En 2013, l’anthropologue Sébastien Boulay réexaminait des matériaux ethnographiques recueillis en Mauritanie (1999-2000), pour «comprendre ce que “faire avec” le sable implique en termes de choix technologiques, d’ajustements moteurs et d’ergonomie des objets».
Dans ce très substantiel article, l’auteur n’emploie qu’une fois l’adjectif « tactile », et à deux reprises les noms « main », « peau » et « toucher ». Cela ne l’empêche pas d’évoquer avec beaucoup de subtilité la consistance, la texture et l’hygrométrie du sable, et leurs conséquences sur la position et le mouvement des personnes, ainsi que sur la forme des objets. Il introduit même, sans les souligner, des concepts moins répandus comme ceux de «contact indirect» ou de «porosité entre les matières». Nous répercutons ci-dessous ses remarques impliquant le toucher cutané, la proprioception et la kinesthésie.
Le chercheur constate d’abord que la «matière ambiante» est «tellement présente dans le quotidien» qu’on «en fait rarement état» et qu’elle reste «souvent oubliée des recherches anthropologiques sur les cultures matérielles» (sections 1-2). Or, si chaque individu est «conduit à intégrer en permanence des objets et leurs dynamiques dans sa synthèse corporelle, cette incorporation prend également en compte –voire suppose un apprentissage préalable de– la matière ambiante dans laquelle elle s’opère et ses propriétés physico-chimiques, elles-mêmes changeantes: route sèche ou mouillée pour l’automobiliste, neige fraîche ou glacée pour le skieur, terre battue plus ou moins compacte pour la joueuse de tennis, mer plus ou moins formée pour le navigateur… sable déposé ou en suspension pour le Saharien» (section 4).
Contrairement à «d’autres régions du Sahara, souvent caillouteuses ou rocheuses», la partie mauritanienne «présente la spécificité d’être essentiellement sableuse»: «matière omniprésente, tantôt pulvérulente et volatile, tantôt solide, tantôt souple voire liquide, qu’André Leroi-Gourhan avait classée en son temps parmi les “solides plastiques de faible cohésion”» (section 1). «Cette omniprésence du sable donne lieu à des objets et à des savoir-faire spécifiques» (section 6).
La tente et les nattes
«Outre la double nécessité de proximité relative d’un point d’eau et de présence de végétation et de pâturages pour les animaux, la qualité du paysage et la nature du sol sont déterminantes dans le choix d’un site d’installation (dâr) et dans l’abandon d’un camp devenu insalubre. On va autant que possible rechercher un terrain de “terre blanche” (trâb ǝl-bey∂a) autrement dit de sable, synonyme de pureté et de propreté, par opposition à la “noire” (trâb ǝl-kaḥla), expression renvoyant à un sable plus terreux que l’on retrouve près des dépressions ou dans les zones de transition avec le milieu sahélien. Le premier est qualifié de “propre” (maṣgûla) et associé à l’idée de confort (temânûkǝt), tandis que le second est considéré comme désagréable, salissant et peu indiqué pour la vie sous la tente. Les pasteurs maures qui vivent dans la partie sahélienne de la Mauritanie utilisent d’ailleurs systématiquement des estrades pour s’installer sous la tente, à l’abri de la terre, mais aussi des insectes et autres reptiles qui sont légion en particulier au moment de la saison des pluies (juin-septembre)» (section 7).
Ici, au contraire, «on vit assis ou allongé à même la natte et on ressent parfaitement la moindre irrégularité du sol». «Ce sont bien les propriétés physico-chimiques de la « terre blanche » qui sont recherchées par les nomades: un sable qui est sec, souple et qui épouse les corps qui viennent s’y installer, un sable qui ne tache pas la peau ni le vêtement, bref qui ne salit pas, un sable qui absorbe facilement les liquides, qui se remplace ou se dame aisément, qui n’est ni trop pulvérulent ni trop compact. Le sable présente également l’avantage de rendre immédiatement visible tout corps étranger, liquide ou solide, toute impureté, et donc de se « nettoyer » aisément. L’endroit choisi pour déployer la natte de sol (ḥṣeyra) et au-dessus duquel on va ériger la tente, doit être au maximum débarrassé de tous les éléments considérés comme potentiellement nocifs au confort: brindilles, cailloux, touffes d’herbe sèche ou de cram-cram, protubérances sableuses» (section 8).
