Nous avons le plaisir d’annoncer la parution de l’essai de Claire Richard intitulé Des mains heureuses, une archéologie du toucher, dont l’AFONT a publié l’appel à témoignages il y a un an. En voici une présentation très partielle selon nos centres d’intérêt.

 

Couverture du livre. Sobre, sur fond blanc, le nom de l'autrice et le titre Des mains heureuses écrit en rose, le sous-titre en noir. Un petit pictogramme représente deux individus s'enlaçant, une silhouette rose et une noire.

 

Claire Richard a choisi une forme fragmentée dans laquelle elle entremêle avec un égal bonheur les thèmes, les genres et même les auteurs sans jamais nous perdre. Elle ouvre joliment ainsi ses remerciements»: «ce texte n’existerait pas sans les mots d’autres personnes, et c’est ma plus grande fierté» (page 231). Voici comment elle explique l’adaptation de cette forme à ses deux principaux thèmes de réflexion. Du côté de son aventure de mère, «la forme fragmentaire n’est pas ce qui a survécu au naufrage, mais l’attention à l’instant, le refus de faire système, la volonté de mettre en mouvement les composantes des objets qui se donnent d’un bloc (« la maternité » »), d’embrasser la déflagration, les mouvements contraires, la systole et la diastole, et la dynamique des recompositions» (page 38). Du côté de la connaissance de la tactilité, «si le toucher nous expose constamment les un-e-s aux autres, interroge le contact et la frontière, alors une écriture à sa mesure doit, elle aussi, être constamment traversée d’autres mains que les miennes» (page 45).
Elle ambitionne donc et, à notre avis, réussit «quelque chose qui nous met au défi de la pensée binaire, quelque chose qui s’échappe et est toujours changeant. […] quelque chose de non linéaire, qui peut se prendre dans tous les sens, où tout est vrai et coexiste» (page 37). Écrivant pendant la pandémie de covid, elle ajoute: «je rêve à un musée des gestes empêchés, un conservatoire des mains qui se touchent, pour garder une trace de ce qui semble s’étioler. Je pense à des noms. Musée de la Vie appauvrie. Puis: archives des Gestes empêchés. Mais je n’ai pas envie de faire un monument funéraire, plutôt quelque chose de vivant, qui puisse croître et muter. Alors je trouve un autre nom: Les Mains heureuses» (page 58). Comme celles du sourcier sentant la proximité de l’eau que rien d’autre ne laisse attendre. Nous rappellerons qu’«heureuses» signifie d’abord chanceuses; mais la chance, comme la joie, doivent parfois être provoquées, recherchées ou même construites.
Le livre se présente comme une mosaïque de pensées, d’anecdotes, d’extraits de journal intime, mais aussi de messages de forums en ligne, de notes de lecture, d’interviews, de témoignages que l’autrice a reçus, etc. De nombreux thèmes introduits dans les premières pages ne trouvent une résolution, délibérément provisoire, mais toujours riche de multiples possibles, que dans les derniers fragments. Nous donnons ci-après un aperçu très partiel de quelques-uns d’entre eux, tout en soulignant que, pour en apprécier la chair, il faut lire et relire le livre entier.

