Le 24 octobre 2019, lors du colloque Sciences cognitives et spectacle vivant, à Montpellier, Bertrand Verine faisait le point sur les ressources langagières permettant d’exprimer les sensations internes de notre position (proprioception) et de nos mouvements (kinesthésie).

Gros plan sur deux paires de mains lors d'un apprentissage du métier de potier

 

Pour citer cet article :
Verine B., 2019, « Dire la proprioception et la kinesthésie », communication au 3ème colloque Sciences cognitives et spectacle vivant, Montpellier : 24 et 25 octobre, disponible sur http://fondationdutoucher.org/dire-la-proprioception-et-la-kinesthesie.
Sommaire
1. En étrange pays dans notre pays même
1.1 Des domaines contestés dans leur existence et dans leurs frontières
1.2 Silence en langue ?
1.3 Abstention en discours !
2. Pourquoi et comment verbaliser la proprioception et la kinesthésie
2.1 Appétence discursive
2.2 Ressources langagières
Conclusion
Notes
Références

Dire la proprioception et la kinesthésie

Bertrand Verine, Université Paul-Valéry Montpellier 3, Praxiling UMR 5267
président de l’Association pour la FONdation du Toucher (AFONT)

«Ils se contentent de me dire ce que je dois faire ! Qu’est-ce que ça m’explique, ça?» (Un apprenti tailleur de pierre cité par Clémence Martin, 2010)

Je remercie Alix de Morant et Lionel Brunel de m’avoir proposé d’intervenir dans un cadre extérieur à mes compétences, parce que cela m’oblige à me décentrer et à confronter ce que je crois avoir commencé à structurer sur le toucher externe avec les domaines proches, mais très complexes, des sensations internes de position et de mouvement, proprioception et kinesthésie. Et j’espère que cette confrontation pourra, chemin faisant, vous apporter quelques éléments de réflexion utiles.
Je suis venu à l’étude de la sensorialité en général, et des perceptions tactiles en particulier, pour des raisons identitaires et communautaires qui me rapprochent des dis/ability studies, étude des in/capacités. En effet, mes premiers travaux dans ce domaine (notamment 2007) se sont donné pour but d’analyser le silence des personnes aveugles sur les alternatives à la vision. J’y remarque que, dans leurs publications associatives, tantôt ces personnes ramènent ce qu’elles perçoivent ou ce qui peut être perçu à des équivalents visuels ou même à des abstractions, tantôt elles minorent ou elles déprécient les autres systèmes sensoriels, notamment le toucher, qui jouent pourtant, dans leur situation, le rôle capital de sens compensatoires. J’ai ainsi été amené à chercher les discours alternatifs existants ou même à essayer de les susciter, par un concours d’écriture intitulé Dire le non-visuel (analysé dans Verine 2014) ou par des entretiens et des situations expérimentales (notamment Verine 2018, Brunel et al. 2018). Pour stabiliser ces acquis, je travaille depuis 2016 à un ouvrage sur le toucher par les mots et par les textes, étant entendu que les mots sont, pour le moment, ceux de la langue française, tandis que les textes sont issus de la littérature internationale récente.
Ce qui nous amène à mon sujet d’aujourd’hui, c’est que dans ces différents travaux j’ai choisi d’exclure l’expression de la proprioception et de la kinesthésie. Je commencerai par justifier méthodologiquement ce choix, ce qui me permettra de poser rapidement quelques lignes de force structurant ces domaines d’étude. Puis j’essaierai de montrer pourquoi et comment la verbalisation de ces propriétés peut être utile dans bon nombre de situations d’apprentissage et de médiation.

