En 2012, dans la revue Corps, Marianne Barthélemy et Olivier Rey proposaient cette «étude anthropologique d’une évidence silencieuse», après avoir observé et interviewé une soixantaine de compétiteurs en course sur piste, course de pleine nature (trail) et karaté. …
Les chercheurs rappellent que, «composé de 26 os, 107 ligaments et 19 muscles, [le pied] assure l’équilibre dans la statique et la dynamique, et constitue le facteur essentiel de la locomotion» (section 2). Ils constatent pourtant que, «partie du corps la plus éloignée du cerveau, […] couvert la plupart du temps, opposé à la tête de par son positionnement ou à la main de par son usage, le pied semble échapper non seulement à la vue, mais aussi à la maîtrise, au contrôle raisonné» (section 1). Dans les représentations sociales conscientes, «à la finesse, la minutie et la délicatesse du travail manuel s’opposent généralement la rusticité et la grossièreté de celui du pied». Dans le cerveau des individus, «les connexions neuronales affectées au pied s’avèrent dérisoires comparées à celles dévolues à la face ou à la main, notamment à la langue, aux lèvres ou au pouce» (section 2).
Après enquête, les auteurs peuvent cependant insister sur le fait que «cette évidence ignorée […] recèle des habitudes et des automatismes façonnés silencieusement par la pratique» (section 4). Ainsi, «les comportements, les représentations, les sensations liées au pied se construisent à travers la pratique sportive […]. La course sur piste, le trail et le karaté façonnent [différemment] les perceptions que les pratiquants ont de leurs pieds» (section 19). «L’importance de cet organe dans la production de performance est [donc] inversement proportionnelle à l’attention que les sportifs lui portent» (section 20). Elle «se dévoile progressivement au cours des entretiens» (section 26).
Mise en inconscience
En une seule occasion, et à propos du seul karaté, les auteurs font allusion aux «différences culturelles entre Orient et Occident» (lire par exemple notre article sur les techniques javanaises d’apprentissage sensoriel). La «vision parcellaire des usages du corps» propre à l’Occident semble pourtant en jeu dans les trois fonctionnements qu’ils décrivent (section 14). Chez les coureurs sur piste, «le pied est rarement désigné comme partie du corps importante dans la course, contrairement aux jambes ou aux cuisses, régions du corps les plus douloureuses lors de l’effort» (section 6). Pour les pratiquants du trail, «c’est la tête, le mental» qui prime: «ils sont unanimes à confirmer qu’il est préférable d’“oublier” ses pieds pendant la course, signe que ceux-ci sont en bon état et ne les font pas souffrir» (section 9). Le karatéka français leur «préférera la tête ou “l’esprit”, les mains (pour les saisies, les frappes) ou bien les jambes» (section 13).
La production et le contenu des discours apparaissent plus diversifiés, mais témoignent d’un même besoin d’explicitation. «De façon unanime, tous les coureurs sur piste éprouvent de réelles difficultés à formaliser ces sensations. L’expression de ces dernières leur demande un effort de concentration, de réflexion» (section 6), mais lorsque «l’enquêteur oriente le questionnement sur le pied, celui-ci devient une riche source d’informations» (section 20). Les coureurs de trail «restent […] très laconiques sur les sensations éprouvées» (section 9), mais «sont intarissables sur les “histoires de pieds”» qui ont compliqué telle ou telle épreuve par une blessure (section 10). Enfin, «jambe et pied se confondent spontanément dans les entretiens avec les combattants. Cependant la distinction jambe et pied s’opère progressivement par l’aspect technique de la première (la frappe) et plus mécanique du deuxième (l’appui)» (section 14); dès lors, «les sensations développées chez le karatéka sont importantes du fait d’une pratique exclusivement pieds nus sur toutes sortes de sols» (section 17 –lire en fin d’article le peu que nous avons trouvé sur les coureurs aux pieds nus).
Du côté des pratiques observables, «rares sont les coureurs sur piste qui adoptent un comportement préventif pour éviter les blessures du pied. […] ils n’en prennent soin qu’en cas de douleur récurrente et handicapante» (section 20). «Les karatékas prennent soin de leurs pieds sans même s’en rendre réellement compte. Ils les réparent, les préparent avant la saison, avant l’entraînement, les lavent et les entretiennent (section 18). En revanche, même s’ils «n’entraînent pas de façon spécifique cette partie du corps» (section 11), qu’ils considèrent «comme un simple support doté d’une sensibilité fruste», c’est très consciemment que «les coureurs de trail prennent soin de leurs pieds, à titre curatif et préventif. Une simple ampoule peut en effet mener à l’abandon dans une épreuve longue» (section 22).
