Selon la docteure Dorit Indefrei, «les assistantes médicales tactiles pourraient devenir pour les seins ce que les sages-femmes sont pour la naissance. Elles pourraient sauver de nombreuses vies». Particularité: toutes sont aveugles ou très malvoyantes. Explication.

 

Portrait en studio de deux femmes. Sur fond noir, la première est assise, la seconde debout derrière elle, contre son dos, les mains posées sur chaque épaule dans un geste apaisant. La femme assise laisse sa tête reposer sur la poitrine de celle debout, les yeux fermés. Elles sont toutes les deux entre deux âges, ont la peau noire, portent des bijoux ethniques et sont habillées de saris lavande. Celle assise a ouvert son sari sur un sein qu'elle tient dans sa main.

 

L’Orient Le Jour est le premier média francophone à avoir débusqué cette information originale en 2013, mais nous nous appuyons principalement sur la longue enquête publiée récemment par la BBC News. Celle-ci rapporte le témoignage du médecin allemand Frank Hoffmann, à l’initiative de la filière: « j’étais toujours inquiet car, en tant que gynécologue, je n’avais pas assez de temps pour examiner les seins et je risquais de manquer de minuscules grosseurs ». En effet, la palpation demande une quarantaine de minutes par patiente. Le docteur Hoffmann a donc «imaginé qu’un professionnel technique formé et doté d’un sens tactile accru pourrait être idéal pour ce travail». Expérimentée à partir de 2007, l’idée a conduit à la création, en 2010, à Mülheim-sur-la-Ruhr (Westphalie), du centre Discovering Hands, qui forme pendant neuf mois les examinatrices ou assistantes médicales tactiles.
Contraintes par la cécité à être particulièrement attentives aux informations recueillies par leur toucher, ces techniciennes repèrent des tumeurs de 6 à 8 millimètres, contre 10 à 20 pour un praticien voyant. Une étude autrichienne montre qu’elles sont «particulièrement efficaces par rapport aux médecins lors de l’examen de tissus mammaires plus denses, qui rendent généralement les grosseurs difficiles à détecter». L’une d’elle, Ewa Bamberg, interviewée par Europe1, précise: «je ne cherche pas directement des tumeurs. En fait chaque femme a son propre schéma de tissus mammaires et mon rôle est de trouver des anomalies dans ce schéma, des choses qui ne collent pas avec le modèle. Je cherche juste des erreurs dans le système».
Voilà pourquoi, comme l’indique L’Orient Le Jour, «le programme n’accepte que des candidates souffrant d’une déficience visuelle grave, qui sont sélectionnées pour leurs capacités tactiles, [mais aussi] leurs talents en matière de communication et leurs aptitudes intellectuelles générales». Car «les personnes non-voyantes ne sont pas forcément toutes de bonnes examinatrices, d’où la nécessité de mettre en place un processus de sélection bien précis».

Intérêt et diffusion de la méthode

La filière a essaimé en Autriche, en Suisse, mais aussi au Mexique, en Colombie, au Népal et en Inde, terrain d’enquête de la BBC News. En effet, plus rapidement formées et moins payées que les médecins, les examinatrices permettent une sensibilisation et un dépistage dans les pays où «le coût et la complexité d’utilisation rendent la mammographie [et l’échographie] difficile[s] à mettre en œuvre», et «même dans les régions où l’accès à l’électricité est limité». «Cela permet de détecter des grosseurs plus petites à un stade plus précoce et avec une plus grande chance de guérir la maladie», explique la chirurgienne indienne Kanchan Kaur. De plus, comme l’indique à L’Orient Le Jour Katrin Kasten, une des premières formées, «sa cécité rassure les femmes qui ont des problèmes d’image corporelle ou qui pourraient faire preuve de timidité pour se déshabiller devant une personne inconnue».
[Note. Bien que cela reste implicite, c’est pour cette raison liée aux genres que la profession est aujourd’hui exclusivement féminine car, contrairement à une idée reçue, si les femmes ont statistiquement la peau plus fine que les hommes, leur équipement perceptif est le même: leur sensibilité souvent supérieure tient à l’éducation qu’on leur donne et aux rôles sociaux qu’on leur assigne, dans lesquels le toucher et la délicatesse ont une plus grande part.]
Pour autant, le contrôle annuel par une assistante médicale tactile «ne se substitue ni à la mammographie, ni à l’échographie. […] Le dépistage effectué par les personnes aveugles vient en complément des autres méthodes plus techniques», et les examinatrices sont en lien permanent avec un(e) gynécologue en titre.

Références

Kohl, Hélène, 2020, «Cancer du sein: en Allemagne, des examinatrices aveugles détectent la maladie», Europe1 11 octobre 2020.
Salian, Priti, 2023, «Les femmes aveugles qui aident à détecter le cancer du sein en Inde», BBC News 9 mai 2023.
Schuetze, Christopher, 2013, «Des aveugles pour dépister le cancer du sein», L’Orient Le Jour, édition spéciale «Un monde de solutions», 22 juin 2013.

Consulter les enquêtes de
L’Orient Le Jour
BBC News
et le reportage d’Europe1.

Photographie d’illustration: Acousticsoul215 pour Pixabay.com