1. En étrange pays dans notre pays même

1.1 Des domaines contestés dans leur existence et dans leurs frontières

Je détourne ici le titre de Louis Aragon pour signifier la tension entre, d’une part, le caractère constitutif, primordial, des perceptions tactiles pour notre vie personnelle et interpersonnelle, d’autre part, leur marginalisation dans notre vie sociale et dans les discours, notamment académiques. Comme analyste du discours, je ne suis pas tenu de prendre position dans les débats entre biologistes, psychologues et/ou philosophes, mais je dois en être conscient dans la mesure où ils se répercutent nécessairement dans les corpus analysés, que ce soit de manière explicite ou implicite. Daniel Heller-Roazen (2007) démontre de manière très documentée comment la tradition académique se fonde sur une mésinterprétation des philosophes antiques, en particulier du traité De l’âme d’Aristote, qui place le toucher et la proprioception au dernier rang, et comme en marge, de la liste des perceptions, parce que leur complexité appelle un développement argumentatif dont le texte a été perdu. Heller-Roazen soutient au contraire que, pour Aristote, l’«existence [du toucher] est le fondement de celle des quatre sens restants» (p. 25, voir aussi p. 324-326), et il étaye son analyse sur la mise au jour d’une autre lignée philosophique proposant diverses formes de continuum entre les sensations, qui n’a pas été prise en compte jusqu’au XXe siècle (ibid., p. 180-192).
À partir de cet accident historique, nombre d’auteurs discutent âprement sur le fait de savoir si la proprioception et la kinesthésie sont des applications particulières du toucher ou si elles constituent un sixième, voire un septième sens (Massin et Monnoyer 2003). Et réciproquement, en raison de la grande diversité des informations que nous transmet notre peau, certains chercheurs en viennent à questionner l’unité et l’existence même du toucher comme système sensoriel (Bani Sadr 2015).
Voilà pourquoi j’ai choisi de limiter provisoirement mon travail à l’expression du toucher externe et des propriétés de température, de poids, de consistance (souvent appelée dureté), de texture, dont l’hygrométrie constitue une variable importante, mais aussi de vibration, dont on a récemment découvert les capteurs physiologiques spécialisés, et de forme, que la tradition rattachait arbitrairement au seul domaine de la vision.

1.2 Silence en langue ?

Ce qui interroge beaucoup plus fortement mon travail, c’est que certains chercheurs, notamment dans la période récente, essaient de se passer totalement de représentations et d’images mentales pour trouver de la pensée sans images et sans langage. Ils considèrent que l’échange de flux sensorimoteurs avec le monde n’est pas le sous-bassement sine qua non de la vie psychique, mais sa quasi-totalité, dont l’imagerie perceptive et le langage seraient des extensions anecdotiques. En particulier, dans son introduction au numéro 31 d’ethnographiques.org consacré à «La part de la main», Nicolas Adell (2015, p. 16) consacre un développement très argumenté aux philosophes et aux anthropologues qui estiment que le langage est utile pour formuler et partager des idées abstraites, mais qu’il est inutile et même nuisible pour échanger sur nos perceptions ou sur nos savoirs-faires pratiques. Un seul autre article de cet excellent numéro de revue, celui de Nicole Rodda et ses collaboratrices, théorise l’«impossibilité de communiquer les habiletés corporelles ainsi que les actions techniques». Elles précisent que cette impossibilité «n’est pas due à une inaccessibilité de tels faits à la conscience, mais au moyen d’expression choisi: le langage «commun»», dont elles soulignent «l’inadéquation» (2015, p. 5).
C’est ce que j’ai appelé (Verine 2016) la légende des mots manquants, qu’une autre anthropologue, Christel Sola, résume dans le titre d’un article de 2007 par la formule: «y a pas de mot pour le dire, il faut sentir». Ces dimensions constitutives et permanentes de notre expérience que sont le toucher, la proprioception et la kinesthésie seraient donc des objets dont on ne pourrait pas ou dont on ne devrait pas parler. Les linguistes sont en partie responsables de ce malentendu, dans la mesure où leur aspiration à être assimilés aux sciences exactes les a parfois conduits à instituer le langage en réalité autonome, qui tantôt pourrait se suffire à elle-même, et tantôt devrait correspondre terme à terme aux éléments du monde.

