D’un fluide vital, mais ignoré parce que les tabous liés au toucher, d’un côté, à la sexualité, de l’autre, pèsent sur sa production, au point que son refus peut devenir un problème de santé publique… L’AFONT dissipe un peu de ce Mystère lexical et anthropologique.

 

 

Dans un jardin, statue de bronze de la déesse de la lune, femme chasseuse et guerrière. Nue, de face, un pagne enserrant sa taille, armée d'une lance placée dans son dos, elle pointe du doigt le spectateur en contre-plongée, dans une position de défi.

 

 

Pour citer cet article:
AFONT (Association pour la FONdation du Toucher), 2022, «De quoi la cyprine est-elle le nom?», disponible sur http://fondationdutoucher.org/de-quoi-la-cyprine-est-elle-le-nom.

L’essayiste Caroline Fourest a commencé à médiatiser le mot et les questions qui s’y attachent en juillet 2013, dans un billet que la rédaction de Marie-Claire présentait comme un «coup de gueule». Elle remarquait alors: «Non seulement la sécrétion masculine est sur toutes les lèvres, mais elle s’étale sans pudeur. […] La sécrétion féminine n’est pas seulement plus cristalline, elle est quasiment transparente pour nos imaginaires. À l’image de l’invisibilité de la sexualité des femmes et du désir féminin. Des siècles de domination nous ont appris à ne la deviner qu’en creux du désir masculin, survalorisé et tout-puissant». Trois ans plus tard, le thème devenait presque un lieu commun des rubriques «Santé»: entre autres exemples, Santé Magazine (juin 2016), Les Inrocks (avril 2017), Passeport Santé (janvier 2018), Doctissimo (octobre 2018), 20 minutes (mai 2019) et Neon (mars 2021).
Ces diverses sources désignent par «cyprine» tantôt l’ensemble des sécrétions féminines, tantôt seulement celle des glandes vestibulaires décrites par Caspar Bartholin le Jeune (1655-1738). Ce qui nous intéresse est que ne pas donner de nom exact à cette réalité, officiellement repérée par la physiologie depuis plus de deux siècles, a conduit nos sociétés à prendre le risque de ne pas en parler du tout, de la rendre taboue dans les pratiques, ou même de la confondre avec d’autres réalités comme les excréments.