[Note. Le Grand Robert indique que le nom cram-cram, d’origine inconnue, désigne une «graminée d’Afrique, dont les graines portent des piquants qui s’accrochent aux vêtements; ces graines». Il attribue son introduction en français écrit à André Gide, dans son Voyage au Congo (1926): «Cette insupportable petite graminée, le “cram-cram”, abonde dans les plaines de Fort-Archambault [aujourd’hui Sarh] et dans toute la région du Tchad; mais sa graine (…) fournit une sorte de semoule de la qualité la plus fine, le krebs».]
«Malgré la “propreté” / pureté du sable, il est impensable de s’installer sous la tente sans avoir étendu au préalable […] une grande natte ou deux, autour desquelles on va ajouter des nattes plus petites pour couvrir l’ensemble de la surface de vie. Sur ces nattes de sol, on va, à l’occasion, étendre des couvertures, spécialement lors de l’accueil d’un hôte, pour améliorer le confort au sol. Autour de ces nattes, dans les parties de la tente où l’on ne peut se tenir debout, le sol n’est pas recouvert et on laisse le sable apparent» (section 12). «La souplesse de la natte permet de bénéficier de la plasticité du sable. Le textile, qu’il soit en laine et poil (vélum), en fibre végétale ou en matière plastique (nattes de sol), permet également une certaine porosité entre les matières en contact: l’air traverse le vélum de la tente, mais pas les grains de sable; les liquides renversés sur les nattes de sol traversent celles-ci et sont absorbés par le sable». (section 14).
Ce déploiement nécessite «un travail préalable d’apprêt ou de préparation du sol consistant à damer le sable afin d’obtenir une surface relativement plane. Cette opération est effectuée régulièrement au cours du séjour par la mère de famille, à l’aide d’un morceau de bois (qui peut être façonné à dessein), afin de renouveler l’espace de vie. Pour cela, les nattes sont roulées les unes après les autres, on fait passer les petits agglomérats de sable durci par des éléments liquides dans un grand tamis (habituellement utilisé pour le traitement des farines) pour les faire revenir à leur état granuleux, et on jette les petits déchets qui restent dans le tamis loin de la tente. Le sable souillé (par du sang ou de l’urine par exemple), est transporté à l’extérieur de la tente. Une fois effectuées ces opérations de tamisage et de damage du sable, on redéploie les nattes à la surface du sol (section 15). «Toute marque de liquide sur le sol apparaît en fait comme une souillure de l’espace abrité et tout agglomérat de sable causé par un liquide est aussitôt recouvert de sable sec» (section 18).
Ajustements moteurs
Le sable peut «être synonyme de gêne, lors de vents de sable notamment, qui sévissent pendant plusieurs jours. La technique consistant à écarter les bases des mâts de la tente pour rapprocher le vélum du sol et laisser ainsi moins de prise au vent, ne suffit généralement pas à empêcher le sable de s’introduire et de se soulever sous la tente, puis de s’inviter sous les vêtements de ses occupants et de s’immiscer dans les moindres replis de la peau. Dans ces moments, l’enveloppement dans un tissu (long voile de cotonnade pour les femmes, boubou ample et turban pour les hommes) reste le rempart le plus efficace» (section 20).
«Tandis que l’étranger se trouve rapidement décontenancé par un vent de sable, éprouvant assez vite une sensation d’étouffement et dépensant des efforts prodigieux pour se protéger du sable, les enfants du désert mauritanien intègrent, pour leur part, dès leur plus jeune âge, cette matière à leur schéma corporel. […] ils apprennent à se mouvoir, à dessiner dans le sable, à façonner cette matière, où ils découvrent leur corps au contact du sable. La simple nécessité d’avoir à parcourir quelque distance à pied dans le sable exige une technique particulière pour ne pas se disperser dans l’effort et atteindre à une certaine “efficacité”, technique qui consiste à faire de courtes foulées afin de ne pas laisser le temps au pied de s’enfoncer trop profondément dans le sol» (section 21).
«Ce savoir-faire est nécessaire à un savoir être sous la tente, consistant à prendre les “bonnes” postures selon les situations sociales. Celles-ci passent notamment par une longue habitude de certaines positions du corps (assis “en tailleur”, allongé sur le côté, accroupi, etc.) et par le bon usage des coussins de cuir ou de tissu qui sont à disposition et qui servent à caler les membres du corps selon les positions adoptées –la position la plus indiquée aux longues palabres sous la tente étant la position “tmarvîg”, celle d’une personne allongée sur le flanc et accoudée à un coussin» (section 22). «Sur des sols durs voire bétonnés, en milieu urbain par exemple, on va éventuellement remplacer les nattes de sol, devenues inconfortables, par de la moquette d’importation, sur laquelle on va installer des matelas en mousse, pour atténuer la dureté» (section 26).
