En présentant l’anthologie de trente poèmes autour du toucher de l’excellent site Passion lettres, nous déplorions de n’en trouver que quatre où la perception tient le premier rôle. Nous en proposons ici quatre autres qui ont échappé à la sagacité d’Anne Sculfort.

 

Vue d'en haut, une éponge de mer au milieu de galets de plage. Au centre de la photo, une éponge de mer d'un jaune assez vif. Tout autour d'elle, des galets en nuances de gris, eux-mêmes alvéolés mais visiblement durs. L'éponge, elle-même, ressemble à un galet peint mais que l'on sent plus légère, un peu comme un pâton qui aurait commencé à lever.

 

 

Chair des choses

Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde,
Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix,
L’harmonie et le songe et la douleur profonde
Frémissent longuement sur le bout de mes doigts.

Je comprends mieux, en les frôlant, les choses belles,
Je partage leur vie intense en les touchant,
C’est alors que je sais ce qu’elles ont en elles
De noble, de très doux et de pareil au chant.

Car mes doigts ont connu la chair des poteries
La chair lisse du marbre aux féminins contours
Que la main qui les sait modeler a meurtries,
Et celle de la perle et celle du velours.

Ils ont connu la vie intime des fourrures,
Toison chaude et superbe où je plonge les mains !
Ils ont connu l’ardent secret des chevelures
Où se sont effeuillés des milliers de jasmins.

Et, pareils à ceux-là qui viennent des voyages,
Mes doigts ont parcouru d’infinis horizons,
Ils ont éclairé, mieux que mes yeux, des visages
Et m’ont prophétisé d’obscures trahisons.

Ils ont connu la peau subtile de la femme,
Et ses frissons cruels et ses parfums sournois…
Chair des choses ! j’ai cru parfois étreindre une âme
Avec le frôlement prolongé de mes doigts…

Renée Vivien (1877-1909)
Sillages, 1908.

[D’origine britannique, cette autrice a créé en français des poèmes en vers et en prose, des romans et nouvelles, etc. Elle a traduit et popularisé l’œuvre de Sapho et d’autres poétesses de la Grèce antique. La persécution sociale de l’homosexualité et ses déboires personnels expliquent sans doute ici les dissonances de «la douleur profonde», des «obscures trahisons», des «frissons cruels» et des «parfums sournois».]

Sanguine

La fermeture éclair a glissé sur tes reins
et tout l’orage heureux de ton corps amoureux
au beau milieu de l’ombre
a éclaté soudain
Et ta robe en tombant sur le parquet ciré
n’a pas fait plus de bruit
qu’une écorce d’orange tombant sur un tapis
Mais sous nos pieds
ses petits boutons de nacre craquaient comme des pépins
Sanguine
joli fruit
la pointe de ton sein
a tracé une nouvelle ligne de chance
dans le creux de ma main
Sanguine
joli fruit
Soleil de nuit.

Jacques Prévert (1900-1977)
Spectacle, 1951.
(Repris dans Œuvres complètes, tome I, Paris, Gallimard (La Pléiade), page 330.)

[Le titre et les derniers mots du poème évoquent des réalités visuelles qui, en contexte, deviennent des symboles de passion amoureuse. Le «bruit» minime de la «robe» et le craquement léger des «petits boutons» invitent à sentir dans «l’orage heureux», non un vacarme sonore ou des contrastes lumineux, mais, tactilement, l’électricité, la moiteur et la mouvance du désir. On retrouve la kinesthésie dans les verbes «glisser», «tomber» et «tracer». Il s’y ajoute, surtout, la douceur polie du «parquet ciré», de la «nacre» et des «pépins»; la fermeté moelleuse de «tes reins», «nos pieds», «la pointe de ton sein», la «ligne» et «le creux de ma main».]

Je suis l’éponge

Je suis l’éponge aux mille bouches
Ventousées sur le corps du monde
Je suis l’éponge aux mille langues
Qui boivent lèchent lampent
Toutes les couleurs du lait
Vert rouge jaune bleu
Aux commissures aux jaillissures
Je suis énorme et je bave
Regarde quand on m’essuie je ris
Une folle une demeurée une repentie
Je suis l’éponge aux mille lèvres qu’imbibent
À longs traits bus les couleurs du ciel et de la terre !
Deyá [Majorque] 1956

Niki de Saint Phalle (1930-2002)
(Cité par Deyns, Caroline, 2020, Trencadis, Meudon, Quidam éditeur, page 69.)