Les enjeux sociaux

Auparavant, seule la prévalence élevée du sida dans certaines communautés de personnes immigrées avait attiré l’attention de quelques agents de santé sur les croyances et les pratiques entourant ce fluide sans nom, y compris dans notre société. Ainsi, en 2004, l’Association Départementale d’Éducation pour la Santé du Rhône publiait une brochure pédagogique affirmant: «qu’elles soient réalisées dans un but hygiénique ou érotique, les différentes pratiques “culturelles” pour débarrasser le vagin de ses sécrétions naturelles finissent toujours par fragiliser les parois du vagin et du col de l’utérus, dès lors qu’elles sont régulières et qu’elles utilisent des produits détergents et asséchants. Or, si des organes sexuels sains laissent déjà passer le virus du sida à travers leurs parois intactes, il est bien établi aujourd’hui que tout ce qui irrite et blesse la paroi facilite encore davantage la transmission du sida et d’autres infections» (ADES, page 7). L’assèchement favorise également la rupture des préservatifs.
De même, c’est avant tout pour sensibiliser à cet enjeu de santé publique que la brochure indiquait: «contrairement aux représentations négatives véhiculées dans de nombreuses cultures africaines mais aussi occidentales, les sécrétions sexuelles féminines ne sont ni sales, ni dangereuses, ni mauvaises en soi [note 1]. Elles s’éliminent seules et sont indispensables au bon équilibre du milieu vaginal. Elles favorisent la procréation. […] Elles protègent des irritations dues au frottement lors des rapports sexuels et permettent une pénétration non traumatisante pour les femmes mais aussi pour les hommes. Elles favorisent par conséquent l’accès au plaisir sexuel» (même page).
Le dialogue conduit avec plusieurs associations pour élaborer cet opuscule et pour évaluer les actions de prévention auxquelles il a servi de support a permis à l’Observatoire Régional de la Santé Rhône-Alpes d’identifier tout un éventail de croyances et de pratiques néfastes. La plus simple réside dans la toilette trop profonde et trop fréquente, pouvant enclencher un «cercle vicieux» entre sécrétion inflammatoire, irritation, nettoyage, et ainsi de suite. Une jeune femme témoigne: «Ce sont des pratiques qui se transmettent de filles à filles, de copines à copines… Si elles ne le font pas, on va leur dire qu’elles sont sales» (ORSARA, page 9). Une autre indique: «il y a aussi des hommes qui critiquent les femmes qui ne font pas la toilette, ils disent que quand tu vas avec elles, c’est comme si tu vas dans la boue» (ORSARA, page 10).
Certaines femmes utilisent de surcroît des matériaux asséchants ou astringents: feuilles, écorces, gros sel, pierre d’alun ou même naphtaline. Elles justifient ces pratiques par les attentes, réelles ou supposées, des hommes. Au niveau sensoriel, «on peut faire l’hypothèse que pour certains hommes il y a une sorte de confusion entre le plaisir obtenu grâce à un vagin étroit (ou tonique) et un vagin aux parois sèches, mais aussi qu’il y a une auto-censure face à une pratique qui peut les gêner physiquement, mais qui est valorisée socialement» (ORSARA, page 14). Au niveau fantasmatique, «La sécheresse du vagin peut […] permettre au partenaire masculin de constater qu’il est avec une femme “propre” et “comme il faut” (idéal de pureté), mais aussi d’éprouver des sensations qui se rapprocheront de celles obtenues en pénétrant une femme vierge (ce qui renvoie encore à un idéal de pureté)» (ORSARA, page 12). Réciproquement, l’observance de telles pratiques est entretenue par des idées reçues du type: «il y a des hommes qui pensent que la femme qui n’est pas sèche est une femme très légère», ou «pour les hommes, plus tu es mouillée, plus tu es une femme facile» (témoins cités par l’ORSARA, page 13).
L’impératif de santé publique aboutit donc inévitablement à déconstruire tout un système d’aliénations. Pour certaines femmes, «même si cette pratique peut être douloureuse, elle est jugée nécessaire et marque également, […] une capacité à assumer un statut et un rôle de femme» (ORSARA, page 10). Dans certains groupes sociaux, «en matière de sexualité, comme en matière de vie quotidienne, la femme doit d’abord penser aux autres, notamment lorsqu’il s’agit de son partenaire» (ORSARA, page 15). Plus profondément encore, «le fait que les femmes soient souvent en charge de la santé et du bien-être des différents membres de la famille, au travers des soins quotidiens, de l’alimentation, etc., fait que leur propre santé et bien-être sont parfois mis de côté, faute de temps, de disponibilité mentale, et de sentiment qu’il est normal de s’occuper de soi» (ORSARA, page 58).