En somme, «ces sportifs sont peu centrés sur les sensations pédestres, n’ont pas l’habitude de les formaliser, bref, sont rarement à “l’écoute de leurs pieds”» (section 26 –lire notre article Pourquoi les informations tactiles sont-elles souvent mises en inconscience).
Du «support sensible» à l’«outil technique» et au «symbole»
«Outil technique pour les coureurs sur piste et les karatékas, il reste un simple support sensible pour ces derniers et les coureurs de trail, alors que la dimension symbolique du pied [ne] semble toucher essentiellement [que] les combattants» (section 19).
La «sensibilité» est surtout envisagée comme une contrainte. Pour les karatékas, «le fait d’être à nu, à vif, avec les ampoules, rien que le fait de se frotter au parquet, se brûler la peau (…) cela oblige à accorder à ses pieds une place particulière» (section 17). C’est encore plus vrai pour les coureurs de trail dont «les informations prélevées lors de la pratique sont plus visuelles que tactiles. Les coureurs se livrent à une lecture rapide du terrain pour savoir où poser leur pied sans risquer de se tordre la cheville»; «ils utilisent divers produits en application directe ou bains répétés» pour épaissir leur épiderme tout en conservant sa souplesse (section 10). En revanche, des innovations comme la chaussure «libre», conçue «pour accentuer la proprioception plantaire», ou la chaussure «intelligente», qui «régule automatiquement l’amorti de la semelle» ne se diffusent que très lentement (section 23).
C’est pourtant bien sa sensibilité informative qui fait du pied un outil technique performant. Sur piste, «le serrage de la chaussure, la compression du pied que rend possible la courte durée des épreuves, l’absence parfois de chaussettes permettent la perception de sensations fines et le réglage précis de la position du pied dans les foulées» (section 20, lire aussi section 7). Au combat, «les pieds sont souvent comparés à la racine qui apporte force et équilibre, sensations et énergie» pour des coups beaucoup plus puissants que ceux des poings (section 14). Il ne faut pas avoir «des éponges sous les pieds», mais «le pied spongieux» pour assurer la stabilité et la tonicité du corps (section 16).
Seul «le rapport à son pied du karatéka est […] empreint de symboles de stabilité dans la posture, de sensations dans l’appui, de vitesse dans le déplacement et de puissance dans le coup» (section 15). Les combattants français parlent surtout de la «touche au pied» (avec le pied) ou «pied à la tête», spectaculaire pour le public et qui valorise celui qui la réussit «parce que c’est beaucoup plus difficile à réaliser et que psychologiquement, il […] va prendre le dessus sur l’autre» (section 14).
Éducabilité du pied
«L’éducabilité du pied compense sa mauvaise réputation: en attestent les prouesses “pédibulatrices” que peuvent réaliser les footballeurs, les antipodistes [de cirque*], les peintres pédestres, etc. » (section 2). Pourtant, au stade, «cet aspect est très peu abordé au cours des entraînements ou fait l’objet d’exercices formels (les “gammes”), jamais assortis de retour réflexif» (section 8); «de manière générale, l’entraînement laisse peu de place à l’éducation plantaire, au ressenti» (section 20). Même pour les karatékas, en France, «le pied n’est l’objet que d’attentions incidentes « (section 26).
* Note. Le Grand Robert définit l’antipodiste comme un «acrobate qui exécute des tours d’adresse avec ses pieds en étant couché sur le dos»; «le corps […] n’est pas objet dur et catapulté comme dans la pure acrobatie, mais plutôt substance molle et dense, docile à de très courts mouvements», précise l’exemple de Roland Barthes (Mythologies, page 117).
Les auteurs concluent donc que «la question de l’éducation du pied du sportif reste à explorer», et que «seule une réflexion obligée encouragerait cette relation» des sportifs à leurs pieds. Ils s’interrogent: «ne pourrait-on pas les amener à porter une attention plus forte aux sensations perçues à ce niveau et à exprimer ce ressenti au cours de leur pratique? Ne faudrait-il pas alors, dans le cadre de l’entraînement, affiner les sensations plantaires, éduquer le pied dans la perspective de limiter les blessures et d’améliorer les performances sportives?» (section 26). Lire notre article Le toucher une friche éducative à mettre en culture.
