Adolescent, il se rêvait vulcanologue… Il a investi sa passion pour le feu dans la pâtisserie. Après avoir été compagnon du devoir, il s’est notamment engagé à l’hôtel Crillon et au Plazza-Athénée de Paris, puis chez Fauchon. Il témoigne au micro de Raphaëlle Lebaud.
Voici comment Raphaëlle Le Baud introduit chacun de ses podcasts d’une heure environ: «Le Craft Project est une association et un média engagés à faire grandir l’appétit des métiers d’art en donnant la parole à ceux qui les exercent. Un artisan d’art est un homme ou une femme qui choisit de faire apparaître de nouveaux objets sur la planète, et consacre à cette tâche son corps, son âme et son esprit, en mêlant la technique du virtuose, la malice de l’inventeur et la poésie du créateur. Professionnels des métiers d’art, étudiants, institutions, écoles, passionnés: au carrefour de tous les acteurs du secteur, nous écoutons, nous racontons, nous relayons, nous rassemblons. Nous sommes engagés pour montrer les métiers d’art tels que nous les vivons: exigeants, créatifs, innovants et désirables. Nous sommes engagés pour contribuer à ce que les métiers d’art soient plus souvent choisis, plus souvent transmis et plus souvent achetés. Nous sommes engagés parce que nous voulons résister à l’uniformisation du monde, et que nous pensons que l’art de la matière est une arme pour faire à nouveau régner la beauté dans nos cités, dans nos vies et dans nos cœurs.»
Sans doute à cause de cette orientation et du voisinage prévu avec des créateurs d’objets durables, François Daubinet ne parle jamais de saveur, ni de consistance ou de texture en bouche, et assez peu de son contact (cutané ou instrumenté) avec les nombreuses matières organiques qu’il travaille. Mais il offre de précieuses réflexions sur les formes et les enjeux de l’attention au percevoir dans nos vies personnelles et professionnelles.
Des sculptures éphémères
– [Raphaëlle.] Comment la matière est entrée dans votre vie?
– [François.] Alors très simplement, la matière est entrée dans ma vie lorsque j’avais quinze ans, lors d’une visite chez un siège des Compagnons du devoir à Dijon pour une journée portes ouvertes. Voilà, j’ai vu un compagnon pâtissier en train de faire une pièce en sucre. […] Ce qui m’a vraiment euh pris par surprise et en renouvellement, c’est le fait de… je me souviens très bien de la phrase qu’il m’avait dite à ce moment-là, c’est que « tu as un sucre, toi tu le mets dans un café, et moi j’en fais un sucre cuit ». Et en fait c’est vraiment impressionnant d’ajouter un tiers du poids de son eau, on va dire, très brièvement, et d’en faire ensuite euh une matière euh qu’on peut euh souffler, étirer, satiner, sculpter… C’est quelque chose quand même d’assez impressionnant et qui est apporté par pas grand-chose d’autre que le sucre. On peut faire aussi des choses un peu similaires en chocolat, mais on transforme pas autant la matière, là on apporte vraiment une cuisson dans le sucre. […]
– [Raphaëlle.] Ça, c’est un vrai point commun avec les artisans d’art qui travaillent euh des matières dures [rire], des matières euh durables, qui travaillent au dixième de millimètre, on a ça, on a aussi le travail du volume, la sculpture [bien sûr], ça peut aller jusque-là pour vous votre métier…?
– [François.] Ouais, complètement. Alors, on en parlait un peu euh, au démarrage, du sucre, et aussi du chocolat : c’est une matière qui est à la fois euh ferme, mais aussi qu’on peut fondre, on peut la rendre texture euh un peu pommade, on peut la modeler, on peut la sculpter… L’avantage de cette matière chocolat, mais un peu sucre, c’est qu’on peut la conserver. Une des grandes difficultés de notre métier, c’est que c’est un métier euh très éphémère. Je peux passer des heures et des heures sur un dessert ou sur un gâteau qui va être dégusté en quelques minutes en général. Même un dessert de restaurant trois étoiles Michelin, en fait, on va passer des heures à assembler des tout petits éléments qui vont être euh et dégustés, et qui vont disparaître en l’espace de moins de dix minutes chrono. Ça a un côté très frustrant parfois.
– [Raphaëlle.] C’est presque un happening artistique en fait. Est-ce qu’y aurait pas un point commun avec certains artisans d’art, qui doivent euh laisser partir une œuvre sur laquelle ils ont travaillé pendant des mois : il faut savoir se défaire?
– [François.] Ouais, exactement. C’est vraiment une grande difficulté et une contrainte importante: tu pars du principe que quand tu te lèves le matin et que tu vas travailler sur quelque chose, de toute façon, il est destiné à disparaître très rapidement, donc en fait, la seule chose que tu laisses c’est une émotion à travers une cuillère. C’est quand même une sensation assez particulière de mettre autant d’énergie, d’amour, d’investissement, de temps, d’argent, pour une cuillère, en fait.
