La professeure de français Anne Sculfort anime le site Passion lettres, qui abonde en ressources pédagogiques et thématiques. Parmi elles, une anthologie de trente poèmes autour du toucher. L’AFONT présente les quatre textes où la perception tient le premier rôle.
Depuis 2008, Passion Lettres est «un site de littérature, de langue française, de pédagogie du français, destiné aux amateurs, aux enseignants, aux étudiants, aux lycéens et aux collégiens». Son slogan est «Lire, écrire, apprendre, transmettre». Comme souvent, lorsqu’il s’agit du toucher, les ressources disponibles restent peu nombreuses et mal répertoriées. Pour constituer son anthologie, Anne Sculfort détourne donc joliment certains textes de leur finalité, comme un problème du certificat d’études concernant la pression des pieds sur le cannage d’une chaise, ou comme le récit d’Henri Michaux analysé ci-dessous. Elle a également recours à des auteurs albanais, britanniques, chinois, guatémaltèques et portugais. Elle présente huit poèmes du 16e au 19e siècle, période où le toucher est rarement mentionné à l’écrit.
Il est cependant frappant de constater que la grande majorité aborde ce sens de façon très allusive, tantôt métaphorique, tantôt en évoquant les mains comme instruments pour l’action. Nous attirons donc l’attention sur les quatre textes proprement sensoriels.
Pour citer cet article:
AFONT (Association pour la FONdation du Toucher), 2021, «Approches poétiques du toucher», disponible sur fondationdutoucher.org/approches-poetiques-du-toucher.
Sensation
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, — heureux comme avec une femme.
20 avril 1870
Arthur RIMBAUD (1854-1891)
La «sensation» évoquée par Rimbaud se fonde sur cinq perceptions, dont une seule est visuelle («bleus»), et quatre tactiles : Le «picotement» des blés, la pression indiquée par «fouler», rendue plus étroite par la qualification de l’herbe «menue», la «fraîcheur», soulignée du fait qu’elle est sentie par les pieds, et le «bain» de vent, rendu plus intime par la qualification de la tête «nue». Ces éléments explicites invitent le lecteur à être attentif à la tiédeur qu’impliquent les «soirs d’été» et à l’enveloppement que suggère la formulation «dans les sentiers» (plutôt que sur ou par les sentiers). La douceur physique de la situation ainsi projetée forme le cadre où s’épanouiront, dans la seconde strophe, les sentiments de liberté, d’amour et de plénitude.
Midi
Midi. L’air est pesant du soleil qui l’éclaire.
Le passant accablé dont le pas s’accélère
Aux tintements rieurs ou sourds des angélus,
Poussant vers le ciel bleu des soupirs superflus
Et s’épongeant le front mouillé de sueur fine,
Regagne le foyer où l’ombre se confine.
Une femme parfois passe, l’ombrelle en main,
Le visage empourpré du naturel carmin
Que le soleil dépose en la baisant aux joues.
Dans l’air alourdi monte un bruit lointain de roues.
Puis, un silence chaud, que n’adoucit nul vent,
Tombe comme un suaire épais sur le vivant.
1907
Albert LOZEAU (1878-1924)
[Note: au contraire de Rimbaud, constamment en mouvement, le québécois Lozeau a passé la plupart de sa vie entravé par la tuberculose osseuse.]
Là où «midi» et le «soleil» sont classiquement chantés pour leur lumière et leurs couleurs, Lozeau ne recourt qu’à quatre mots purement visuels: «éclaire, bleu, empourpré, carmin», et il convient aussitôt de remarquer que ces mots eux-mêmes sont, en l’occurrence, mis au service de la tactilité. «Éclaire» et «bleu» soulignent que «le ciel» est sans nuage et que «l’air est pesant» par sa seule chaleur. L’absence d’abri est signifiée par les soupirs «superflus» poussés vers le ciel, et par le fait que «l’ombre se confine» dans «le foyer», qui est ordinairement le lieu où l’on se réchauffe. L’épithète «naturel» implique que le carmin du visage empourpré ne provient ni du fard, ni d’un effort, ni d’un sentiment, mais du soleil.
Ce qui rend midi palpable est l’évocation de la chaleur par la sensation de poids qu’elle provoque. L’air est qualifié de «pesant», puis d’«alourdi», et le passant d’«accablé»: on rappellera que le sens d’origine de ce dernier mot est [fatigué par une lourde charge]. Le «baiser» du soleil (métaphore également tactile) est rendu plus appuyé par le carmin qu’il «dépose» comme un matériau sur les «joues». Cette pesanteur culmine, en chute du poème, dans La métaphore du silence qui «tombe sur le vivant» et sa comparaison avec «un suaire épais». L’audition, d’abord sollicitée pour elle-même par les «tintements rieurs ou sourds des angélus», puis par «un bruit lointain de roues», se trouve finalement elle aussi reliée à la tactilité, puisque le «silence» est traité comme une matière, qui sert de support à l’adjectif «chaud» et à la précision de température «que n’adoucit nul vent».
