-père maternel de l’auteur. «Le sabotier» désigne sans doute son grand-père paternel.]

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Photographie d’illustration: Guvo59 pour Pixabay.com