À partir de 1994, la spécialiste suédoise Inger-Bogh Rødbrøe a accompagné la création d’un centre d’éducation pour les jeunes sourdaveugles ougandais. En 2000, elle tirait de cette mission quelques conclusions à contre-courant des préjugés occidentaux sur le toucher.

 

Un cliché en noir et blanc de trois enfants de dos, en Afrique Noire. Les deux plus âgés sont torse nu, en short blanc. l'un est de trois-quart et regarde au loin. L'ainé, qui domine le trio, porte un bébé tout nu, déposé sur sa hanche dans un peau à peau. Les petites fesses du bébé sont parsemées de grain de sable et le porteur tient un ustensile de cuisine dans sa main libre.

 

Précisons d’abord que la loi pour une République numérique du 07.10.2016 intègre au vocabulaire français le néologisme sourdaveugle, en un seul mot, afin d’indiquer que ce handicap ne consiste pas seulement dans l’addition de la surdité et de la cécité, mais dans leur interaction, qui implique des difficultés spécifiques et des stratégies particulières pour y faire face.
La première découverte de cette recherche-action est qu’il peut exister une pulsion communicative chez des enfants privés de vue et d’ouïe à la naissance, contrairement à ce qu’on a conclu de certains cas de douloureux apprivoisement nécessaire avec de jeunes sourdaveugles occidentaux (voir par exemple le film Marie Heurtin de Jean-Pierre Améris, 2014). Mme Rødbrøe témoigne: «Quand, dans les pays nordiques, je rencontre des personnes sourdes-aveugles de naissance n’ayant pas reçu une éducation adaptée à leur handicap, je me trouve le plus souvent face à des personnes qui commencent par refuser le contact social: elles refusent d’utiliser les mains et repoussent les initiatives de contact tactile». Au contraire, «Ce qui m’a le plus frappée, quand pour la première fois j’ai rencontré des enfants sourds-aveugles en Ouganda, c’était que ces enfants accueillaient très bien les initiatives de contact, y compris de la part d’étrangers. Pourtant, aucun des enfants que j’ai rencontrés n’avait reçu une éducation spécialisée pour les personnes sourdes-aveugles» (pages 88-89). Trois situations concrètes sont décrites, dont celle-ci: «J’ai vu un garçon sourd-aveugle conduire son camarade, également sourd-aveugle, à la balançoire pour lui montrer comment faire pour pousser (il avait lui-même envie de monter sur la balançoire). En faisant toucher la balançoire au corps de l’autre il a réussi à faire comprendre le mouvement désiré. Puis en faisant des gestes naturels avec les bras de son camarade il a réussi à expliquer qui se balance et qui pousse» (pages 90-91).
Le deuxième apport de l’article commence à expliquer ce mystère. C’est que le primat du regard et de l’écoute dans la communication entre adultes et enfants, quelles que soient leurs capacités sensorielles, n’a rien d’une norme biologique: il s’agit seulement de la tradition culturelle qui a été privilégiée en Occident. Dans diverses communautés de par le monde, comme en Ouganda, «la communication face-à-face existe peu. La mère parle très peu à son enfant et le contact du regard entre la mère et l’enfant est rare. La mère a beaucoup de travail et elle a beaucoup d’enfants dont elle doit s’occuper. Elle porte son nourrisson sur le dos pendant ses nombreuses occupations au cours de la journée, et l’enfant dort souvent près de sa mère la nuit. […] C’est le toucher et le mouvement qui font en premier lieu agir la mère jusqu’à l’âge d’un an. De la même façon, c’est à travers le toucher et le mouvement que la mère répond à son enfant, ou prend contact avec lui» (pages 93-94). «De même, il est clair que les expressions affectives sont plus fréquentes, plus intenses et plus corporalisées en Afrique» (page 94). Or, «malgré ces différences. […] L’enfant en contact physique constant avec sa mère, en premier lieu par le toucher et le mouvement, semble développer ses facultés aussi efficacement que le font les enfants en interaction face-à-face avec leur mère dans les cultures occidentales» (page 93).
L’autre explication, qui est la troisième observation importante de la chercheuse, concerne plus généralement les méthodes éducatives. «Les mères africaines se servent beaucoup plus de guidance concrète et de démonstration dans le cadre d’une activité partagée, alors que les mères occidentales se servent plus souvent d’instructions langagières. […] En Afrique la guidance est basée sur les mêmes principes que l’étayage. Les parents offrent leur aide en fonction des capacités de l’enfant et de la familiarité de la tâche. Le point vital dans ce type de soutien, c’est que l’enfant a l’expérience de [maîtriser lui-même] la tâche. Cette expérience de maîtrise pousse l’enfant à essayer d’être de plus en plus indépendant et de plus en plus responsable de l’activité. Les parents sont attentifs aux réalisations de l’enfant et cessent immédiatement de soutenir les éléments de l’activité que l’enfant maîtrise» (pages 95-96).
Malgré son style parfois tâtonnant à cause de la traduction en français, l’intérêt de ce travail est donc de tout premier ordre. On pourra le compléter par la synthèse d’Anne Vincent-Buffault, «Une anthropologie de l’entrée dans la vie», qui souligne les variations des comportements éducatifs entre les époques et entre les cultures (Histoire sensible du toucher, L’Harmattan, 2017, pages 46-59).
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Photographie d’illustration: Malucmw pour Pixabay.com