La mention du «suaire» rapproche d’une petite mort la torpeur ressentie, mais les derniers mots du texte restent «le vivant», le propre de «midi» est d’être la moitié du jour, portant la promesse d’un réveil et, selon Le Grand Robert, le «suaire» est d’abord un «linge pour essuyer la sueur du visage»: il fait donc écho à la troisième sensation tactile présente au cœur du poème, celle du passant «s’épongeant le front mouillé de sueur fine». Les deux derniers vers concentrent ainsi les propriétés tangibles de chaleur, d’humidité et surtout de poids mises en place au fil de l’évocation.
Bras cassé (extraits)
Restaient mon bras et ma main hors d’usage. Par la cortisone à haute dose on tenta de les ranimer, par l’électricité, et pour finir par intervention directe. Mais il était presque impossible d’approcher ma main. Elle ne supportait aucun contact… Il le fallut pourtant. Ce fut comme si, sortie des limbes, on la plongeait dans un monde étranger, impossible, inapproprié. Les centaines de points de contact qui sont un seul contact, les massages, dégoûtants, dégradants, c’était chaque fois une foudre insoutenable, une foudre horrible… J’en suffoquais. Je recherchais avec peine ma respiration.
Je retrouve dans mes notes ceci: «Immonde, ignoble, le toucher.» Et plus loin: «Ces sensations, quelle ignominie!» C’était affolant, bizarre, surtout inattendu. Je suppose que sorti de ma main depuis quelque temps, j’y rentrais. Qu’est-ce à dire? Il y avait eu des vacances pour ma main, de grandes vacances, les premières depuis ma naissance. Elle avait fait retraite. Dangereux. Dangereuse grandeur. On la ramenait tout à coup à l’ordinaire. […]
Ma main droite hors circuit, qui des semaines durant n’avait connu des sensations que la plus ascétique, celle de la souffrance, dure, pure, intense, voilà que tout d’un coup sa grandeur par terre, elle recevait en vrac, par des milliers de petits points redevenus sensibles, les sensations, le velours des sensations menues (qui viennent du contact, de la chaleur, de la pression du sang et des chairs, des poussées de l’extérieur), la multitude de ces gentillets messages incessants du petit confort bourgeois et bordel de la réalité ordinaire. Odieux! dégoûtant! Prairies de points cajoleurs. Jamais je n’aurais cru ça. Et la taquinerie des [sensations] légèrement déplaisantes mêlée aux plus avenantes ne valait pas mieux. Répugnante réincarnation.
1973
Henri Michaux (1899-1984)
[Note : nous commentons le passage tel qu’il est découpé sur le site de Passion lettres, et reviendrons sur l’ensemble du texte de Michaux dans un prochain article.]
«Qu’est-ce à dire?». Michaux questionne ici l’expérience extrême qu’il raconte: «c’était affolant, bizarre, surtout inattendu». Il en donne une approximation («ce fut comme si…») et une interprétation («je suppose»). Il confronte deux approches du toucher, diamétralement opposées. D’un côté, «l’ordinaire», que le narrateur a recouvrée au moment où il écrit, puisqu’il évoque au présent «le velours des sensations menues (qui viennent du contact, de la chaleur, de la pression du sang et des chairs, des poussées de l’extérieur), la multitude de ces gentillets messages incessants», sentie comme une «prairies de points cajoleurs», «et la taquinerie des [sensations] légèrement déplaisantes mêlée aux plus avenantes».
D’autre part, la violente phobie vécue au moment de retrouver le toucher qu’il avait perdu, dont témoigne les deux «notes» prises sur le vif: «Immonde, ignoble, le toucher», puis, «ces sensations, quelle ignominie!». Ce rejet est viscéral et se manifeste physiquement: «c’était chaque fois une foudre insoutenable, une foudre horrible… J’en suffoquais. Je recherchais avec peine ma respiration». Mais il ne s’agit plus de la sensation «la plus ascétique, celle de la souffrance, dure, pure, intense», éprouvée «des semaines durant» après l’accident. Il s’agit de la douleur de «ne supporter aucun contact», qui s’exprime avant tout par des jugements de valeur: «les massages, dégoûtants, dégradants», «petit confort bourgeois et bordel de la réalité ordinaire. Odieux! dégoûtant!», «Répugnante réincarnation».
Dans le texte intégral, Michaux précise en note: «dois-je ajouter pour qui en douterait, qu’auparavant je m’étais servi du toucher, comme tout le monde sans dégoût. Je ne m’attendais à rien. Ce qu’il y avait là-dessous, quelle découverte pour moi!». C’est que la fracture physique a occasionné une rupture de la familiarité du monde pour la personne, mais aussi de la personne pour elle-même –ou, dans les termes de certains anthropologues, du corps objet pour le corps sujet. Dans le souvenir du ressenti, «ce fut comme si […] on la plongeait [la main] dans un monde étranger, impossible, inapproprié», «on la ramenait tout à coup à l’ordinaire». Mais l’explication supposée après coup est que «sorti de ma main depuis quelque temps, j’y rentrais». Si le contact et les sensations lui ont paru le «vrac» de «centaines», puis de «milliers de petits points», c’est que la main a été «hors d’usage», «hors circuit», dans les «limbes»: «il y avait eu des vacances pour ma main, de grandes vacances, les premières depuis ma naissance. Elle avait fait retraite».