Avoir oublié et (re)découvrir


La double circonstance de la gestation et des gestes barrières contre le covid permet d’incarner le constat que «nous ne savons rien, ou presque, de notre vie haptique. La dimension tactile du monde est souterraine et invisible, sauf en temps de pandémie. Alors, brièvement, tout le monde la redécouvre et la célèbre. Et encore : crier à l’indispensable ne vaut pas éclairage. Dire que sans toucher on meurt ne nous dit pas pourquoi» (page 12). La vulnérabilité du nourrisson fournit une première réponse concrète à la nouvelle mère: «ces mains qui s’entraînaient depuis l’adolescence à prendre, tenir, arracher, conquérir, qui s’efforçaient d’aller contre le mouvement héréditaire, contre ce qu’on leur avait inculqué de douceur, soin, calme et restriction, ces mains sont soudain sommées de faire demi-tour, de retourner vers ce à quoi elles se sont soustraites» (page 75).
La relation parentale ainsi germée étaye la frondaison de l’affectivité sur quelques certitudes, tout en faisant bourgeonner une multitude de questions: «nous sommes le produit de ces filets de tendresse invisibles, tissés autour de nous par les mains de nos parents. Tous ces gestes quotidiens, toutes ces caresses, qui nous font grandir comme des tuteurs les plantes. (mais en ce cas, pourquoi ne me souviens-je pas des mains de ma mère?)» (page 98). Une informatrice suggère: «on occulte peut-être les caresses de nos mères parce qu’elles relèvent de la normalité, alors que les caresses ou les histoires de nos pères restent» (page 101).
Et cependant, en amont de la «normalité», «par quoi les attrape-t-on, ces gestes? Qui nous les apprend, si ce n’est la biologie, si ce n’est la transmission clanique des femmes, mères, tantes, sœurs et cousines, inaccessible à nous qui vivons dans des familles nucléaires et des espaces restreints?» (page 68). Une autre interlocutrice montre les aléas de cette transmission: «ma mère n’était pas du tout tactile avec moi, sauf pour lever la main sur moi. En dehors de ça, elle ne me prenait jamais dans ses bras. Ce langage, je ne le connais pas, je suis en terre inconnue» (page 150).
En aval, ces «filets tressés par les mains de ma mère […] qu’ont-ils emporté sur leur passage» en disparaissant (page 98). «Est-ce que les gestes de tendresse peuvent remonter le cours du temps, en défaire la succession et les héritages, comme on tire sur une maille pour défaire un tricot?» (page 165). Pour le pire et pour le meilleur, cette difficulté à comprendre d’où nous venons scelle le mystère de nos identités personnelles: «il doit exister quelque part un espace limbique pour les gestes imaginaires, tous ceux qu’on n’a pas faits, ou pas reçus. Le purgatoire des gestes qui n’ont pas été tentés». Mais elle assigne surtout à chacune et chacun la responsabilité de ce que nous faisons et de ce que nous ne faisons pas de nos mains: «ce sont les gestes fantômes, ceux qui manquent, qui importent le plus» (même page).

Apprendre le toucher interpersonnel


Il faudrait un autre livre pour interroger la diversité des relations tactiles entre parents et enfant ou entre adultes dans des époques et dans des cultures différentes. Les très beaux témoignages d’une soignante d’origine tunisienne la laissent pressentir. Mais c’est dans la France de 2020 que Claire Richard devient mère. La «norme» d’ici et d’aujourd’hui, à supposer qu’elle soit homogène, suppose de «trouver une résolution pratique au dilemme qui remplit les tables des librairies et les émissions philosophiques: comment réparer, renouer, retisser des traditions, revisiter, sans tomber dans les anciens pièges?» (pages 75-76). Car «il n’y a pas d’académie de peinture, pas de tour d’Europe avec visite des grands musées pour parfaire son apprentissage de la maternité. Celle-ci est supposée venir seule, par nature, j’imagine, ou par observation. (Ou bien en passant, comme je l’ai fait, des heures sur Internet)» (page 69).
La question la plus dérangeante est «la contiguïté de la tendresse et de la violence» (page 142), notamment quand le bébé lui-même frappe ou pince: «parfois, je sens dans les mains une force qui excède l’autorité bienveillante dont je suis censée être dotée en tant que mère –une force qui ressemble à de la violence, à une contrainte physique exercée pour avoir la paix. C’est une ombre de sensation, un fantôme, presque un avertissement» (page 143). Un des antidotes possibles se trouve dans les jeux simulant l’anthropophagie dont se souvient ainsi une interlocutrice: «et ma grand-mère, alternativement, te cure le dos de ses mains toujours puissantes de fermière, t’y plante les ongles ou te tranche en lamelles du bout des doigts, le plus délicieux dans l’affaire est qu’elle a une poigne d’enfer» (page 81).