1.3 Abstention en discours !

De nombreux autres linguistes, dont je suis, considèrent qu’il y a interaction permanente et dynamique entre action, perception et langage. Comment, dès lors, expliquer la difficulté à verbaliser les perceptions tactiles en général, proprioceptives et kinesthésiques en particulier? On peut alléguer, avec certains anthropologues, l’attention que les locuteurs portent au résultat des actions plutôt qu’à leurs processus de réalisation (Sola 2015, p. 5). On peut ajouter, avec les psychologues expérimentaux, la durée séquentielle et analytique du toucher comparée au caractère quasi instantané et synthétique de la vision, qui conduit la plupart des êtres humains, à partir de 9 ans, à mettre en inconscience leurs perceptions tactiles, voire à les réinterpréter visuellement (Gentaz et al., 2009, p. 7). On remarque enfin, avec l’histoire culturelle, que ces facteurs ont été essentialisés, en Occident, par le discours académique qui hiérarchise les systèmes sensoriels en plaçant presque toujours la vision au premier rang et le toucher au dernier (von Hoffmann 2014). Cette hiérarchie varie en réalité selon les cultures et selon les époques: un exemple que nous connaissons tous est celui du goût, qu’on verbalisait très peu jusqu’à la fin du XXe siècle et sur lequel s’est développé un abondant discours médiatique depuis trois décennies.
Pour réfuter rapidement l’argument d’un caractère indicible du toucher, je dirai qu’il est toujours possible d’identifier des mots manquants, suivant le degré de précision qu’on recherche. Mais il convient aussitôt d’ajouter que, si un groupe social a besoin de désigner un objet, une propriété ou un phénomène, il a à tout moment deux possibilités. La première est de proposer une signification nouvelle pour un mot déjà existant: ainsi, en empruntant au vocabulaire de la proprioception, des professionnels peuvent dire d’un tissu ou d’un métal qu’il est nerveux quand il est à la fois résistant et souple, c’est-à-dire quand il reprend sa forme initiale après déformation; ou encore qu’un cuir est crispé quand il présente un grain naturel apparent. La seconde possibilité est de créer un mot nouveau : c’est le principe des vocabulaires spécialisés ou jargons professionnels.
Du coup, une variante de la légende des mots manquants consiste à dire qu’ils existent seulement pour les spécialistes d’un certain domaine de connaissance, mais qu’ils sont inaccessibles au commun des utilisateurs de la langue. Cela aussi est un préjugé. Les passionnants articles de Christel Sola (2007 et 2015), d’où proviennent les exemples ci-dessus, indiquent que les professionnels du textile, du cuir, de la fourrure, du bois et de la céramique emploient très majoritairement le vocabulaire disponible pour chacun d’entre nous, même s’il n’a pas toujours exactement les mêmes implications concrètes. L’analyse sensorielle de produits industriels constate également la similarité du vocabulaire perceptif chez les panélistes entraînés à décrire des objets et chez les consommateurs qui les décrivent spontanément (je renvoie, pour le toucher, à Agnès Giboreau et al., 2009). Comme linguiste, j’ajouterai que certains termes très spécialisés au départ se sont répandus dans l’ensemble de la communauté francophone et appartiennent désormais au vocabulaire commun. Un des plus spectaculaires est sans doute élastique, qui a été formé par les physiciens et les médecins du XVIIe siècle à partir du grec ancien: c’était donc au départ un mot de jargon scientifique incompréhensible pour la majorité des gens, alors que tout un chacun maîtrise aujourd’hui son sens, et celui des mots qui en dérivent, comme élasticité et élastiquement.
Ce ne sont donc pas les mots qui font défaut, mais les occasions interactionnelles de les utiliser et les procédures pour les mettre en œuvre.

2. Pourquoi et comment verbaliser la proprioception et la kinesthésie?

2.1 Appétence discursive

Des recherches de plus en plus nombreuses montrent que, dès lors qu’ils se le proposent ou qu’on les y invite, des locuteurs même non experts trouvent des moyens variés et parfois innovants de verbaliser ces perceptions auxquelles l’interdiscours dominant ne fournit pas de prêt-à-dire. En retour, la valorisation de telles productions, peut servir d’étayage à de nombreuses activités, des plus fonctionnelles aux plus ludiques.
Ainsi, pour conduire un «atelier de mouvement et d’expression avec des déficients visuels», Laura Pozzana constate qu’elle ne peut évidemment «pas travailler à partir de l’imitation stricto sensu» (2010/2015, p. 90), qui suppose la perception visuelle, et elle recourt à la combinaison de quatre procédures: d’une part «la description minutieuse des mouvements et des articulations» (id.), d’autre part des «indications imagées et surtout poétiques» (ibid., p. 86), que j’illustrerai tout à l’heure, mais aussi le «faire avec eux, au contact des corps» (ibid., p. 89) et enfin le travail en cercle, pour que le mouvement se transmette d’élève à élève (ibid., p. 95-96). On perçoit là, très concrètement, l’ interaction permanente et dynamique entre action, perception et langage que j’évoquais ci-dessus (1.3).
Les personnes aveugles ont un besoin particulier de discours sur les perceptions kinesthésiques et proprioceptives, mais elles sont loin d’être les seules. Une élève de danse parfaitement voyante déclare par exemple à Anne Cazemajou (2010, p. 118): «C’est très différent, de voir… quelqu’un et d’essayer de reproduire. Pour moi c’est très important que ça passe par les mots. Et la description. … Et pas seulement ben vous faites ça». De même, À propos des artisans d’art, Christel Sola écrit que

La dénomination tient une place prépondérante dans l’élaboration des savoirs et savoir-faire tactiles: elle permet d’identifier des stimuli, de faciliter l’encodage mémoriel (vecteur essentiel lors des phases de rappel et de reconnaissance ultérieure du toucher) et de transmettre ces informations qui auront préalablement été mémorisées. De toute évidence, plus l’attention tactile sera mise à contribution, plus le lexique sera riche et étendu (2015, p. 13).