Une esthétique de l’instant inoubliable
– [Raphaëlle.] Surtout que c’est pas une émotion qu’on va vous partager, c’est-à-dire que le client il va pas venir se lever vous raconter son émotion: on imagine l’émotion qu’il a. Mais y a aucun moment où ça revient à vous, si?
– [François.] C’est très rare. Ça arrive qu’on puisse, en tant que chef pâtissier, faire le tour de la salle et de rencontrer certains client qui vont vous dire «ah j’ai mangé un dessert qui était exceptionnel», mais 80… 18% du temps non, ça n’arrive pas. Donc euh, on est vraiment dans une espèce d’approche même presque un peu égoïste, parce qu’en fait moi, lorsque je construis un dessert, il faut qu’il me plaise d’abord à moi: s’il me plaît, je le mets à la carte, mais s’il me plaît pas euh… Donc, c’est vraiment une approche assez singulière de ce métier…
– [Raphaëlle.] Vous vous fiez à votre propre émotion, c’est ça votre récompense?
– [François.] Ouais, d’essayer de transmettre un truc, en fait, peu importe que ça… plaise ou non, j’ai envie de dire, c’est un… un choix, une expression qui est très momentanée, très éphémère, en fait. […] Ce que je trouve assez exceptionnel dans notre métier: la pâtisserie, contrairement à un métier comme la cuisine ou la boulangerie, où on est là pour nourrir les gens, la pâtisserie, on est toujours là pour apporter du plaisir aux gens, en fait. C’est un métier de plaisir dans le sens où, qu’on fête ses vingt ans de mariage dans un restaurant trois étoiles Michelin, ou qu’on offre un fraisier à sa petite nièce de six ans, en famille, en campagne, en fait, on est toujours à travers un partage et un plaisir de partager avec les gens avec qui on est à ce moment-là, donc, je crois que dans notre métier, la poésie, elle se trouve là, en fait, elle se trouve à travers une sorte de moment de partage, en fait, qui est pas nécessaire, en fait: on n’en a pas besoin pour vivre, c’est pas vital de manger des gâteaux. Par contre, c’est un besoin, une envie de partager un moment particulier de convivialité avec les gens qui nous entourent et qu’on aime.
Tactilité en coulisse
– [François.] La plus grosse contrainte peut-être de notre métier, c’est le nettoyage. On passe… je dirai 70% de notre temps à nettoyer.
– [Raphaëlle.] C’est plus le rêve, ça…
– [François.] Mais il faut en parler, au contraire!
– [Raphaëlle.] Ouais, il faut le dire, ouais!
– [François.] Parce qu’on n’imagine pas, quand on démarre ce métier, qu’on va passer 70% de notre temps, de notre journée, à nettoyer, en fait: à nettoyer, à ranger, à nettoyer ses outils, à nettoyer son plan de travail. En fait, on a des mesures d’hygiène et de protection sanitaire qui font que, en fait, on se doit de travailler euh hyper clean évidemment, mais en fait, en pâtisserie, quand tu fais beaucoup de petites recettes, ben tu te laves je sais pas combien de centaines de fois les mains par jour, ton plan de travail, ton matériel, faut tout désinfecter: le matin, le soir, quand tu commences, quand tu finis ta journée… Donc ouais, c’est vraiment une partie prenante du métier.
– [Raphaëlle.] Intéressant. Donc on songe pas à où est-ce que ça fait mal, mais où est-ce que c’est pénible, en fait.
– [François.] Ouais, parce que c’est pas juste… tu passes pas un coup de balai dans ton atelier à la fin de la journée, c’est vraiment autre chose. Ouais, même quand on fait une simple crème pâtissière, on se doit d’avoir un matériel totalement désinfecté, propre, sinon cette crème va commencer à proliférer de microbes, et en fait, elle sera plus consommable au bout de quelques heures ou de quelques jours. Donc on se doit vraiment d’avoir une hygiène irréprochable.
Métaphore tactile dans les mots du métier
– (François.] Satiner, c’est plutôt euh prendre une masse de sucre qui est cuite… En fait, le sucre c’est vraiment intéressant, parce qu’on va mettre un tiers de son poids en eau et on va le cuire ensuite, et une fois qu’on arrive à ébullition, il va passer par différents stades de décomposition, et on va passer à 105, 110, 115, 120, 130, 140, jusqu’à ce qu’on aille à 160, entre 160 et 170 degrés, on va dire, 175 étant le maximum, pour l’amener à une espèce de cuisson un peu caramel, et à partir de ce moment-là, en fait, on va le couler sur une poche de silicone et on va le travailler de manière à… comme une pâte de verre pour un souffleur de verre, pour obtenir une espèce de pâte de sucre, qui est pas en fusion, mais qui est vraiment une pâte malléable comme ça, mais qui est très chaude, donc on travaille avec des gants, sous une lampe à sucre, et donc cette action d’homogénéiser cette masse de sucre et d’incorporer de l’air dedans pour lui donner la texture idéale et la couleur, ça s’appelle satiner. On… on… donc, le satin est la lumière du sucre, en fait.
[Note. Nous ajouterons qu’un glaçage ou un caramel bien secs et bien lisses produisent en bouche, et même au doigt, un effet frais et glissant comparable à celui du satin.]