Mais le contact est inévitable («il le fallut pourtant»), et le retrait du monde apparaît impossible: «Dangereux. Dangereuse grandeur», «sa grandeur par terre». Finalement, l’incompréhension du narrateur («jamais je n’aurais cru ça») s’applique autant au caractère soudainement répugnant de la réalité telle qu’on la touche, qu’au désir impraticable d’exister à distance du monde, sans le toucher.
[Note: dans la suite du récit, Michaux cherche à comprendre une autre énigme, le fait que cette intense perturbation lui ait été causée par les sensations de sa seule main droite, alors qu’il a bien sûr continué à toucher avec tout le reste de son corps, en particulier sa main gauche.]
LES PLAISIRS DE LA PORTE
Les rois ne touchent pas aux portes.
Ils ne connaissent pas ce bonheur: pousser devant soi avec douceur ou rudesse l’un de ces grands panneaux familiers, se retourner vers lui pour le remettre en place, —tenir dans ses bras une porte.
… Le bonheur d’empoigner au ventre par son nœud de porcelaine l’un de ces hauts obstacles d’une pièce; ce corps à corps rapide par lequel un instant la marche retenue, l’œil s’ouvre et le corps tout entier s’accommode à son nouvel appartement.
D’une main amicale il la retient encore, avant de la repousser décidément et s’enclore, —ce dont le déclic du ressort puissant mais bien huilé agréablement l’assure.
1942
Francis Ponge (1899-1988)
À l’exact opposé de l’expérience phobique décrite par Michaux, les poèmes de Ponge sondent avec une inlassable curiosité la variété des objets de notre environnement et de nos relations perceptives au monde qui nous entoure, d’où l’intitulé de son recueil le plus connu : Le Parti-pris des choses. Cette recherche d’une intimité avec le réel concret est ici affirmée dès le titre par le pluriel des «plaisirs», amplifié par le double emploi du nom «bonheur». La première caractéristique du panneau de la porte est d’être «familier», et sa manipulation permet au « corps » de sentir le volume ainsi délimité comme «son nouvel appartement». La relation de confiance entre l’individu et l’espace s’exprime enfin par la réciprocité entre la main «amicale» et le déclic qui «agréablement assure» du bon fonctionnement du mécanisme. Le texte se clôt donc à la fois sur une sensation bienfaisante et sur un sentiment de sécurité.
Cette proximité entre «soi» et le monde est soulignée d’emblée par son opposition avec la distance aristocratique: «Les rois ne touchent pas aux portes. Ils ne connaissent pas ce bonheur». Le Grand Robert précise que, dans cette construction indirecte avec la préposition «à», l’emploi du verbe toucher «exclut la sensation du sujet, pour porter l’attention sur l’objet de l’action», et signifie [porter la main sur]. Les rois évite donc non seulement la perception tactile, mais le contact même avec la matière («dangereuse grandeur» selon Michaux ci-dessus). Pour autant, les seuls mots strictement tactiles du poème sont le nom «rudesse» et le verbe «empoigner». On rappellera, à cet égard, que «douceur» indique le caractère atténué ou harmonieux de n’importe quelle sensation, et que le texte ne mentionne pas la texture (possiblement lisse et douce) des matériaux de la porte.
Ce que Ponge décompose pour en garder la trace, c’est le «corps à corps» entre l’individu et l’objet, auquel il faut être d’autant plus attentif qu’il est «rapide». C’est l’«instant» où «la marche» humaine est «retenue» par la porte et où, symétriquement, la «main» humaine «retient encore» la porte. Il est compris entre le geste initial de «pousser» et le geste final de «repousser», eux aussi symétriques. Cette brièveté est annoncée très tôt par le projet de «remettre en place», mais étirée par les actions de «se retourner» et de «tenir dans ses bras». Cette dernière expression invite à être sensible à la tactilité de tous les autres mouvements, auxquels on ajoutera «le corps entier s’accommode à son nouvel appartement»: dans cet emploi aujourd’hui vieilli, «s’accommoder» signifie [s’adapter, s’installer, trouver la position adéquate].
«Tenir dans ses bras» et «corps à corps» permettent aussi d’interpréter tactilement l’image du «ventre» de la porte, «son nœud de porcelaine» évoquant un nombril, et «le déclic du ressort puissant mais bien huilé». L’huile n’est évidemment pas envisagée comme matière, et aucun des autres mots n’évoque en lui-même le toucher, mais ce qu’ils décrivent est la sensation de résistance souple que le mécanisme communique à la main. Le texte attire ainsi notre attention sur la dimension tactile des mouvements, que les spécialistes nomment kinesthésie.
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Photographie d’illustration: LeoderLiebe pour Pixabay.com
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