Le numéro alpha de La Peaulogie a pris pour thème «les coutures humaines». L’AFONT s’arrête sur ses deux derniers articles, qui proposent une typologie des cicatrices, de leurs ressentis et des demandes thérapeutiques (manifestes et latentes) qu’elles suscitent.

 

En gros plan, une cicatrice sur un arbre. Dans l'écorce du tronc, une boursouflure - dont la forme oscille entre le losange et le cœur - marque l'ancien emplacement d'une branche. L'écorce est gonflée sur les bords puis s'enfonce vers la plaie interne, plus claire que le reste et totalement lisse.

 

Cette toute première livraison de la revue comporte dix articles, dont la moitié concerne le traitement des cicatrices dans les arts visuels: tatouage, mais aussi peinture et cinéma. Même les deux textes que nous chroniquons, signés par des médecins, ne font que quelques allusions à la sensibilité douloureuse, et aucune à l’insensibilité perceptive de certaines de ces traces cutanées, avant tout considérées dans ce qu’elles ont d’«affichant». A minima, il faut donc souligner que l’«image de soi» se construit aussi par le toucher et que la plupart des cicatrices sont également tangibles. Par-delà, tout ce que rapportent les auteures sur le souvenir traumatique montre bien que l’apparence est loin d’être seule en cause, et que le mal-être se trouve (seulement) aggravé par le caractère visible de la trace que le regard d’autrui stigmatise.
La dermatologue Magali Bourrel Bouttaz, puis sa consœur Martine Schollhammer et la psychiatre Myriam Chastaing se rejoignent pour rappeler qu’une cicatrice peut être la séquelle
–de maladies (comme la varicelle ou l’acné),
–d’accidents (notamment par brûlure ou par choc),
–de pratiques sociales (excoriations, scarifications),
–d’actions personnelles (automutilations, tentatives de suicide),
–ou d’interventions chirurgicales.
La première autrice y ajoute les cicatrices spontanées, «particulièrement difficiles à gérer»: «aucun traumatisme préalable et voilà qu’une cicatrice en relief disgracieuse s’invite au milieu d’un joli décolleté. Aucun coupable à part la génétique…». On apprend sur internet que c’est notamment le cas des cicatrices dites «chéloïdes» (en forme de pince), dues à une production excessive de collagène qui épaissit et endurcit la peau.
[Note: la structure du premier article n’étant pas explicite sur internet, nous sommes dans l’impossibilité de renvoyer aux sections d’où sont tirées les citations.]

Aléas de la vie et contexte social

À partir d’exemples tirés de son expérience professionnelle, Magali Bourrel Bouttaz resitue le vécu de ses patients dans l’environnement culturel. De manière générale, «la cicatrice est le témoin définitif qu’à un certain moment quelque chose a posé problème», elle «rappelle à la fois la souffrance physique et la violation du territoire symbolique» qui ont marqué ce moment: «cette mémoire est attachée à la peur de la mort, de la douleur, de la dépendance, de l’incapacité à revenir à un état antérieur».
Ce vécu est singulièrement alourdi par l’imaginaire collectif occidental contemporain: «la cicatrice, en tant que rappel d’une limite, heurte de plein fouet les évolutions actuelles de la pensée occidentale, hostile à toute idée de frein et de régulation». «Dans une société qui discrédite la place du corps, au point d’en faire un objet limitant de la toute-puissance humaine, le rappel de son existence en tant que support de la vie a de quoi inquiéter». C’est au contraire «la perfection [qui] est métaphore de réussite, de maîtrise, d’omnipuissance et de séduction, d’invulnérabilité, voire d’immortalité». L’autrice déplore donc que «notre société […] ait perdu de vue que la vie ne se construit pas sans expérience et sans trace, plus ou moins visible».
Au niveau intermédiaire des représentations de groupe, les femmes resteraient encore aujourd’hui plus affectées par le «mythe de la virginité éternelle», alors que pour beaucoup d’hommes «la virilité s’exprimerait à travers la trace du combat». «Les patients opérés de situations dramatiques revendiquent eux aussi la persistance de la cicatrice comme la marque de leur capacité à avoir traversé et survécu à un grand danger».
Au plus près des individus, la vraie question reste cependant «comment [ces peurs] ont-elles été accompagnées par l’entourage, les soignants, le regard et le discours des autres, de ceux qui ne partagent pas la même expérience, ou au contraire de ceux qui ont vécu la même expérience mais qui réagissent de façon différente?». «La cicatrice permet ainsi de mettre en scène quatre personnages : l’individu en sécurité intérieure ou non selon sa propre histoire, le regard de la société sur la différence, le corps propre et sa finitude et l’acte ou la maladie responsable de la cicatrice. Tout le relationnel possible va se construire entre ces différents protagonistes et ce qui va en être dit ou fait entre eux».
«La réponse […] est multiple, allant de l’indifférence affichée à la honte maximale et ce, de façon assez paradoxale, quelle que soit l’origine de la cicatrice». «Si l’individu a une grande sécurité intérieure, la cicatrice aura peu d’impact, dans la situation inverse elle risque de participer à l’effondrement de sa fragilité intérieure».

