En manière de vœu pour une victoire des médecins contre la pandémie de Covid-19 en 2021, l’AFONT propose quelques lignes où le grand chirurgien Henri Mondor dit son bonheur du diagnostic médical par palpation, conçu comme un art.

 

Sur un buste de profil qui se découpe sur un fond blanc, une main vient tâter la peau nue, sous les côtes apparentes, la cage thoracique étant mise en avant par des jeux de lumières

 

Chirurgien et professeur de chirurgie, Henri Mondor (1885-1962) reste dans la mémoire du grand public parce que son nom a été donné aux hôpitaux de Créteil et d’Aurillac. De son vivant, il était également connu comme dessinateur et comme auteur d’un grand nombre de biographies et d’essais concernant non seulement des médecins, mais des écrivains, en particulier le poète Stéphane Mallarmé. En 1930, il publie aux éditions Masson Diagnostics urgents: abdomen, dont la 9e édition (1965), que nous avons pu consulter, comporte 1119 pages au format 21/29,7 cm. En 1949, il contribue au livre d’art À la gloire de la main par un autre texte intitulé « La main gauche », au côté de Bachelard, Éluard, Lescure, Ponge, de Solier, Tzara et Valéry (lire notre article «Cette main est philosophe»). L’extrait ci-dessous correspond aux pages 10-11 des Diagnostics urgents:
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«Il faut des mains réchauffées, mises sur la paroi, doucement, et entièrement à plat, les deux mains, également douces, également couchées sur le ventre, appuyer lentement de toute leur surface, sans à-coup, sans brusquerie ; les mains d’abord immobiles, puis enfoncées progressivement, amadouant la paroi, toujours plus douces, explorant en s’étendant et en revenant, ne devant jamais limiter la recherche au point contus*, au point suspect ; il ne faut jamais approcher les mains froides de ce ventre hyperesthésique**; il ne faut jamais essayer brusquement de vaincre la défense musculaire, et surtout ne jamais agir à bout de doigts (voir fig. 3 et 4).
[Légende de la figure 4] «Cette façon de palper, à bout de doigts, est très défavorable à un bon examen : on risque de provoquer à la fois des contractions volontaires et des manifestations douloureuses trompeuses.
«Les palpations unidigitales*** du ventre sont maladroites et trompeuses. Cet enfoncement de la paroi sous un index qui prétend aux localisations punctiformes**** ne doit jamais être pratiqué. Qu’il reste en usage, si l’on y tient, dans les examens à froid, et pour des topographies discutées, sujettes à controverse, mais qu’il soit considéré, pour les ventres menacés d’inondation péritoniale*****, comme une exploration inconvenante, brutale, sans valeur. Faute de prendre ces quelques précautions, on risquera d’appeler contracture ce qui n’en est pas.
«Autant la vue d’une main inexperte, gourde, brusque, est pénible et annonce un examen sans profit ; autant c’est un spectacle heureux que celui de ces deux mains douces, intelligemment dirigées, adroites, progressant dans la découverte, suggérant confiance au malade, instruisant l’entourage. J’ai vu des palpers admirables de perfection, de subtilité ; le geste du médecin est plus beau, alors, que tous les gestes : la vue de dix doigts à la recherche d’une vérité si grave et parvenant à la découvrir, à force de patiente exploration et de talent tactile, est un des moments où la grandeur de notre profession apparaît. La leçon de palper devrait être une des premières et des plus longues. Elle ferait plus, pour le bien des malades, que tant de récitations théoriques.»
* Contus: meurtri, de l’ancien verbe contondre signifiant frapper.
** Hyperesthésique: extrême sensibilité, qui transforme la sensation en douleur.
*** Palpations unidigitales: avec un seul doigt. Les deux mots sont en fait incompatibles car, selon Le Grand Robert, on palpe avec deux ou plusieurs doigts, ou avec la main. Un doigt unique peut effleurer, caresser, toucher, mais non palper.
**** Localisations punctiformes: en forme de point. Ainsi, les personnes aveugles reconnaissent avec la pulpe d’un seul doigt (le plus souvent l’index) les combinaisons de points de l’alphabet braille. Le balayage des lignes (généralement avec un doigt de chaque main) permet l’assemblage des mots et des phrases.
***** Inondation péritoniale: type d’hémorragie interne pouvant se produire lors de grossesses extra-utérines ou d’avortements.
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La longue phrase du premier paragraphe mime, par son organisation, ce que l’auteur appellera la «patiente exploration» et le «talent tactile» du médecin. Elle progresse en reprenant ses formulations et en les modifiant mot à mot: «des mains, les deux mains», «doucement, également douces», «également douces, également couchées», «sans à-coup, sans brusquerie», «au point contus, au point suspect», «il ne faut jamais approcher les mains froides […] il ne faut jamais essayer brusquement de vaincre».
Mondor argumente ensuite techniquement les inconvénients, pour le médecin comme pour son patient, de l’examen à un doigt ou une main par opposition aux «dix doigts», mais aussi ceux de l’examen «à bout des doigts» par opposition aux «deux mains». Il s’attache enfin à persuader ses confrères de l’excellence de sa méthode. Il souligne alors le parcours qui conduit du geste «intelligemment dirigé» à la sensation «progressant dans la découverte», puis à la communication implicite «suggérant confiance au malade», et enfin, par un raccourci inattendu, à l’explicitation du diagnostic «instruisant l’entourage».
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Dans un commentaire de 2011, le chirurgien Jacques-Louis Binet inventorie d’autres perceptions tactiles en salle d’opération: «l’index, lui, fait surtout appel au toucher pour explorer un organe fragile, cliver un paquet de vaisseaux, rechercher une bride [bande de tissu conjonctif fibreux entre deux surfaces séreuses], […] reconnaître sans la voir, même sans l’avoir demandée, la pince que l’instrumentiste vous présente et surtout faire des nœuds» (page 12). Pour le diagnostic, il y ajoute des perceptions auditives: «palpant, les mains doivent aussi percuter, percussion thoracique à la recherche d’un son plus grave (matité) ou plus clair (tympanisme) ou percussion abdominale, elle permet de reconnaître un foyer de condensation ou une poche aérique» (même page).
Il revient ensuite, classiquement, aux savoir-faire, qu’il compare à ceux d’autres travailleurs manuels, comme s’ils étaient mécaniques et court-circuitaient le toucher: «ce sont les deux mains du chirurgien, parfaitement moulées par les gants, qui doivent savoir et pouvoir tout faire, tailler l’os comme un sculpteur ou un forgeron, lisser, raccorder les fragments comme un horloger, dessiner l’incision comme un artiste, dégager les brides pour libérer une strangulation comme les doigts de la main gauche du violoniste sur ses cordes et surtout reprendre le geste de la couturière pour suturer» (même page). Pour la dimension perceptive de ces habiletés, nous renvoyons à notre article «Les défis de la chirurgie assistée par ordinateur».

Références

Binet, Jacques-Louis, 2011, «La main en médecine», Lettre de l’Académie des beaux-arts 64, pages 12-14.
Mondor, Henri, 1930, Diagnostics urgents: abdomen, Paris, Masson, pages 10-11.

 

Photographie d’illustration: Pexels pour Pixabay.com