Pour dénoncer certains errements de l’aménagement du territoire au 20ème siècle, François Maspero a rédigé une page saisissante où, regardant, il se trouve dans une situation cognitive comparable aux premiers instants d’une personne qui touche au lieu de voir.

 

Création photographique artistique. Sur un fond totalement noir, une main à peau blanche (qu'on imagine féminine), de profil, en gros plan, dans un mouvement de vague avec les doigts tendus vers le ciel. Sur le dos de la main, une fleur de type boules de pissenlit, violette, avec des feuilles, est scotchée avec deux pansements couleur chair. La triple tête de la fleur vient effleurer, d'un côté, le haut du pouce, de l'autre, le début de la jointure entre l'auriculaire et l'annulaire. L'index passe au-dessus du majeur dans un mouvement de croisement, comme s'il essayait de toucher la fleur au-dessus, sans y parvenir. Le pouce lui-même, très proche d'une des têtes, n'est pas en contact avec elle.

 

Nombre de musées maquillent leur absence de conception universelle sous l’injonction faussement poétique «Touchez avec les yeux». Et réciproquement, certains militants de l’accessibilité pour tou-te-s promeuvent le slogan «Toucher c’est voir». Nous avons montré dans plusieurs articles que les deux formules sont dangereuses, parce qu’elles superposent deux processus très différents au nom de leur résultat apparemment identique: prendre connaissance d’une forme extérieure. C’est oublier que la forme interagit avec d’autres propriétés, purement visuelles comme la couleur, purement tactiles comme la température, l’hygrométrie ou la consistance; ou encore à la fois visuelles et tactiles, comme la texture. C’est oublier surtout que voir et toucher opèrent selon des processus à peu près inverses:

  • rapide et synthétique, le plus souvent du tout vers les parties, dont le détail demande un effort de décomposition au regard qui les fixe ;
  • progressif et analytique, le plus souvent des parties vers le tout, dont la globalité demande un effort de composition au tact qui les parcourt.

Voilà pourquoi, dans l’immense majorité des cas, «l’usage du monde» est de voir ET de toucher, successivement ou conjointement, même si on n’en retient ordinairement que ce qu’on a vu.

[Le narrateur et sa compagne de voyage prennent le bus à l’aéroport de Roissy-en-France.]
«Le 350 démarre. Il tournicote interminablement sur les courbes hélicoïdales qui entourent les satellites de l’aéroport. Difficile de s’orienter.
«Difficile, c’est le mot. Il faut toujours le répéter, cet espace-là n’a rien de géographique. C’est une juxtaposition de morcellements horizontaux et verticaux, impossible à appréhender d’un regard : entre les talus artificiels où circulent, dessus, dessous, les voies de raccordement opérant parfois de longs virages à bien plus de 180°, presque circulaires – un coup à gauche, un coup à droite, et on retrouve tout le temps le soleil là où on ne l’attendait pas, un coup derrière et le coup suivant encore derrière –, entre les bâtiments qui se dressent çà et là, bouchant les perspectives, cubes, tours, peu identifiables, presque anonymes, inutilisables en tous cas, à première vue, comme repères auxquels on puisse se fier, et les pistes qui vous passent sur la tête, la voie du chemin de fer, les autoroutes que l’on coupe et recoupe, les ponts et les tunnels, et tous ces véhicules qui filent, se doublent, se mélangent et se séparent, gardez-vous à gauche, gardez-vous à droite, et jamais un piéton qui donnerait à tout cela son échelle, non ce n’est pas un espace, ce sont, merci Pérec, des espèces d’espaces, des morceaux d’espace mal collés, avec toujours cette impression qu’il manque une pièce du puzzle pour que cela prenne, reprenne un sens. Mais qui vous demande de donner du sens à tout cela qui n’est fait que pour être traversé ? Et vite. En voiture. Quitte à s’y perdre et à tourner, tourner, tourner. Espaces provisoires.»
François Maspero, 1990/2004, Les Passagers du Roissy-Express: photographies d’Anaïk Frantz, éditions du Seuil, page 30.

Ce que l’aménagement inhumain de Roissy fait découvrir au narrateur, c’est l’«impossible à appréhender d’un regard«, ce sont des éléments «inutilisables […] à première vue, comme repères», c’est «cette impression qu’il manque une pièce du puzzle pour que cela prenne, reprenne un sens». Or les yeux et le cerveau qui interprète leurs signaux n’ont pas l’habitude de se heurter à pareille énigme, tandis que les mains et le cerveau qui interagit avec elles sont obligés de la résoudre dans les situations où ils travaillent en dehors du regard.
En l’occurrence, l’espace est trop grand et le mouvement trop rapide pour que le toucher puisse intervenir. Mais la patiente habitude d’élaborer une représentation mentale pourrait être une aide. Gardons-nous donc, selon la vilaine expression consacrée, de jeter le bébé (tactile) avec l’eau du bain (visuel). Mais aussi de déréaliser le toucher vivant dans la virtualité de la vision métaphorique. C’est au contraire en apprenant à toucher en pleine conscience que chacun/e sera en mesure de cultiver les potentialités propres du tact et l’expérience augmentée qu’apporte son interaction avec la vue.

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Photographie d’illustration: Vika_Glitter pour Pixabay.com