En contrepoint de notre synthèse sur l’apparition des vêtements, il nous paraît utile de rappeler quelques éléments sur l’histoire du naturisme grâce au numéro 19 de la revue Corps (2021), qui consacre un dossier à la question: «Quels naturismes, quelles nudités?».
«D’après la Fédération française de naturisme, les naturistes français sont au nombre de 2,1 millions. Avec 2,6 millions de naturistes étrangers, la France est la première destination naturiste au monde. En Europe, les naturistes représentent 13,8 millions de pratiquants» (Saurez, section 19).
Changer de point de vue
À partir d’une enquête de terrain réalisée en 2019-2020, Telma Bacon approfondit le fait que la nudité collective est, dans notre société, un travail sur le regard et sur les effets qu’il produit sur soi et sur autrui. «Il existe une règle implicite et tacitement suivie commune à tous les espaces naturistes qui interdit de regarder les parties sexuelles d’autrui afin de ne pas provoquer de gêne. Néanmoins, en ces lieux, le champ de vision est peuplé de corps nus. Il faut alors avoir une vision différente des choses, ne pas voir les parties intimes comme des éléments relatifs à la sexualité mais comme de simples parties du corps sans signification particulière : le nudisme est un contrôle de soi» (section 10). «Le corps est regardé dans sa globalité, sans insistance» (section 15). Réciproquement, «un décolleté, une robe moulante ou des talons hauts véhiculent une image infiniment plus sexualisée qu’un groupe de corps nus, participant d’une potentielle hyper sexualisation du corps habillé» (section 9).
Pour sa part, dans l’introduction de son article, Bruno Saurez se débarrasse trop vite de la question en rejetant sur la «culture du corps libre» en Allemagne le soupçon de prôner «une liberté de corps allant jusqu’à une sexualité libre». Il n’argumente pas non plus suffisamment le lien du naturisme des années 1920 avec «les exemples» du préhistorien Jacques Boucher de Perthes en 1850, de la veuve Duhamel, initiatrice en 1857 de l’Hôpital Maritime à Berck pour les enfants tuberculeux ou rachitiques (section 1) ou du lieutenant Georges Hébert, dont la «gymnastique révolutionnaire en pleine nature, en semi-nudité» fut validée par la Marine française dès 1906 (section 5). Le géographe Élisée Reclus (1830-1905) reste pour lui «le premier théoricien de haut niveau sur les bienfaits de la nudité en commun, autant sous l’aspect sociétal que sous l’aspect hygiéniste» (section 2).
L’exemple marseillais
En détaillant l’histoire du naturisme à Marseille, ce chercheur montre très bien, en revanche, comment l’organisation par l’abbé Urbain Legré d’excursions sportives en pleine nature et en nudité intégrale pour les jeunes de sa paroisse a été cautionnée dès 1907 par le diocèse lui-même (section 4 à 7). Il ajoute que les membres de la Société de Médecine Naturiste de Marseille, créée en 1933, «faisaient presque tous parties du milieu médical. Pour y être accepté, il fallait être infirmier, sage-femme, pharmacien, docteur ou avocat si ce n’était pas le cas on devait être parrainé tout en fournissant un casier judiciaire vierge» (section 9). La municipalité mit à leur disposition l’hôpital désaffecté de l’île du Frioul et le mouvement «changea par la suite de nom pour devenir la Société de médecine préventive et néo-hippocratique» (section 16).
De fait, «les mots pour décrire le naturisme n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui: le terrain naturiste était un “stade”, on ne bronzait pas mais on “s’insolait”, on ne pratiquait pas le naturisme mais on “se réalisait”, on n’était pas nu à la plage mais “en tenue spartiate” et le nudisme était de la gymnosophie (sagesse par la nudité) et le naturisme, une médecine néo-hippocratique qui incluait la nudité» (section 9). Pour l’abbé Legré, «la nudité n’a finalement été que la suite logique de cette recherche permanente d’osmose avec l’air, le soleil et la mer qui composaient la nature, les trois éléments emblématiques des premières thèses naturistes» (secion 6). «Le docteur [Joseph] Poucel [pionnier du mouvement marseillais] concevait le naturisme comme une thérapie pour se maintenir en forme et il conseillait de s’y adonner un jour par semaine» (section 13).
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«Le naturisme ne se résumait donc pas à la simple nudité: c’était une hygiène de vie qui concernait plusieurs domaines. La nudité n’était pas un but en soi mais un moyen de rendre plus simple et plus sage notre façon de vivre» (section 14). Cependant, la question du respect mutuel entre les personnes et de la respectabilité sociale du mouvement naturiste reste si pressante que la conscience tactile de son propre corps et le contact cutané avec l’environnement s’avèrent peu présents dans le dossier.
Notes
- Parmi les autres articles de ce numéro de Corps, celui de Xavier Riondet documente l’intérêt pour le naturisme de chercheurs qui ont fait date dans l’élaboration des pédagogies alternatives, tels que l’instituteur Célestin Freinet, les psychologues Henri Wallon, Henri Piéron et Jean Piaget, ou le pédagogue suisse Adolphe Ferrière, fondateur en 1921 de la Ligue internationale pour l’éducation nouvelle.
- La question du «point de vue» sur la nudité s’est complexifiée depuis la multiplication des images érotiques et pornographiques. Ainsi, à propos des «coquilles» et des «feuilles de vigne» utilisées dans les séries documentaires télévisées Nus et culottés, devenues en 2025 Nues et culottées, François Ekchajzer observe-t-il que «la réglementation [française] protégeant les mineurs ne s’impose qu’en cas de sexualisation des corps» et que certains programmes ethnographiques «diffusés à des horaires familiaux» montrent des femmes aux seins nus et des hommes aux postérieurs visibles. D’où cette interrogation troublante: «la nudité d’une poitrine ou d’une paire de fesses ne serait-elle taboue que si leur épiderme est rose?» (Télérama, 16.07.2025).
- On peut aussi consulter sur arte.tv le double documentaire un peu fourre-tout d’Inga Turczyn, Une histoire de la nudité (2022). Le premier volet, plus historique et sociologique, contient quelques témoignages sensoriels. Le second, plus actuel et psychologique, traite surtout des questions de genre et de sexualité. Ils illustrent la diversité des interprétations possibles du phénomène, que résume ainsi une des participantes: «la nudité peut signifier aussi bien l’humiliation que l’émancipation». arte.tv.
Lire les articles de
Telma Bacon sur shs.cairn.info
et Bruno Saurez sur shs.cairn.info.
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Photographie d’illustration: petfoto pour Pixabay.com
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