Ergonomie des objets
«Les deux mâts de la tente (rkâyz), qui soulèvent le vélum en son centre, ont tous deux des bases renflées pour éviter leur enfoncement dans le sable, ce qu’un sol d’une tout autre nature n’exigerait point. […] Il en est de même des pieds à base renflée de l’unique meuble de la tente: un porte-bagages servant à déposer les effets de la famille et autres réserves alimentaires, […] qui sert de palanquin lors des déplacements» (section 27). «L’ajustement des artefacts à la matière sable se retrouve également dans les récipients « traditionnels » de la tente, qui présentent un fond creux, concave, auquel seul le sable peut donner un équilibre. […] Lorsque l’on quitte les zones dunaires du désert mauritanien pour aller vers les régions plus sahéliennes, on constate un changement de forme de ces écuelles, dont le fond s’élargit et se voit doté d’une petite base plate» (section 28).
«[L]es objets et matières d’importation, relativement bon marché, comme les cotonnades industrielles qui sont désormais utilisées dans la réalisation des vélums et parois de tentes, ou comme les nattes en plastique, présentent l’énorme avantage de faire l’économie de travaux collectifs féminins extrêmement longs et fastidieux. […]Ils ont même un certain succès chez les jeunes générations qui voient là un ancrage dans la modernité. Le plastique est par exemple très bien adapté, de par sa légèreté, au nomadisme, et bien accepté pour la variété des couleurs qu’il offre. Mais sa résistance semble faible et exige un renouvellement très fréquent» (sections 30-31).
«On pourrait faire un constat similaire au sujet des objets du quotidien présents en ville, qui ont tendance à proliférer tout en montrant une fragilité croissante face à cette matière ambiante envahissante»: ordinateurs, téléphones portables, automobiles bourrées d’électronique… «Sédentarité et prolifération de matières et d’objets importés donnent naissance à de nombreux dépôts d’ordure spontanés, que le sable n’a plus le temps de recouvrir» (section 36).
Perturbation et maintien de la culture matérielle
Avec la sédentarisation, «le mobilier domestique des citadins se transforme tout en restant très sommaire, mais la vie à même le sol se maintient à peu près partout». «Alors que le sable était valorisé en milieu bédouin pour sa capacité à faire disparaître les éléments impurs présents dans l’espace domestique, il indispose en ville et devient, à son tour, l’élément indésirable à évacuer de l’habitation. Devant les maisons ou les petites boutiques de quartier, on n’hésite pas à asperger le sol d’eau pour mieux neutraliser l’élément sableux en lui donnant, pour quelques heures seulement, une consistance solide, et pour limiter son intrusion dans l’espace de vie» (section 34).
«Le “sable blanc” reste cependant recherché par les citadins souhaitant passer un bon moment hors de la maison, où la vie reste souvent synonyme d’enfermement. On part alors à la recherche d’une petite dune, en pleine ville comme on en trouve encore dans certains quartiers de Nouakchott ou dans sa périphérie, sur laquelle on va déployer une jolie natte et disposer quelques coussins, pour passer du bon temps autour d’un thé. Ces démarches récréatives urbaines peuvent donner lieu à une forme de transhumance estivale qui voit certaines familles partir séjourner quelques semaines dans le désert sous la tente, et retrouver cette vie bédouine qui nourrit la nostalgie de générations de citadins maures. Ces transhumances récréatives annuelles sont intéressantes à observer notamment parce que ces citadins, parfois coupés de la vie dans le désert depuis plusieurs décennies, doivent réapprendre, ou tout simplement apprendre pour les plus jeunes, à composer avec le sable» (section 35).
Note. Trois livres parus en 2024 attirent l’attention sur les dangers d’une tout autre utilisation du sable de mer: «pour fabriquer [le béton], il faut du gravier et du sable. Mais comme celui du désert est trop rond et trop fin, […] en Jamaïque, par exemple, des bandes armées volent des plages la nuit pour approvisionner les bétonneurs. Au matin, les habitants se lèvent et constatent que le rivage a disparu. Du Maroc à l’Indonésie, ce mal est mondial. Avec “40 milliards de tonnes par an”, le sable est “la deuxième matière la plus exploitée au monde après l’eau”. Sa surconsommation aggrave l’érosion des côtes et détruit la faune». (Xavier de Jarcy, «Architectes, urbanistes, laissez béton! Construire autrement pour en finir avec l’extractivisme», www.telerama.fr, 30.06.2024.)
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Photographie d’illustration: Taniadimas pour Pixabay.com
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