Courir pieds nus?
Les performances des marcheurs et des coureurs de fond aux pieds nus, notamment originaires d’Afrique de l’Est, sont bien connues. Curieusement, leurs sensations et leurs discours ne semblent pas intéresser les chercheurs francophones. Nous n’avons jusqu’ici trouvé que trois références. Dans l’une (en traduction), la chercheuse Xiaojie Tian formule un projet de recherche à partir de ses premiers contacts avec des enfants maasaï du Kenya et de Tanzanie. Leur apprentissage pieds nus des différences entre les nombreuses espèces de plantes épineuses qui les entourent et leurs jeux pieds nus imitant le bétail qu’ils surveillent montrent qu’«il serait intéressant de réexaminer ce que ces expériences du pied non liées à la marche, et notamment les techniques du pied, signifient réellement pour nous au cours de l’enfance» (page 81).
Les deux autres articles répercutent la même étude états-unienne, purement physiologique, dirigée par le biologiste Daniel Lieberman (Harvard University) et parue en 2010 dans la revue de référence Science. Selon Cécile Dumas, dans Sciences et avenir, il en ressort qu’«en posant l’avant du pied, les coureurs [pieds nus] réduisent les forces qui s’exercent lors de l’impact […]. Lorsque le talon [chaussé] se pose, les forces sont plus importantes. Par ailleurs les coureurs pieds nus profiteraient mieux de l’effet ressort fourni par leur cheville, leur voûte plantaire et leurs orteils».
François Savatier précise dans Pour la science: «chez une personne habituée à courir pieds nus, aucun choc n’est mesuré, et la réaction du sol au moment de l’impact du pied n’est que le tiers de ce qu’elle est chez un coureur chaussé. […] Quand le terrain s’y prête, [les coureurs pieds nus] préfèrent soit poser le pied à plat, soit, le plus souvent, poser d’abord l’avant du pied. Dans ce cas, l’impact produit non pas un choc, mais une montée régulière en pression à mesure que se tend l’arc plantaire. Ce dernier restitue ensuite l’énergie élastique qu’il a stockée, à mesure que le pied pivote sur l’avant. Puisqu’elle n’est pas raidie par la chaussure, la cheville du coureur pieds nus transforme en outre une part plus grande de l’énergie cinétique de translation en énergie de rotation du pied, utile pour faciliter la progression vers l’avant».
Bonus sensoriel à Rambouillet (Yvelines)
Depuis 2021, tous les après-midis de juillet et août, la Bergerie nationale propose un parcours multisensoriel qui se fait pieds nus, sur quelque 500 mètres, dans le jardin de Montorgueil. Pendant une demi-heure, on déambule sur des parterres aux textures variées: herbe, paille de chanvre, copeaux de bois, billes d’argile, sable, paillette d’ardoise, cosses de cacao ou laine de mérinos…
- Bergerie Nationale, Parc du château, 78514 Rambouillet
- Tél.: 01 61 08 68 00
Références
Barthélemy, Marianne, et Rey, Olivier, 2012, «Le pied sportif: étude anthropologique d’une évidence silencieuse», Corps 10, pages 209 à 223.
Dumas, Cécile, 2010, «Sommes-nous faits pour courir pieds nus?», Sciences et avenir.
Savatier, François, 2010, «L’homme moderne, né pour courir… pieds nus », Pour la science 389,
Tian, Xiaojie, 2021, traduction française de Valentine Leys, «Un apprentissage “par les pieds”. L’éducation des enfants de pasteurs maasaï», Techniques & culture 76, pages 70-83.
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Contribution des sensations tactiles plantaires à l’équilibre vertical
Tactilité du foulage et de la foulée,
Colette à sa petite fille «Et tu deviendras l’un de ces fantassins…»,
Membres bioniques, pour utiliser un objet la vision ne suffit pas
et Promenons-nous dans les doigts avec Marie-José Pillet.
Lire l’article de Corps sur cairn.info
et celui de Xiaojie Tian en copiant le lien https://www.cairn.info/revue-techniques-et-culture-2021-2-page-70.htm&wt.src=pdf.
Illustration: Mohamed_hassan pour Pixabay.com
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