Narrateur expert et fin analyste de la société britannique contemporaine, Jonathan Coe imagine, dans Expo 58, le développement futur de nos organes sensoriels. Il décrit une vision, une audition et une olfaction augmentées par la technique… mais ni goût ni toucher.

 

Approche artistique contemporaine pour cette photographie: sur une dune, au milieu du sable et des herbes hautes, une quinzaine de gants de cuisine et/ou de travail, vides, sont plantés comme abandonnés sur des bâtons, à la verticale, en un regroupement

 

Parmi l’abondante production de Jonathan Coe, à la fois intelligente et ludique, c’est plutôt un autre roman, La Pluie avant qu’elle tombe (2007), qui retient l’attention des lecteurs intéressés par la sensorialité. La narratrice Rosamond s’y donne pour tâche de décrire le visible à la jeune aveugle Imogen, et comme la musique tient une place importante dans la vie de la famille, certaines pages décrivent avec acuité les perceptions et les émotions que procurent la vue et l’ouïe.
C’est pourtant sur un extrait d’Expo 58, paru en 2013 et traduit en 2014, que nous nous arrêterons. Cette parodie de roman d’espionnage a pour cadre l’exposition universelle de Bruxelles en 1958. À cette occasion, l’un des personnages interviewe le professeur soviétique Youri Frolov sur ce que sera la vie humaine en 2058. Les remerciements de fin d’ouvrage indiquent: «Toute l’équipe de la Koninklijke Bibliotheek van België m’a aidé à retrouver les numéros restants du magazine Spoutnik, d’où l’article du distingué travailleur scientifique Youri Frolov, “L’homme du Vingt-et-Unième siècle”, est tiré mot pour mot» (pages 327-328). Une recherche sur internet ne révèle aucune trace d’un savant de ce nom (mais celle du plasticien Youri Leonovich Frolov), ni d’aucun magazine portant ce titre (la création de l’agence de presse russe Sputnik datant de 2014, après l’écriture du roman). L’article en question semble donc témoigner avant tout de certains lieux communs de la pensée occidentale actuelle, tels que se les représente Jonathan Coe.

Goût?

Le premier de ces lieux communs réside dans la faible considération accordée au goût, qui n’est pas développé dans la section consacré aux sens, mais seulement mentionné dans celle concernant la santé et l’apparence physiques. L’idée directrice de cette section est d’ailleurs que l’homme du XXIe siècle «mange et boit relativement peu»:
«Les biochimistes du XXIe siècle ont réussi la synthèse des hydrates de carbone et même des protéines, ce qui veut dire qu’on produit de nouveaux aliments. Leur intérêt nutritionnel et leur goût valent ceux du pain et de la viande, par exemple, mais ils sont plus digestes. Les organes internes s’acquittent de fonctions toutes nouvelles grâce au deutérium absorbé en quantités spécifiques. Consommé à doses infinitésimales à la place de l’eau ordinaire, cet isotope de l’hydrogène assure une fonction inconnue avant lui : il inhibe le processus de dissimilation, c’est-à-dire la décomposition des substances dans l’organisme. […] C’est pourquoi la taille des hommes du XXIe siècle est bien supérieure à la moyenne actuelle. Ils sont en bonne santé à tout âge, sachant que certains ont dépassé cent ans. En plus de jus de fruits, ils boivent de l’eau lourde dans les quantités qui leur sont prescrites.» (pages 240-241).
Le sens du «goût», nommé une seule fois, apparaît tout à fait secondaire par rapport à l’«intérêt nutritionnel» et au caractère «digeste». Le vocabulaire est majoritairement celui des «biochimistes». L’accent est mis sur les «doses» et les «quantités prescrites», sur la «fonction inconnue» de l’hydrogène et les «fonctions toutes nouvelles» qu’il confère aux «organes». Les aliments traditionnels pris pour référence sont le pain, la viande et les jus de fruits, c’est-à-dire les composants principaux de ce qu’on appelle aujourd’hui restauration rapide et malbouffe.
Vue