Responsabilité

S’appuyant également sur le récit de cas concrets, Martine Schollhammer et Myriam Chastaing s’interrogent sur les «demandes d’effacement de cicatrices». Elles constatent que «les plus fréquentes et les plus pressantes concernent essentiellement les cicatrices de lésions auto-infligées et celles liées à l’intervention de tiers vécues alors comme infligées. Dans ces dernières le patient a été victime d’une agression, d’un traumatisme accidentel ou se considère victime d’un aléa thérapeutique… Dans les lésions auto-infligées on peut penser que, même si le patient les a lui-même provoquées, il était en quelque sorte victime, mais alors de lui-même, du fait du caractère irrépressible, parfois compulsif de ses conduites» (section 4). «La cicatrice qu’il regrette le renvoie à cette période dont il a honte et qu’il voudrait oublier» (section 15).
En particulier, ce n’est pas un hasard si «les demandes d’effacement de cicatrices post-chirurgicales sont moins fréquentes pour les chirurgies curatives (chirurgie cancérologique, chirurgie orthopédique) que pour la chirurgie plastique» (section 19). Dans ce dernier cas, «la honte d’avoir eu recours à ce type de traitement à visée esthétique […] peut parfois traduire ce que [les patients] ressentent comme une faiblesse psychique de n’avoir pu assumer leurs particularités physiques. Elle peut aussi traduire la honte de n’avoir pas été assez vigilant, de s’être fait abusé par un praticien aux pratiques qu’ils estiment a posteriori non conformes» (section 20).
Enfin, «les demandes d’effacement des cicatrices post-traumatiques émanent souvent des parents […] qui se reprochent de n’avoir pas su protéger leur enfant ou qui même parfois ont été à l’origine du traumatisme» (sections 17-18).