Et vice versa, à propos des groupes de parole qu’il a animés avec des ostéopathes, Jean-Marie Gueullette affirme que

le fait de mieux comprendre les processus complexes de la perception, et de développer la capacité à exprimer aussi précisément que possible ce que d’habitude ils perçoivent sans le partager avec personne, suscite une évolution de leur pratique quotidienne. L’objectif explicite n’est pas d’apprendre à percevoir autrement, ou autre chose, mais plutôt d’apprendre à en parler, à communiquer sur la perception. Et l’on constate que ce travail de la pensée change la perception. En la nommant, ils constatent qu’elle évolue (2015, p. 14).

Si, donc, on impulse une véritable culture du toucher et de sa verbalisation, on se donnera de nouveaux outils dans le domaine de la transmission des savoirs pratiques, pour étayer les manipulations et compléter l’imitation de modèles; ou encore, dans le domaine de la médiation culturelle, pour ajouter au discours sur les œuvres le partage de l’expérience sensible par le dialogue .

2.2 Ressources langagières

Le plus grand intérêt du langage n’est pas, comme on l’a parfois affirmé, de proposer la meilleure liste possible d’étiquettes à coller sur la réalité, mais de pouvoir se combiner en fonction des besoins pour affiner les significations échangées. Même si le vocabulaire est par définition limité (sans quoi l’échange deviendrait impossible), le fondement même de la communication consiste à dépasser ces limites en faisant jouer les mots entre eux et en sollicitant les connaissances plus ou moins partagées avec les destinataires. Cela peut se faire de quatre manières principales , que j’illustrerai par quelques fragments en rapport avec le mouvement trouvés dans ma banque de textes sur les perceptions tactiles, mais qui sont trop rares et trop dispersés pour constituer un corpus autonome.

2.2.1 On peut d’abord développer ou combiner des caractéristiques qui vont se nuancer ou se corriger les unes les autres, comme dans cet extrait de Faulkner qui décrit les sensations d’un personnage handicapé pour qui, jusque-là, descendre une marche d’escalier c’était «poser le pied sur le néant»:

[1] Il avait fini par apprendre à descendre l’escalier. À présent, il ralentissait seulement un peu avant d’avancer le pied, sans trop de confiance mais sans inquiétude, vers ce qui à chaque pas n’était pas tout à fait de l’espace, n’était presque rien, mais à chaque instant de son avance n’était pas tout à fait rien (William Faulkner, Le Hameau, Gallimard, La Pléiade III, p. 412-413).

Cette formulation peut paraître compliquée, mais elle a le triple intérêt de suggérer le tâtonnement physique des gestes, le tâtonnement du discours à la recherche d’une description satisfaisante et, surtout, de centrer l’attention non pas sur l’aboutissement objectivable et visible (avancer le pied, faire un pas, progresser dans l’espace), mais sur le processus et sur l’effort pour l’accomplir: «chaque instant de son avance», «presque rien» mais «pas tout à fait rien»; car l’enchaînement de ces «pas tout à fait riens» constitue une victoire du personnage. Plus simplement, on peut être attentif à la formulation de perceptions proches afin d’en préciser une ou plusieurs variations. Voici par exemple un fragment du concours d’écriture Dire le non-visuel, qui évoque deux sensations de mouvement:

[2] Puis nous nous planterons face à lui [l’océan], les pieds dans l’eau, et nous attendrons qu’avec le ressac le sol glisse sous notre poids. Enfin, lorsque le soleil brûlera notre peau, nous prendrons le temps d’errer dans les pinèdes. Nous sentirons nos pas s’enfoncer et les grains de sable s’amonceler dans nos chaussures (Dire le non-visuel, B54).

Le narrateur fait se succéder deux représentations de perceptions kinesthésiques en apparence presque semblables, mais l’une subie («attendre que le sol glisse sous notre poids»), l’autre agie («sentir nos pas s’enfoncer»).

2.2.2 On peut ensuite comparer entre elles certaines parties de l’entité décrite, les changements de texture ou de forme, par exemple, dans le cas d’un objet, ou, dans le cas d’une action, les changements de phase ou les changements de perception à l’intérieur d’une phase, ou encore deux mouvements dans des situations proches, afin d’en préciser une ou plusieurs variations. Ainsi Daniel Pennac, dans le Journal d’un corps, compare-t-il deux manières de marcher pieds nus sur les galets:

[3] Pendant que je me retrouve à quatre pattes, Bruno et Lison, pieds nus comme moi, jouent au volley avec d’autres adolescents en galopant comme s’ils couraient sur du sable (Daniel Pennac, Journal d’un corps, Gallimard, p. 214).