[Les couleurs sont bien sûr présentes dans cet écrit d’une plasticienne, pour qui l’éponge est aussi un des instruments du travail de peintre. Mais les pores de l’éponge n’ont pas pour métaphore des yeux. Ce sont des «bouches» et des «langues» dont les actions (agies ou subies) impliquent presque toutes un contact: «ventousées, boivent, lèchent, lampent, essuie, imbibent, bus». Une des explications possibles du vers «une folle une demeurée une repentie» est de lire dans «l’éponge» une métaphore de l’autrice et de sa relation d’amour-haine envers le monde et envers elle-même, suite à l’inceste dont elle fut victime dans son enfance.]

Elle serait là, si lourde

Elle serait là, si lourde
Avec son ventre de fer
Et ses volants de laiton
Ses tubes d’eau et de fièvre
Elle courrait sur ses rails
Comme la mort à la guerre
Comme l’ombre dans les yeux
Il y a tant de travail
Tant et tant de coups de lime
Tant de peine et de douleurs
Tant de colère et d’ardeur
Et il y a tant d’années
Tant de visions entassées
De volonté ramassée
De blessures et d’orgueils
Métal arraché au sol
Martyrisé par la flamme
Plié, tourmenté, crevé
Tordu en forme de rêve
Il y a la sueur des âges
Enfermée dans cette cage
Dix et cent mille ans d’attente
Et de gaucherie vaincue
S’il restait
Un oiseau
Et une locomotive
Et moi seul dans le désert
Avec l’oiseau et le chose*
Et si l’on disait choisis
Que ferais-je, que ferais-je
Il aurait un bec menu
Comme il sied aux conirostres*
Deux boutons brillants aux yeux
Un petit ventre dodu
Je le tiendrais dans ma main
Et son coeur battrait si vite…
Tout autour, la fin du monde
En deux cent douze épisodes
Il aurait des plumes grises
Un peu de rouille au bréchet
Et ses fines pattes sèches
Aiguilles gainées de peau
Allons, que garderez-vous
Car il faut que tout périsse
Mais pour vos loyaux services
On vous laisse conserver
Un unique échantillon
Comotive ou zoizillon
Tout reprendre à son début
Tous ces lourds secrets perdus
Toute science abattue
Si je laisse la machine
Mais ses plumes sont si fines
Et son coeur battrait si vite
Que je garderais l’oiseau.

Boris Vian (1920-1959)
Je voudrais pas crever, écrit entre 1951 et 1953, publié en 1962.
• Le masculin a été choisi par Boris Vian. Le Grand Robert indique que, dans ce cas, chose est «substituable à n’importe quel autre nom que l’on ne peut se rappeler, ou dont on veut éviter l’emploi. Bidule, machin, truc, trucmuche».
• «Conirostre» qualifie les oiseaux au bec court et cônique.

[La locomotive et l’oiseau sont décrits de l’extérieur, mais la machine n’est jamais touchée. Elle est évoquée par ses matières et ses formes objectives, puis par les images visuelles et émotionnelles qu’elle suscite. La tactilité y apparaît seulement comme souvenir du «travail», de «la sueur des âges» et de la «gaucherie vaincue» pour la fabriquer: «Métal arraché au sol / Martyrisé par la flamme / Plié, tourmenté, crevé / Tordu». La sensation de vitesse n’est évoquée que par «courrait», et rien n’est dit de son balancement ni de ses trépidations.
Il en va apparemment de même pour l’oiseau, dont l’auteur détaille les parties et les couleurs. Mais c’est le toucher qui, par la sensation et le sentiment de la vie, fait opter pour sa préservation. «Je le tiendrais dans ma main» conduit à interpréter comme des ressentis tactiles le «ventre dodu», puis les «fines pattes sèches / Aiguilles gainées de peau», enfin «ses plumes seraient si fines». La perception tactile «Et son cœur battrait si vite», répétée deux fois, est finalement ce qui emporte la décision.
]

Lire aussi sur notre site Approches poétiques des perceptions tactiles.

Photographie d’illustration: aeforia pour Pixabay.com