L’histoire du mot

«Nommer quelque chose dans un texte aussi institutionnel qu’un “grand” dictionnaire, c’est lui donner une reconnaissance officielle», explique la linguiste Laélia Véron au magazine Neon. Dans le même article, Marie-Hélène Drivaud, directrice éditoriale du Petit Robert, affirme: «Tous les dictionnaires ne reflètent pas la même société, les mêmes valeurs». De fait, en 2021, seuls les ouvrages de cet éditeur intègrent cyprine dans son sens biologique, en le considérant encore comme «didactique» et en le datant des années 1970, notamment dans l’œuvre de l’écrivaine française Monique Wittig (1935-2003).
La base de données Frantext révèle que le mot apparaît en français écrit au XVIème siècle. Il s’agit dans dix cas du prénom de personnages de roman ou, à 26 reprises, du surnom poétique de la déesse Vénus, particulièrement honorée dans l’île de Cypre (ancienne forme de Chypre). En deux occurrences, on le rencontre comme adjectif pour qualifier le sentiment amoureux, «cyprine flamme» ou «cyprine alarme», et dans un cas comme nom commun pour désigner des femmes amoureuses: «Nous tenons le contre-rôle Des filles qui vont aimant, […] Nous savons combien de fois L’œil de la mère des mois A secouru ces cyprines» (Jean Auvray, «Les secrétaires du cimetière ès innocents», 1623).
Le mot n’est plus attesté par Frantext entre 1637 et 1896, où on le retrouve chez le poète Jean Moréas, trois fois pour désigner la déesse, et une fois pour nommer la planète Vénus, étoile du soir: «la cyprine Vesper». Entre temps, au début du XIXème siècle, est apparu le nom homonyme désignant un minéral de couleur bleue, ou cette nuance de couleur, à partir du nom grec et latin du cuivre. Le mot cuivre est lui-même issu du nom de l’île méditerranéenne qui était une grande exportatrice de ce métal, mais les deux mots français cyprine ne sont très indirectement reliés que par cette étymologie lointaine, et pas par leur signification.
Le sens biologique actuel est bien sûr lié à la déesse de l’amour, et il s’avère très antérieur aux années 1970. Aucune des sources que nous avons consultées ne mentionne son emploi, dès 1833, dans un texte anonyme attribué à Alfred de Musset: «Ma cyprine brûlante tressaillit un instant dans mes reins. Oh! Quelle jouissance! Je la sentais courir en jets de flamme et tomber goutte à goutte au fond de ma matrice. Tout en moi ruisselait d’amour» (Gamiani ou deux nuits d’excès, éditions La musardine, 1998, page 105). Malgré l’approximation physiologique attribuant sa production aux «reins», le fluide désigné est sans équivoque, et si l’auteur utilise le mot, c’est qu’il savait pouvoir être compris, au moins par le public initié auquel il destinait le livre.
Cette attestation ancienne (qui n’est pas forcément la première) apparaît dans un texte brutalement misogyne, dont la pornographie inclut l’assassinat d’un des personnages féminins par l’autre, qui se suicide avec le même poison. Il convient de le resituer comme une réponse hyperbolique au puritanisme, lui-même exacerbé, de la société française du XIXème siècle. De fait, les récits de leur vie que font chacun des trois personnages, y compris le protagoniste masculin, témoignent des dangers du refoulement, car ils obéissent tous à des cycles successifs de frustration, de décompensation, de remords, et ainsi de suite. On y trouve donc la preuve par l’inverse qu’en donnant à l’érotisme sa juste place dans les discours ordinaires, on peut espérer promouvoir une sexualité mieux partagée et mieux assumée.

[Note 1. Dans les sections 17 à 26 d’un article consacré aux représentations artistiques des «soins que les femmes apportent à leur sexe», la chercheuse en psychologie sociale Denise Jodelet détaille les traditions juives et musulmanes en matière d’hygiène intime, car «les prescriptions rituelles rendent accessibles les gestes de la toilette de purification». En revanche, dans les cultures chrétiennes où ces prescriptions sont absentes, les gestes «qui répondent à un usage courant et profane sont mal connus : en principe, le christianisme déculpabilise le sang menstruel, mais en pratique, la toilette est taboue, «les restrictions de la sexualité à la seule finalité reproductrice […] fonctionnent à plein, comme le refus des penchants et risques libidineux liés à l’attention portée au corps» (sections 36-37).]

Références

Evrard, Fanny, 2021, « »Cyprine », « Mouille »… Pourquoi est-il si difficile de trouver les mots du sexe féminin dans un dictionnaire?», Neon, février-mars 2021.
Fourest, Caroline, 2013, «La cyprine, c’est pas « in »», Marie-Claire, juillet 2013.
Jodelet, Denise, 2007, «Imaginaires érotiques de l’hygiène féminine intime. Approche anthropologique», Connexions 87, pages 105-127.
Observatoire Régional de la Santé Rhône-Alpes, 2006, Évaluation de la brochure «Amour et sida: pratiques à risques» réalisée en 2004 par l’ADES du Rhône (Association Départementale d’Éducation pour la Santé du Rhône).

Lire aussi notre article Une perception tactile mal étudiée: l’humidité.
Lire les textes de
Marie-Claire,
Neon,
Denise Jodelet,
l’ADES et l’ORSARA.

Photographie d’illustration: Marzena7 pour Pixabay.com