Obstacles sociaux


Une certitude malheureuse, largement transculturelle et qui dure depuis plusieurs siècles, reste la disparité des genres vis-à-vis du toucher. À commencer par le fait que l’appel à témoignages de Claire Richard a reçu beaucoup plus de réponses féminines que masculines, alors même qu’il ne mentionnait pas la circonstance (encore socialement marquée) de la maternité.
Du côté des relations humaines, une informatrice constate par exemple: «j’ai pas l’habitude qu’on me touche sans que ce soit érotique» (page 61). Une autre ajoute: «je n’aime pas dans les gestes invisibles et les gestes informels le fait qu’il n’y ait pas de cadre, qu’on ne sache pas ce que ça veut dire» (page 122). L’autrice commente un extrait où l’écrivaine américaine Melissa Febos, lors d’une séance collective de câlins explicitement non sexuels, «s’entend accepter des contacts qu’elle ne désire pas, agie par des réflexes qui lui intiment d’accepter le contact initié par un homme plutôt que de le blesser» (page 200). Claire Richard se demande ainsi «s’il est possible d’avoir un toucher comme un regard devant une œuvre, un toucher qui aime sans vouloir posséder» (page 120). La lecture du livre oriente vers la réponse affirmative, même si cela demande encore souvent du travail sur soi et avec autrui.
Du côté du rapport aux objets, l’autrice semble davantage déstabilisée par ce que le chercheur américain G. P. Murdock a appelé «la séparation des matières premières», les hommes étant socialement assignés au travail des plus dures et des plus rigides, les femmes à celui des plus souples et des plus moelleuses: «on ne rattrape pas les décennies d’avance, d’aisance gagnée dans les mains» (page 176), «et je trouve profondément déprimant de la voir s’opérer dans mon appartement et pire encore dans mes mains» (page 177); «là où la théorie avance en fusée, défait des concepts comme des tricots (maille après maille, s’appuyant sur les déconstructions précédentes), les mains, elles, refusent. S’obstinent. Montrent combien les obstacles sont profondément ancrés» (page 178). Heureusement, une informatrice, électricienne en travaux publics, prend la chose avec humour: «dès que je parle de gros bricolage, les gens font les gros yeux! Je dérange, c’est comme les hommes qui font de la couture, pour les gens, ce n’est pas normal!» (page 180). Mieux encore, une restauratrice raconte comment elle est passée de la cuisine virile, de performance, à la cuisine douce, de partage (pages 170-173).

…Et tant d’autres notations, tour à tour caressantes, piquantes ou poignantes, dont Claire Richard conclut: «ce que j’ai appris de cette année passée à observer mes gestes, c’est la coexistence des contraires. Combien dans les mêmes gestes, les mêmes élans se succèdent des mouvements contradictoires, la tendresse et la violence, la douceur et la contrainte, la plénitude et la perte» (page 206). Son livre aidera assurément chacune et chacun à se frayer plus consciemment un chemin entre des repères encore instables. Il participe à l’émergence d’une culture du toucher en paroles et en actes.

Le 05.04.2023, Nadine Dutier a écrit:
«C’est si rare qu’un chercheur intègre son propre corps et ses propres émotions aux conclusions de son travail. C’est à la fois son point de départ et son évolution, ses doutes, ses échecs et ses moments de bonheur. Cela rend le livre plus émouvant et humain que si elle s’était contentée de collecter des témoignages. [C’est] Plus subjectif, mais [d’]une subjectivité affirmée et loyale.»

Référence


Richard, Claire, 2023, Des mains heureuses: une archéologie du toucher, Paris, éditions du Seuil (collection Traverse).

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Image d’illustration: Couverture des Editions du Seuil.