Les perceptions tactiles ont eu le premier rôle dans le «retour à la vie» d’Aristide Barraud, une des centaines de victimes des attentats du 13 novembre 2015. L’AFONT a comparé les deux versions accessibles, l’une orale, l’autre écrite, qu’il a données de ces quelques secondes déterminantes.

Couverture livre Aristide BarraudPour citer cet article:
AFONT (Association pour la FONdation du Toucher), 2020, «“Ces petites choses” qui font “revenir à la vie”», disponible sur http://fondationdutoucher.org/ces-petites-choses-qui-font-revenir-a-la-vie

Une rupture violente dans le déroulement de la vie ordinaire modifie l’attention au monde et fait ressurgir des sensations oubliées. Plusieurs beaux livres sont parus à propos de l’expérience traumatique des attentats de 2015 et du bouleversement qu’elle a provoqué chez ses rescapés, aussi bien sur le moment qu’à moyen terme, pendant les périodes de soin et de rééducation. Celui d’Aristide Barraud est remarquable par ses changements de registre et par sa construction en puzzle dont les micro-tableaux forment peu à peu une fresque dans l’esprit du lecteur. Paru en 2017 aux éditions du Seuil, il s’intitule Mais ne sombre pas, par allusion à la devise de la ville de Paris. De fait, il séduira encore plus les amoureux du Paris populaire et les amateurs de rugby. Mais il parle à chacun(e), comme un tout singulier évoquant une personnalité unique et l’expérience universelle de la résilience.

À l’état ordinaire, la sensibilité d’Aristide Barraud privilégie fortement la vision: passion pour le cinéma, goût pour les hauteurs d’où l’on embrasse tout un quartier, et premier métier de demi d’ouverture de rugby, qui devait avoir une vue d’ensemble des positions sur le terrain pour programmer la stratégie de son équipe… Comme pour beaucoup de personnes, l’ouïe arrive en seconde position, grâce à toutes les formes de musique et plus encore, pour lui, de chanson. Les balles qui lui ont perforé un poumon et fracassé une cheville le rendent attentif à cette sorte de toucher intérieur qu’est la douleur. Mais c’est le toucher externe qui domine dans ses deux «premiers souvenirs après les attentats».

On ne peut pas savoir si l’enregistrement réalisé le 27 octobre 2016 par Christian Delage pour l’Institut d’Histoire du Temps Présent a été fait avant ou après la rédaction du passage correspondant dans le livre (ni d’ailleurs combien d’autres fois Aristide Barraud a raconté ces moments à des proches ou des journalistes). Nous choisissons de citer d’abord la transcription du récit oral, qui implique une part d’improvisation, puis le texte écrit, stabilisé après plusieurs relectures et de possibles corrections:

«C’était une soignante qui a vu que j’étais pas bien et qui est venue me voir on a parlé un petit peu et elle m’a dit: «Vous savez quoi? je vais vous faire un shampooing». J’ai dit: «Non, ça sert à rien». Surtout j’étais allongé, je pouvais pas, je pouvais… même bouger la tête, j’étais allongé, et elle a, elle s’est organisée, elle a, avec d’autres soignantes, d’autres aides-soignantes, elles se sont organisées pour me faire un shampooing, et je… là je crois c’est le moment où je suis revenu à la vie. Je suis revenu à à la vie au moment du de ce shampooing, je sais pas, c’est très bizarre ces sensations, la chaleur, le les mains sur moi, ce ce matin, c’était, voilà, des petites choses comme ça…» [diffusé par France Inter le 13.11.2016]

«J’étais complètement bloqué, je ne pouvais pas bouger. L’état de mon corps se dégradait, je fondais à vue d’œil, j’avais des plaques dégueulasses dans les cheveux. Elle a mis en place un stratagème pour me faire un shampooing à l’horizontale. Un peu de vie a recoulé en moi en même temps que l’eau chaude sur ma tête. J’ai crié de surprise, puis j’ai rigolé de bonheur. Je me souviens de ma voix faible, je ne pouvais plus m’arrêter de sourire. Mes yeux se sont ouverts et se sont plantés dans les siens. Elle rigolait aussi, on était deux enfants qui jouent à l’eau, moment simple devenu cadeau. Les poils de tout mon corps hérissés. Ensuite, l’odeur du savon, la sensation du propre. Changement des draps, la toilette quotidienne. Je me suis endormi en paix.» [Mais ne sombre pas, éditions du Seuil, page 12]

En entendant le récit oral, on pouvait supposer que le livre développerait l’évocation de l’expérience sensorielle. Or, si le toucher reste central, ses perceptions ne sont pas plus détaillées à l’écrit: «Je suis revenu à à la vie au moment du de ce shampooing, je sais pas, c’est très bizarre ces sensations, la chaleur, le les mains sur moi» devient «Un peu de vie a recoulé en moi en même temps que l’eau chaude sur ma tête». L’intensité de la métaphore de «la vie» comme substance palpable qui «recoule en moi» est atténuée par «un peu». On remarque même que «les mains» de la soignante disparaissent, au profit de ses seuls «yeux». La section du livre incluant ce récit s’ouvre d’ailleurs par l’indication: «Les yeux sombres et expressifs d’une aide-soignante que je voyais tous les matins en réanimation ont été mon premier lien avec le monde. Je reconnectais avec l’extérieur en fixant son regard» (page 11).