Ce fragment contient un parallèle et deux comparaisons référentielles. D’une part, le narrateur contraste son incapacité à marcher sur les galets autrement qu’«à quatre pattes» avec l’aisance de ses enfants que suppose l’activité de «jouer au volley». D’autre part, il indique leur seul point commun pertinent en l’occurrence: «pieds nus comme moi». Enfin, il insiste sur la divergence radicale de leurs perceptions puisque, pour eux, «galoper» sur les galets est «comme s’ils couraient sur du sable».

2.2.3 On peut aussi comparer, au sens figural ou imagé du mot, l’élément décrit à des expériences de perceptions objectivement différentes, mais apparentées sur certains points pertinents, comme le fait le même narrateur pour évoquer la douleur de ses pieds:

[4] Reprendre pied… Tu parles! Dès que je sors de l’eau, les galets me disloquent comme un de ces petits jouets de bois –girafes le plus souvent– que les enfants font dégringoler sur eux-mêmes en appuyant sur leur socle (ibid., p. 213-214).

«Disloquer» désigne ici de manière hyperbolique le fait de ne plus maîtriser ses articulations. Il est précisé par l’impression d’être disproportionné et fragile comme une «girafe», et surtout par celle que les galets «appuient» sur les pieds comme les doigts des enfants sur le socle d’un jouet à ressort. La comparaison permet de reformuler le mouvement vers l’avant et le bas sous la forme «dégringoler sur soi-même», et non pas dans l’espace extérieur, ce qui insiste sur la défaillance des jambes.

2.2.4 Cette procédure peut aller jusqu’à la métaphore à condition, toutefois, qu’elle soit suffisamment suggestive pour être partagée par le destinataire, comme celles de l’instructeur de l’atelier de mouvement de Laura Pozzana:

[5] il faut transmettre l’envie plutôt qu’expliquer, faire mouvoir plutôt que faire comprendre. On utilise souvent des images et des descriptions de postures corporelles pour faire surgir des expériences personnelles, comme lorsque l’instructeur dit de pencher la tête sur la poitrine, pour que «le menton touche le cœur». Dans cette même posture, on peut aussi dire que «la nuque s’ouvre et fleurit vers le haut». L’instructeur, à partir de ses sensations et dispositions, peut décrire des points intensifs par où il transite (tout en signalant certaines compositions). Par exemple: «nous ressentons les extrémités de notre corps irradier comme des étoiles à cinq branches» lorsque l’on décrit l’ouverture (la perméabilité) des mains, des pieds et de la tête au monde (et à soi) (Pozzana 2015, p. 86).

Ces exemples sont d’autant plus intéressants qu’ils sont produits dans le cadre d’une interaction en présence, ce qui implique que les récepteurs ont la possibilité de solliciter d’autres formulations si les métaphores ne sont pas assez évocatrices pour eux.

Conclusion

Ces quelques données me permettent de conclure que le véritable enjeu, à mon sens, est celui de l’équilibre dynamique à préserver entre action, perception et langage, le langage devant servir avant tout à affiner la perception, affinement qui à son tour perfectionnera l’action, comme le formule très bien Jean-Marie Gueullette (ci-dessus 2.1). Plus généralement, la difficulté à verbaliser la proprioception, la kinesthésie et les nombreuses informations fournies par le toucher externe réside avant tout dans le manque d’habitude de décrire tactilement à l’oral et dans la rareté des modèles écrits de descriptions tactiles. C’est cette habileté discursive qu’il conviendrait de cultiver, au service de l’habileté perceptive et de l’habileté corporelle. On rejoint ainsi le programme assigné à la soma-esthétique par Richard Shusterman (2010, p. 17), pour qui «une meilleure écoute de nos perceptions sensorielles (en leur consacrant plus d’attention et de réflexion explicites) pourrait améliorer nos facultés de cognition et d’action, […] particulièrement une vigilance délibérée au proprioceptif».

Notes

1 La vue a connu une éclipse notable au tournant des XVIII et XIXe siècles, au profit de l’audition (lire Villechevrolle (2019 p. 143-144)).
2 Voir encore, par exemple, le rôle déterminant du langage pour la prévision des crises d’épilepsie dans Petitmengin (2005, notamment p. 65).
3 Je transpose ici au toucher pédestre, à la proprioception et à la kinesthésie un raisonnement appliqué à la texture et à la consistance des objets dans Verine (2016).

Références

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Photographie d’illustration: PDPics pour Pixabay.com