En 2019, Germain Meulemans synthétisait dans Communications son «terrain ethnographique réalisé auprès des techniciens et ingénieurs de la branche parisienne d’une grande entreprise de géotechnique» quatre ans plus tôt. Beaucoup de ce travail vital échappe à la vue.

 

Photographie prise à travers une crevasse  dans un mur, formant comme une meurtrière. A travers celle-ci, on distingue sur un fond de lumière, la silhouette d'un homme, de profil, qui pose ses mains sur le mur devant lui. Tout est plongé dans le noir, sauf cette scène perçue à travers la fissure.

 

En dehors des zones sismiques ou de l’émotion médiatique de quelques catastrophes naturelles, «le sol évoque un sentiment de solidité, de compacité, d’indivision et de fiabilité» (page 149). Ce préjugé est encouragé, chez les francophones, par la ressemblance trompeuse entre «sol» et «solide», qui conduit le chercheur à répercuter un faux lien étymologique: les deux mots ont bien en commun le sens de stabilité, mais la famille de «solide» se définit par la cohérence et la cohésion de la matière, alors que celle de «sol» se définit par une forme plate et par une position dans l’espace, comme base verticale –ou comme démarcation horizontale dans le cas du «seuil» (cf. Jacqueline Picoche, Dictionnaire étymologique du français).
Plus généralement, à la suite de l’anthropologue Tim Ingold, on peut dire que «le peu de cas réservé au sol dans l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme se rapporte à une plus large séparation entre ce qui se dresse au-dessus de la surface de la terre et ce qui se trame en dessous, entre le monde physique du sol et le monde aérien des idées». «Le sol apparaît ainsi comme un socle purement matériel pour le déploiement de la vie, de l’histoire et des idées émergeant à sa surface» (même page). C’est donc plutôt le manque d’attention à ce qui ne se voit pas, le mépris pour le travail invisible et la méfiance envers ce qui est dessous et ce qui n’a pas de saillance visuelle, considéré comme informe, qui explique le manque d’attention au sol.
En réalité, «le sol devient ce socle appropriable par une série d’opérations techniques» qui sont «la mission des terrassiers et des géotechniciens», et c’est seulement «du moment que fondations et terrassements sont bien réalisés [que] personne ne peut soupçonner qu’un sol puisse être autre chose qu’une assise solide et pleine» (page 150).

Un objet dérangeant pour la science classique

Du 18ème au milieu du 20ème siècle, «l’histoire moderne de l’ingénierie des fondations –sous ses diverses appellations de mécanique des sols ou de géotechnique– est marquée par une controverse irrésolue autour de la nature même des sols, et de la possibilité et de l’utilité d’établir une théorie générale et prédictive de leur comportement». Or «les théoriciens ne purent jamais caractériser les sols de manière définitive, les regardant tour à tour comme des solides, comme des fluides imparfaits, ou comme des semi-fluides». En 1957, Karl Terzaghi, l’ingénieur autrichien tenu pour être le fondateur de la mécanique des sols moderne, parvint à la conclusion que «les fondations sont faites en “vivant avec les sols”, en accordant une attention constante aux forces qui les traversent et en jouant avec leur équilibre fragile plus qu’en les modelant suivant un dessein extérieur préétabli» (page 150).
En effet, «parler de sol, pour un terrassier c’est faire référence à des couches et des poches d’argiles, de limons, de graviers et autres matériaux géologiques, parfois rapportés par l’homme, tous composés de grains de tailles et de formes différentes» (même page). «Ces couches ont chacune des propriétés différentes, et les fondations de bâtiments traversent souvent plusieurs d’entre elles» (page 151). «Certains matériaux, comme l’argile, deviennent solides et pratiquement cohérents une fois secs. D’autres, comme le sable, sont incohérents lorsque secs, et durs lorsqu’humides. […] L’eau fait gonfler certains sols, stagne dans d’autres, les fait parfois glisser ou s’affaisser, ou en dissout certains composants. Les sols en pente, comme ceux situés sur le versant des collines, peuvent être entraînés sous leur propre poids lorsqu’ils se gorgent d’eau» (page 152).
«Les géotechniciens savent [donc] très bien que la “traduction” du sol en une série de mesures de granulométrie et de teneur en eau permet [seulement] de se faire une idée approximative des propriétés du sol remis dans son contexte» (page 153). Ils en tirent des «hypothèses de sol» (page 154), car ces propriétés “ne sont pas des attributs mais des histoires” selon le mot de Tim Ingold» (page 155). «La description de ces éléments est ancrée dans le présent du matériau, mais renvoie dans le même temps à ses états futurs –non pas à une prédiction du comportement du sol, mais à des potentialités ou dangers éventuels […] qui pourraient se manifester dans l’interaction entre les couches de grains instables, des flux d’eau erratiques, le poids du bâtiment, les propriétés de ses matériaux et la gravité terrestre» (page 153).
Toutes ces composantes «vivent leur vie». Même «la construction des fondations provoque des vides créateurs de mouvements, et tout travail sur la surface a des conséquences sous ou dans la zone environnante», donc sur les bâtiments déjà existants. En particulier, des poches d’eau «sont libérées lorsque le creusement de nouvelles fondations leur ouvre un passage». C’est donc «le déroulement continu des relations entre le sol et son environnement» qu’il s’agit d’anticiper (pages 154-155). Pour décrire cette méthode spécifique, Germain Meulemans présente le raisonnement par «abduction», qu’a proposé le philosophe Charles Peirce et qu’a développé l’anthropologue Stefan Helmreich, en complément des raisonnements classiques par déduction et par induction, (pages 152-153)