Contrepoint: Jacques Genin, «fondeur en chocolat»
[Du 18 au 22.12.2023, dans l’émission «À voix nue» sur France Culture, Caroline Broué recevait cet autre artiste, «qui a fait de son enfance meurtrie une force [… pour] créer les douceurs de ses rêves». Dans cet extrait de l’épisode 3, Jacques Genin parle d’abord du contact vital de la main (nue et propre) avec la matière, puis de la kinesthésie par laquelle il anticipe le résultat en bouche de son travail, enfin des sensations du palais.]
– [Caroline Broué.] La sensualité, c’est autre chose: la sensualité, c’est la main à la pâte aussi; la sensualité, c’est le toucher, c’est malaxer (c’est le toucher), c’est pétrir, c’est y aller avec le corps justement…
– [Jacques Genin.] Non, en fait, pour moi, c’est le toucher, c’est le toucher. La sensualité, quelle qu’elle soit, quelle qu’elle soit : que ce soit dans la danse, que ce soit dans la peinture, que ce soit euh dans la euh (sculpture) la sculpture, mais dans quoi que ce soit, c’est avant… le toucher, le toucher.
Je me suis souvent par exemple fait critiquer lors des émissions de télévision que j’ai pu avoir à travers des tournages, quand je montre une recette, je montre l’élégance d’une ganache, de ne pas travailler avec des gants. Et la… la dernière fois qu’on m’a reproché ça, là je me suis un peu fâché: je me suis fâché parce que vous me demandez de travailler avec des gants donc, en fait, je n’ai plus le droit de ressentir, je n’ai plus le droit de… d’avoir une liaison, d’avoir un… un échange avec ce que je fabrique, un échange avec l’autre (la matière), la matière, et pour moi ce… ce… c’est terrible. En fait, vous me demandez de mourir, quoi! Non: le jour où je devrai travailler avec des gants, je ne ferai plus ce métier, ce sera terminé, j’arrêterai complètement, parce qu’on me privera de quelque chose qui fait partie, partie de moi euh… la sensation, j’en ai besoin pour vivre: si je n’ai pas ça, je meurs. Alors autant faire n’importe quel travail!
– [Caroline Broué.] Donc la sensation, c’est le toucher avant le goûter?
– [Jacques Genin.] Ah, pour moi, oui, mais, mais ça le sera toujours. La sensation d’abord passera toujours (par la main) par le toucher, par la main, euh par le pied (comment ça, par le pied?), par le dos (ah, quand vous dansez!): cette sensation, oui.
Après, cette deuxième sensation, elle se produit à l’intérieur de toi… et… cette deuxième sensation, en fait, cette fois-ci, elle t’appartient qu’à toi, c’est ce que tu ressens, c’est ce que tu vis à l’intérieur, tu peux l’échanger par quelques mots mais, en fait, la vraie puissance, c’est ton palais et… la vraie puissance, c’est cette quiétude qu’elle va t’apporter. Ce moment d’oubli, en fait, pour moi, c’est ce que j’aime, même s’il est que de quelques secondes, quand je goûte un produit: les quelques sensations m’appartiendront. Alors ça, c’est, c’est très… très égoïste, mais il en faut aussi, il en faut aussi, si tu veux, pour pouvoir le retransmettre après, ça.
[Note. C’est l’enfance traumatique de Jacques Genin, évoquée dans l’épisode 1, qui explique ici l’idée d’«oubli». Il faut absolument écouter sa parole pour en ressentir la charge émotionnelle, qu’aucune version écrite ne peut transcrire. On trouve dans les épisodes 4 et 5 plusieurs notations sur le toucher en bouche des pâtes, des crèmes et des ganaches.]
Bonus: sensations de Pierre Hermé
«La création de saveurs et d’architectures du goût fait appel à une dimension artistique, alors que la réalisation des recettes relève plus de l’artisanat, qui correspond à la reproduction quotidienne des gestes. […] Malgré le côté un peu mathématique de la pâtisserie, la main tient un rôle prépondérant. On peut parler véritablement d’interprétation. Mettez cinq pâtissiers devant la même recette sans indication précise sur les gestes, on obtiendra cinq créations différentes. La “lecture” de la recette, la dextérité, le savoir-faire sont différents d’une personne à l’autre.» (Histoires de nos mains, page 93)
Références
Daubinet, François, et Le Baud, Raphaëlle, 2022, Le Craft Project 66, 01.04.2022.
Genin, Jacques, et Broué, Caroline, 2023, «À voix nue. Jacques Genin, le danseur du chocolat: épisode 3, l’appétit pour l’art», France Culture, 20.12.2023.
Hermé, Pierre, 2023, «Mes mains sont au départ de toutes les recettes», dans Chauvet, Dorian (dirigé par), Histoires de nos mains en quatre-vingt-dix portraits étonnés, Paris, Le cherche midi, pages 92-93.
Écouter
l’entretien intégral avec François Daubinet sur thecraftproject.fr
et la série d’entretiens avec Jacques Genin sur radiofrance.fr.
Photographie d’illustration: Newviewphotography pour Pixabay.com
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