« « Plus stupéfiant encore que l’apparence physique, les nouveaux traits de la vie et du travail liés au développement phénoménal des organes des sens. Ainsi la vue sera devenue beaucoup plus performante et complexe. À la fin du XXe siècle les scientifiques étaient en train d’étendre le spectre des vibrations électromagnétiques détectées par l’œil, et ils ont augmenté son potentiel grâce à des appareils –verres électroniques notamment.
« « Avec l’aide de ces appareils, l’œil humain verra désormais non seulement dans le noir le plus total, mais aussi dans l’infrarouge et les ultraviolets les plus courts. Tous les mystères s’éclairciront. L’homme saura alors percer à jour les obstacles, sa vision pénétrera jusqu’à la structure interne de la matière, comme le font les rayons X, par exemple.» (page 242).
Conformément à l’’état actuel des technologies et de la valorisation socioculturelle des perceptions, la vision augmentée est la première et la plus longuement décrite. On remarque qu’elle est placée sous le signe de l’efficacité («performante») et même de la toute-puissance: les réalités naturellement invisibles sont considérées comme des «mystères» et des «obstacles» dont il s’agit de «pénétrer jusqu’à la structure interne» en annexant au corps humain la capacité des «rayons X».
Ouïe

«Grâce à la réduction électromagnétique des fréquences de la vibration sonore, l’homme du XXIe siècle entendra sans peine ce qu’il ne verra pas : il entendra l’herbe pousser, le liquide se déplacer dans le verre, les os fracturés se ressouder, et bien davantage.
«Il sera désormais possible de suivre par l’ouïe le travail des nerfs et des centres nerveux dont la santé et la vie dépendent.» (pages 242-243).
L’audition apparaît classiquement en seconde position. Elle est explicitement traitée en auxiliaire de la vision, et peu développée en comparaison à d’autres romans de Jonathan Coe, comme La Pluie avant qu’elle tombe. Elle est cependant valorisée par le choix de quatre exemples surprenants, qui ont en commun la particularité de donner accès à des processus en cours de déroulement et, pour les deux derniers, de rendre les individus conscients de leur propre corps.
Odorat

«Une connaissance plus poussée de la nature aura permis de développer l’odorat. L’homme sera désormais capable de reconnaître des milliers d’odeurs, mais aussi de déterminer la dimension et la forme d’un objet par son odorat amplifié grâce à de nouvelles techniques. La découverte des ondes ultracourtes des odeurs aura permis de les transmettre à distance par une nouvelle unité de téléodorat. L’air dans les théâtres, les usines, les foyers et les laboratoires sera pur et frais, empli de parfums dotés d’un effet apaisant sur le système nerveux.
«Il y aurait encore beaucoup à dire sur l’homme de 2058, sa vie et son travail. Et il ne faut rien y voir d’extravagant. Ces rêves font déjà largement partie de notre quotidien.» (page 243).
De fait, l’«effet apaisant» de certains parfums appartient déjà aux recherches plus larges sur les liens privilégiés de l’odorat avec les émotions, et l’aptitude à «reconnaître des milliers d’odeurs» est une amplification de l’intérêt actuel pour ce domaine. En revanche, «transmettre à distance» ces informations et les utiliser pour «déterminer la dimension et la forme d’un objet» restent des défis proprement futuristes. Ces «rêves» confirment le troisième rang traditionnellement accordé à l’odorat, intermédiaire entre les sens de la distance, vue et ouïe, et les sens de la proximité, goût et… toucher.
Toucher?

Ce qui frappe aussi, et peut-être surtout, dans cet imaginaire, c’est l’absence de toute référence aux perceptions tactiles. On constate même que certaines capacités aujourd’hui (plus ou moins) reconnues au toucher sont transférées aux autres sens. Ainsi, le texte attribue à l’ouïe l’espoir d’entendre «les os fracturés se ressouder» et de «suivre le travail des nerfs et des centres nerveux», alors que les recherches récentes associent plutôt les sensations internes au tact. De même, la connaissance de la taille et de la forme des objets est ici annexée par l’olfaction, alors que de longs débats, du XVIIIe au XXe siècle, ont finalement établi qu’elle est avant tout partagée entre la vision et le toucher.
C’est pour faire pièce à de tels oublis que nous avons fondé l’AFONT, et de nombreux articles chroniqués sur notre site prouvent qu’un avenir différent est en train de s’ébaucher. Lire notamment

  • Le toucher virtuel à portée de main»,
  • «Les défis de la chirurgie assistée par ordinateur»,
  • «Quand les sciences cognitives rejoignent les techniques javanaises d’apprentissage sensoriel»,
  • «Qu’est-ce que la somaesthétique?»,
  • «Origine et évolution des recherches psychologiques sur le toucher en France»,
  • «Un sens longtemps oublié de la recherche et du secteur médical»…

Référence

Coe, Jonathan, 2013, traduction française Josée Kamoun, 2014, Expo 58, Gallimard, pages 240-243.

Consulter aussi sur notre site Les deux vécus sensoriels du confinement selon Jonathan Coe.

Photographie d’illustration: Rolandmey pour Pixabay.com