En 2015, Léa de Boisseuil, doctorante en anthropologie, dressait un panorama des usages de la main dans les activités équestres. Elle insistait avant tout sur l’alternance variable entre l’observation visuelle, le dialogue verbal et la pratique tactile dans leur apprentissage et leur perfectionnement.

 

Petite fille enlaçant la tête d'un poney pour l'embrasser

Contrairement aux autres travaux recensés sur notre site, cet article n’envisage pas explicitement les perceptions des pratiquants et s’appuie peu sur leurs paroles effectives: il se base, d’une part, sur l’observation externe de cours d’initiation et, d’autre part, sur la lecture d’ouvrages de pédagogie équestre. La chercheuse rappelle que «l’approche d’un cheval se fait toujours main tendue, paume vers le ciel, offrant au nez de l’animal le premier contact avec la main de l’homme» (page 3), et que flatter l’animal est un geste primordial au fil de toutes les activités: «démonstration affective autant qu’outil de dressage, la caresse joue un rôle important dans la relation du cavalier à sa monture» (page 11).

Lors de l’initiation au pansage et au harnachement, elle souligne que «les outils sont présentés et nommés, l’anatomie du cheval expliquée, la procédure que doit suivre le pansage énoncée, mais les gestes eux-mêmes, la manipulation des outils, l’attitude corporelle ou langagière vis-à-vis de l’animal, ne font pas l’objet d’une transmission explicite. Tout cela reste dans le flou d’une acquisition par observation, imitation, expérimentation ; contrairement aux techniques équestres proprement dites qui, dans leurs moindres variations, font l’objet d’un apprentissage procédural» (page 6).

De fait, lorsqu’il s’agit d’apprendre à monter, «la main [prolongée par les rênes et le mors] joue un rôle crucial en assurant le contact avec la bouche de l’animal, vecteur de communication essentiel en équitation. L’apprentissage technique du cavalier tend donc vers l’acquisition d’une “bonne main”» (page 7). «Il faut en parler et en rechercher l’application dès le début», recommande la Fédération Française des Sports Équestres. La même source définit cette «bonne main» comme le «contact moelleux de la main avec la bouche», afin d’«avoir dans les doigts une force égale aux résistances du cheval, mais jamais supérieure».

Or, avec l’entraînement, «l’extrême précision des gestes conduit à la miniaturisation des mouvements du cavalier, et à leur quasi-disparition. […] cette main technique n’existe alors plus pour [l’observateur] que dans le langage des cavaliers» (même page). Du coup, «les traités d’art équestre réservent à la main des chapitres entiers et les débats qu’elle suscite sont nombreux» et souvent virulents (page 9). Léa de Boisseuil donne un aperçu de ces controverses, et des expressions utilisant le nom «main». Elle conclut par une définition du «tact équestre»: «mettre en œuvre toutes les compétences corporelles et intellectuelles dont est capable l’homme, avec mesure et à propos, pour faire exécuter au cheval les mouvements et figures attendues». Ce que la Fédération exprime techniquement comme «faire intervenir l’effort au point voulu, et au moment voulu, en tenant compte des foyers de résistance qui sont: la bouche, les épaules et les hanches» (page 10).

Bonus: l’initiation tactilokinesthésique au cheval selon Michel Tournier


«Pour l’enfant, l’amour du cheval commence par le contact immédiat du corps géant, chaud, musculeux, sentant bon la sueur et le crottin, sur lequel il est voluptueux de se mouler de la joue à l’orteil. Cela se fait bien entendu à cru, et il faut que l’enfant soit aussi nu que possible, car rien ne doit s’interposer entre son corps et celui du cheval. On retrouve là l’image puissante, chère aux peintres, de Mazeppa[1], jeune homme attaché nu sur le dos d’un cheval sauvage.
«La deuxième approche du cheval doit s’accommoder d’une couverture et d’un surfaix de voltige, sangle de cuir portant deux poignées de part et d’autre du garrot. Rien de tel que la voltige pour familiariser le cavalier novice avec le mouvement et l’équilibre du cheval au galop. Courir avec lui, contre son flanc, la tête collée à son encolure, se lancer sur son dos en profitant de son rythme et de la force centrifuge –car le voltigeur se place du côté du cheval tourné vers l’intérieur du cercle du manège–, puis se laisser porter pendant un ou deux tours, ensuite passer sa jambe par-dessus la tête du cheval pour une seule foulée à terre et rebondir aussitôt, oui la voltige offre au débutant l’illusion grisante d’une communion immédiate avec sa monture. Si bien qu’il se demande parfois pourquoi il ne peut en rester là.
«Il ne le peut en effet car la troisième approche de l’art équestre exige impérieusement le harnais, c’est-à-dire la selle et la bride qui créent à la fois la distance et le contact entre cheval et cavalier. La bride assure au cavalier la maîtrise de la tête et singulièrement de la bouche du cheval. Mais c’est la selle qui constitue la pièce majeure de la civilisation équestre. Par la selle, le cheval devient un être de culture. […] Mais ce trône équestre répond cependant –sans qu’il y paraisse– à un double impératif inéluctable: la conformité à l’anatomie du cheval et à celle du cavalier. Le mouvement et la longue durée de la chevauchée ne doivent provoquer de blessure ni chez l’animal ni chez l’homme. La sellerie peut bien être un art raffiné et plein d’inventions, elle garde cependant la rigueur d’une technique artisanale modelée sur deux corps vivants. C’est là son chiffre secret.»
Michel Tournier, 1999, «Le cheval», Célébrations, Le Mercure de France.

[Note. Ivan Mazepa ou Jean Mazeppa (1639-1709), hetman (chef élu) des cosaques, gagna la confiance du tsar Pierre 1er de Russie pour mieux travailler à l’indépendance de l’Ukraine et finit sa vie dans la déchéance. Dans sa jeunesse, il aurait été surpris en flagrant délit d’adultère par un gentilhomme qui l’aurait attaché, entièrement nu et enduit de goudron, sur le dos d’un cheval sauvage lâché dans les steppes ukrainiennes. Cette vie mouvementée inspira de nombreux artistes romantiques, aussi bien en littérature (Byron, Hugo et Pouchkine notamment) qu’en musique (Liszt et Tchaïkovski) ou en peinture (Géricault, Delacroix, etc.).]

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Photographie d’illustration: Uki_71 pour Pixabay.com