Tenter, ou non, d’effacer une cicatrice

Magali Bourrel Bouttaz indique que certains patients «deviennent des dysmorphophobiques. Phobique de leur différence visible, ils expriment à travers leur cicatrice tous les degrés d’insécurité intérieure, la cicatrice n’étant que l’alibi pour ne surtout pas parler de ce qui est vraiment honteux en eux. Ces patients sont particulièrement difficiles à prendre en charge, car irrémédiablement leur discours revient sur la cicatrice alors que leurs souffrances psychologiques se situent ailleurs, là où seule la honte donne un sentiment de terrain miné à contourner, à éviter. Accéder à leur demande de traitement médical des cicatrices ne fait que renforcer leur conviction que le problème se limite à la peau, [mais] déplacer le problème sur leur insécurité les fait fuir aussitôt…»
Ses consœurs développent le fait que «derrière la demande manifeste des patients il existe parfois une demande latente d’un autre ordre». Ainsi, «quelquefois, la réponse technologique est adaptée, le résultat clinique est objectivement correct mais la demande du patient n’est pas satisfaite» (section 11). Dans ces cas, «ce n’est pas la trace objective et réelle sur le corps que le patient souhaite effacer mais la représentation psychique qu’il en a» (section 12). «Les tentatives d’effacement dermatologique des cicatrices constituent la réponse à la demande manifeste alors que la demande latente est une demande d’atténuation des affects de honte et de culpabilité (associés à la réalisation des inscriptions sur la peau)» (section 15).
Dès lors, le médecin doit se garder de deux écueils. D’un côté, «une réponse opératoire immédiate, sans entendre la demande latente derrière la demande d’effacement des cicatrices, risque d’aggraver la souffrance», et ce risque est double: «celui de l’aggravation des lésions cutanées, et de l’aggravation de la détresse psychique des patients» (section 8). De l’autre, «un simple refus ne peut être considéré comme une réponse suffisante; le travail du praticien est d’aider le patient à verbaliser sa demande, à élaborer ses attentes et à faire émerger la demande latente derrière la demande manifeste» (section 21).
Les deux co-autrices donnent des exemples positifs de ce travail. Dans un cas, «au cours d’un entretien préalable au traitement, la verbalisation a finalement permis à la patiente d’accepter ses cicatrices et de renoncer à une technique dont la balance bénéfice/risque ne paraissait pas favorable» (section 13). Pour un autre patient, «c’est autant la verbalisation de son histoire que les soins dermatologiques qui l’ont soulagé» (section 14).

Bonus 1: des mains de restauratrice

«[…] j’ai compris que je devais aussi m’en vouloir à moi-même, d’avoir essayé de m’imposer dans ce milieu de cette manière-là, en force.
«Quelque part, c’est vrai que je suis fière de mes bras cde camionneuse et de mes mains. Elles portent un nombre incalculable de cicatrices: des brûlures, des coupures, des points de suture. C’est comme des blessures de guerre et il y a une certaine force là-dedans je trouve. Mais j’espère que je n’aurai plus à retourner à cette guerre-là, j’ai envie de faire de la cuisine en douceur maintenant.»
Hélène, citée par Claire Richard, 2023, Des mains heureuses: une archéologie du toucher, Seuil, pages 173.

Bonus 2: un ventre de mère

«Quand A. m’a dit un matin que des vergetures avaient fini par apparaître sur une partie de mon ventre que je ne pouvais plus voir, j’ai eu envie de pleurer. Aujourd’hui, elles griffent le bas de mon ventre. Les voyant dépasser d’un pyjama un matin, ma belle-fille m’a dit: On dirait les flammes d’un volcan ! J’étais ravie, et ravivée. Quand je les regarde dans la glace désormais, je m’y attache. Car c’est vrai qu’elles ont l’air de flammes et c’est vrai que je suis, finalement, heureuse qu’il reste des traces de ce que mon corps a traversé, écris-je dans mon journal.»
Claire Richard, 2023, Des mains heureuses: une archéologie du toucher, Seuil, pages 173-174.

Bonus 3: nostalgie de cicatrices


“Devenue adulte, plus âgée que la Mère et le Père de sa première enfance, les petites croûtes et cicatrices laissées par le bec du coq disparues depuis longtemps de ses genoux, elle se surprendrait souvent à les effleurer de ses mains quand elle était seule, comme du braille.
“Très souvent, dans son lit. Dans la lumière vive et impitoyable d’une salle de bains, elle examinerait ses genoux, le front plissé, déçue que les cicatrices de son enfance se soient évanouies comme si elles n’avaient jamais été… Il est difficile de se défaire de l’illusion superstitieuse que l’on garde sur la peau des marques indélébiles de son enfance, connues de soi seul.”
Joyce Carol Oates, 2015, traduction française Claude Seban, 2017, Paysage perdu, Rey, pages 35-36.

Références

Bourrel Bouttaz, Magali, 2017, «La cicatrice en trois D: découverte, douleur, définitive», La Peaulogie alpha.
Schollhammer, Martine, et Chastaing, Myriam, 2017, «La demande d’effacement de cicatrices cutanées», La Peaulogie alpha.

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Photographie d’illustration: MabelAmber pour Pixabay.com