L’unique détail tactile ajouté concerne «les poils de tout mon corps hérissés». C’est grâce à d’autres composantes sensorielles que la version écrite est étoffée: le cri «de surprise», le rire «de bonheur», le sourire, la «voix faible», «l’odeur du savon» et la sensation générique «du propre». L’impact émotionnel de ces perceptions est fortement marqué par la présence inattendue des mots «bonheur», «paix», et de la métaphore «on était deux enfants qui jouent à l’eau».
La composante tactile apparaît plus développée dans le second souvenir, celui du transfert d’un hôpital à un autre:

«Et le moment où j’ai ressenti le vent et des gouttes de pluie sur mon visage, ça aussi ça a été un retour à la vie très important, ah et voilà, c’était quand j’ai reçu des gouttes d’eau sur mon visage, trois gouttes d’eau j’ai dû recevoir, c’était un moment hyperintense [rire], un moment hyperintense de euh… de sensibilité. Déjà c’était l’eau sur ma peau, le froid après une semaine, euh plus d’une semaine en réanimation et euh… puis voir des bâtiments de… voir des gens dans la rue, c’est… c’était fort. Voilà, c’est mes premiers souvenirs après les attentats.» [diffusé sur France Inter le 13.11.2016]

«Je regardais les visages préoccupés, concentrés autour de moi. J’ai senti de l’air frais après un dédale de couloirs. Il pleuvait, j’ai fait quelques mètres sans protection. Le vent froid a saisi chaque partie de mon corps. J’ai respiré fort, oui, comme un nouveau-né. Mon regard s’est perdu dans le ciel lourd, j’ai vu ces milliers de gouttes tomber du ciel. Certaines se sont posées sur mon visage. Elles ont allumé quelque chose en moi. Comme l’allumette qui enflamme le gaz dans le four, une déflagration de vie s’est propagée. Envahi d’un éclair de confiance et de lucidité. Un sentiment d’éternité. Mon cœur battait fort, je le sentais propulser mon sang jusqu’aux extrémités.» [Mais ne sombre pas, éditions du Seuil, page 12]

Les sensations du «vent» et du «froid», exprimées de manière globale dans l’enregistrement, sont décomposées à l’écrit et rendues progressives par «j’ai senti de l’air frais», puis «le vent froid a saisi chaque partie de mon corps». La disproportion entre une cause minime en quantité, «trois gouttes d’eau j’ai dû recevoir», et un effet «hyperintense» en qualité est soulignée à l’oral par la répétition de ces deux éléments. Elle est transposée à l’écrit dans la comparaison apparemment contre-intuitive avec le feu qui prend: métaphoriquement, l’eau se change en feu et le froid engendre son contraire le chaud, ce qui permet d’insister sur la progression d’allumer à enflammer, puis à la «déflagration de vie» qui se propage. La version rédigée introduit trois autres sensations tactiles: «j’ai respiré fort», «Mon cœur battait fort» et «je le sentais propulser mon sang jusqu’aux extrémités».

La vue tient peu de place dans les deux versions. Elle vient cependant confirmer l’importance du moment en conclusion de l’évocation orale: «et euh… puis voir des bâtiments de… voir des gens dans la rue, c’est… c’était fort». Dans le récit écrit, «je regardais les visages» est l’arrière-plan sur lequel se détachent les événements tactiles, puis la morosité des images sert de faire-valoir à l’action bienfaisante de la pluie: «Mon regard s’est perdu dans le ciel lourd, j’ai vu ces milliers de gouttes tomber du ciel». Comme précédemment, enfin, c’est la force des sentiments positifs de «confiance», de «lucidité» et d’«éternité» qui valide le caractère exceptionnel de cet épisode.

La brève analyse de ces fragments permet d’illustrer concrètement trois conclusions étayées par de nombreux travaux psychologiques, anthropologiques et linguistiques. D’une part, le toucher a un rôle capital dans la conscience de vivre et dans la capacité à habiter le monde. D’autre part, en raison de la hiérarchie occidentale actuelle entre les perceptions, on met moins facilement en mots une expérience tactile qu’un ressenti visuel. Enfin, en raison de la hiérarchie, elle aussi culturelle, entre les perceptions, les émotions et les pensées, une expérience sensorielle est moins facile à valoriser par elle-même que par les sentiments qu’elle suscite.

Références
Barraud, Aristide, 2016, entretien accordé à Christian Delage le 27 octobre 2016, «Attentats du 13 novembre 2015: des vies plus jamais ordinaires», collecte d’entretiens filmés réalisée par une équipe de recherche de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, IHTP.
Barraud, Aristide, 2017, Mais ne sombre pas, Paris: éditions du Seuil.