Du 28 juillet au 8 août 2025, sur France Culture, Yvane Jacob a consacré dix épisodes de l’émission «Ils ont changé le monde» aux vêtements: du soutien-gorge aux baskets, en passant par la robe portefeuille, le pantalon, le tee-shirt, le pull et le sweat à capuche.

 

Sur fond blanc, l'une des artistes de l'opéra de Pékin pose, souriante et en mouvement dans son costume de scène. Fardée et coiffée (longs cheveux partant d'une frange habillée de perles et bordés de fleurs), elle se tient de profil et balance ses bras lentement d'avant en arrière (le bras gauche est saisi en l'air à l'horizontale, le droit en une diagonale vers le bas, le long de son corps). Ses manches sont tellement longues et étroites qu'elles recouvrent entièrement ses mains et trainent sur le sol, comme si les manches d'une immense chemise dépassaient de son kimono uni bleu nuit. Les manches fouettent ainsi légèrement l'air.

 

«En dix épisodes consacrés aux pièces les plus importantes de notre histoire, l’émission retrace le 20e siècle à travers un objet trop peu considéré: le vêtement. Historiens et créateurs de mode racontent comment il a bouleversé nos manières de bouger, de voir le corps et de penser le monde». Inévitablement, la plupart des nombreux intervenants font la part belle à l’affichage visuel des différences sociales entre hommes et femmes, et entre classes favorisées et défavorisées. Elles et ils le font avec nuance, en montrant que le mouvement général tend à abolir les normes vestimentaires, ce qui n’empêche pas pour autant les stigmatisations.
Une des séquences les plus émouvantes, dans l’épisode sur le hoodie, rapporte comment, la même année 2012, le milliardaire Mark Zuckerberg utilisait ce vêtement pour se donner une image «cool», tandis que l’assassin de Trayvon Martin pensait justifier son geste par l’apparence menaçante que la capuche aurait donnée à cet afro-américain de 17 ans. On apprend d’ailleurs que le sweat à capuche était à l’origine, dans les années 1930, un signe de reconnaissance entre les sportifs des universités américaines, que se sont ensuite approprié les pratiquants de skateboard, danseurs de hip-hop et autres rebelles à l’ordre établi. Inversement, l’épisode sur le pull rappelle qu’il s’agit d’une appropriation bon chic bon genre du vêtement de travail des marins bretons et anglo-normands.
On entendra, toujours à propos du pull, quelques belles observations sur le ressenti tactile des matières. Mais ce sont surtout les remarques kinesthésiques qui intéressent l’AFONT: toutes vont dans le sens d’une conquête du confort et de la mobilité, à commencer bien sûr par l’abolition du corset obligatoire pour les femmes et par leur droit au pantalon.

Contrepoint sardonique

En 1964, dans sa nouvelle «N’accusez personne», le romancier argentin Julio Cortázar donnait une version fantastique et granguignolesque de l’action d’enfiler un pull, en confrontant un adulte à cette difficulté que la plupart des enfants ont pu connaître. Le protagoniste tombera finalement de douze étages par la fenêtre ouverte de sa chambre.]
«[…] l’automne c’est mettre et enlever des pull-overs, c’est peu à peu s’enfermer, s’enfoncer. Il s’éloigne de la fenêtre grande ouverte, va chercher son pull-over et se met à l’enfiler devant la glace tout en sifflant sans entrain un tango. Ce n’est pas facile, sans doute à cause de la chemise qui colle à la laine du pull-over, il a du mal à faire passer le bras, la main avance peu à peu et réussit à sortir un doigt hors du poignet de laine bleue, mais à la lumière du soir le doigt semble tout ridé et crochu avec un ongle noir et recourbé. Il tire brutalement sur la manche du pull et regarde sa main comme si elle n’était pas à lui, mais non, maintenant qu’elle est hors du pull, c’est bien sa main de tous les jours et il la laisse retomber au bout de son bras en se disant que le mieux serait d’enfiler l’autre bras dans l’autre manche pour voir si c’est plus facile ainsi. Apparemment non, car la laine du pull-over se recolle aussitôt au tissu de la chemise et comme il n’a pas l’habitude de commencer par ce bras-là, ça complique encore l’opération, il se remet à siffler pour se donner du courage mais la main n’avance pour ainsi dire pas et il sent bien que sans quelque manœuvre complémentaire, il ne parviendra jamais à la conduire jusqu’à la sortie. Il vaut mieux y aller d’un coup, tout enfiler à la fois, baisser la tête pour la placer à l’endroit du col tandis qu’on engage le bras libre dans l’autre manche en la relevant et en tirant simultanément avec les deux bras et le cou. Dans la soudaine pénombre bleue qui l’environne, il trouve absurde de continuer à siffler, il commence à sentir une chaleur épaisse sur son visage et pourtant une partie de la tête devrait être déjà dehors mais le front et tout le visage sont encore couverts et ses mains ne sont qu’à mi-manche, il a beau tirer, rien ne sort, il en vient à se demander s’il ne s’est pas trompé et s’il n’a pas fait la bêtise de mettre la tête dans une des manches et une main dans le corps du pull-over. Sa main, alors, devrait trouver facilement la sortie mais il a beau tirer de toutes ses forces, rien à faire ; la tête, en revanche, on dirait qu’elle est sur le point de se frayer un chemin car la laine bleue lui serre avec force le nez et la bouche, le suffoque incroyablement et l’oblige à respirer profondément, ce qui mouille la laine devant sa bouche […]»
Julio Cortázar, 1964, traduction française Laure Bataillon, 1968, «N’accusez personne», Gîtes, Paris, Gallimard, pages 140-142.

Écouter les épisodes de la série sur www.radiofrance.fr.

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Photographie d’illustration: Miapoweterr pour Pixabay.com