Habileté perceptive plurisensorielle

Avant de programmer des fondations et d’excaver, le terrassier analyse différents fragments de sol prélevés par carottage. «Dès que le technicien ouvre le sac ou la gaine d’un échantillon, il le regarde et le touche pour en ressentir la texture, l’homogénéité ou l’hétérogénéité. Il joue avec l’échantillon dans sa main, modifie sa forme, essaie de repérer les changements de couleur et de texture, et le déplace sous la lumière pour mieux en apprécier le grain» (page 151).
L’auteur insiste sur la composante non visuelle de ce travail: «il faut approcher le comportement d’immenses couches de sol à partir d’un engagement tactile et auditif avec une poignée de grains seulement» (page 150). «Au laboratoire, comme sur le chantier, le géotechnicien est particulièrement attentif à la façon dont les grains crissent et grincent. […] «Le son que font les grains de sol dit quelque chose de la manière dont ils se rencontrent. L’engagement de la peau et de l’oreille avec les grains ouvre aux particularités relationnelles de ces derniers, à la façon dont ils se lient ensemble, s’agencent ou se défont aussitôt qu’ils sèchent ou se gonflent d’eau» (page 152).
Cet article «permet de contredire l’idée d’un monde qui serait par nature un arrière-plan matériel à l’histoire humaine, et de montrer que l’épaisseur du sol ne peut être oubliée qu’au prix d’un patient travail de construction et de stabilisation, tant matériel que symbolique» (pages 155-156).

Bonus 1: une évocation tactile du sous-sol


Voici quelques lignes de la recension que Véronique Radier consacrait à l’essai pluridisciplinaire Underland de Robert Macfarlane (éditions des Arènes) dans L’Obs du 01.10.2020:
«[…] S’aventurer dans le ventre de la Terre, c’est l’occasion d’effleurer cette dimension qui nous échappe, prendre conscience que les roches palpitent. “Nous avons tendance à voir dans la pierre une matière inerte, obstinément immuable”, observe Macfarlane. Mais, au regard du temps profond, elle plie quand elle est strates, suinte quand elle est lave, flotte quand elle est plaques, dérive quand elle est galets. Sur des milliards d’années, la roche absorbe, se métamorphose, lévite du fond des mers jusqu’à la surface.
«La défiance des profondeurs invisibles affecte également notre représentation de la Terre. Elle a conduit à une tradition “plane”, horizontale de la géographie et de la cartographie quand, entre gratte-ciel et forages souterrains, notre planète devient plus verticale que jamais […]».

Bonus 2: une description tactile du sol à cultiver


Parmi de nombreuses œuvres très diversifiées, l’auteur tchèque Karel Capek (1890-1938) a consacré un petit livre étonnamment moderne, plein d’humour et de sensorialité, à la passion du jardinage en ville. Les lignes qui suivent passent par le toucher pour attirer notre attention sur le caractère vivant du sol agricole:
«C’est un fait qu’on ne se soucie pas de savoir sur quoi on marche : on se précipite comme un fou et on s’occupe surtout des beaux nuages qui sont là-haut et du bel horizon ou des belles montagnes qui sont là-bas ; mais on ne regarde pas à ses pieds pour se dire que la terre sur laquelle on marche est belle. Il faudrait que vous ayez un jardin grand comme la main ou du moins une simple petite plate-bande, pour que vous vous rendiez compte de ce sur quoi vous marchez. Et alors, mon garçon, vous verriez que les nuages ne sont ni si divers, ni si beaux, ni si terribles que la terre qui est sous vos pieds. Vous verriez qu’il y a de la terre acide, gluante, argileuse, froide, pierreuse, et sale ; vous distingueriez la terre levée comme du pain d’épices et la terre chaude, légère et bonne comme du pain et de cette dernière 114 vous diriez qu’elle est belle comme vous le dites des femmes ou des nuages. Vous ressentiriez un plaisir étrange et sensuel à enfoncer d’un coude votre canne dans une terre meuble ou à triturer dans la main une poignée d’humus pour en goûter la chaleur légère et tiède.
«Et, si vous n’avez pas le sentiment de cette beauté particulière, puisse le destin vous assigner, en manière de châtiment, quelques pieds carrés d’argile, d’une argile semblable au plomb, d’une argile crue et authentique qui sent le froid, qui s’étire sous la bêche comme du chewing-gum, qui rôtit au soleil et qui aigrit à l’ombre, d’une argile méchante, insoumise et pâteuse, gluante comme un serpent et sèche comme une brique, hermétique comme le fer-blanc et lourde comme le plomb. Et maintenant, frappez avec le pic, coupez avec la bêche, cassez avec le marteau, bouleversez tout et travaillez en jurant et en vous lamentant à haute voix. Vous comprendrez alors ce que c’est que l’inimitié et l’obstination d’une matière morte et stérile qui s’est toujours refusée et se refuse encore à devenir une terre de vie ; et vous prendrez conscience de l’effroyable lutte que la vie a dû mener pied à pied pour s’implanter sur la terre, que cette vie s’appelle la plante ou l’homme.»
Karel Capek, 1929, traduction française Joseph Gagnaire, 1933, L’Année du jardinier, éditions 10/18, 2000, pages 113-114.

Lire l’article de Germain Meulemans sur cairn.info.

Photographie d’illustration: LUuy pour Pixabay.com