Une équipe de chercheurs a expérimenté des ateliers individuels de médiation thérapeutique où le jeu avec la perception tactile de vibrations a permis à sept adolescents anorexiques d’apprivoiser leurs angoisses, en présence de deux psychologues cliniciennes.

 

 

Sur un pupitre de percussionniste, des bâtons pour percussions (de type Marimba) sont alignés: de différentes tailles, ils sont composés d'une longue tige de bois, surmontée d'une boule en laine tressée, ressemblant à une pelote. Les tailles sont indiquées par des couleurs : bleu, bordeaux, gris, etc.

 

L’expérimentation s’est déroulée, pendant l’été 2019, sous la forme de cinq ateliers individuels avec huit adolescents hospitalisés à l’institut mutualiste Montsouris de Paris (l’un d’entre eux a cessé de participer après la première séance). Les pages 545 à 549 présentent les hypothèses de travail des chercheurs et leur méthodologie. Elles rappellent notamment la problématique de l’anorexie mentale comme «contrôle implacable des sensations et des affects»: «Le refus profond dans lequel se drape le sujet anorexique constitue une armure défensive qui le rend impénétrable par l’autre à ses propres dépens. Le refus de nourriture en est la forme la plus manifeste; le sujet exerce aussi une emprise sur les contenus de sa vie psychique, en évitant tout mouvement associatif qui pourrait faire émerger des représentations et des affects insoutenables» (pages 545-546).
Nous insistons ici sur l’apport des stimulations sensorielles au processus thérapeutique (pages 549 à 557). Les chercheurs ont proposé aux participants quatre objets médiateurs équipés de vibreurs permettant de Percevoir des séquences sonores à la fois de manière auditive et de manière vibrotactile. Ces objets avaient des formes et des textures différentes, une consistance plus ou moins rigide et plus ou moins moelleuse: il s’agissait d’ une table basse, d’un ballon en mousse, d’un plaid et d’un coussin repose-nuque (ce dernier a été beaucoup moins utilisé par les patients). Attractif par sa nouveauté et son caractère technologique, le contact avec un ou plusieurs de ces objets avait pour but de susciter chez les adolescents «des sensations corporelles surprenantes et peu familières», tout en leur permettant de contrôler et de moduler leurs affects.
Les participants pouvaient choisir non seulement l’objet médiateur et la zone du corps affectée par les vibrations, mais aussi, grâce à une manette de jeu, telle ou telle séquence sonore, dont ils pouvaient diminuer ou augmenter l’intensité, et ralentir ou accélérer la vitesse. Il était également possible de superposer les séquences «de manière aléatoire» ou «pour chercher à créer un objet-son inexistant afin de construire une scène ou un scénario imaginaire (par exemple imaginer le son d’un avion ou d’un volcan)» (page 552). Ou encore, via deux micros, explorer sa propre voix ou celle de la psychologue (page 549).

Des sensations aux émotions et à la parole

«Certaines séquences sonores renvoyaient à des événements du monde familier, naturel ou humain […] D’autres séquences consistaient en des extraits de musiques traditionnelles (percussions du Bénin et de Bali), de musique acousmatique, plus ou moins abstraites et surprenantes» (page 549). Deux d’entre elles «ont été particulièrement investies et teintées d’une valeur positive»: les pulsations cardiaques (à différentes vitesses) et les vagues de la mer. Mais elles ont pu «revêtir une valeur psychique opposée, menaçante […], souvent pour le même sujet». «Les objets-sons, même quand ils étaient (et peut-être justement parce que) vécus comme angoissants ou désagréables, ont rempli une fonction d’embrayeur d’associations offrant matière à une possible élaboration; l’expression du sensoriel s’orientait ainsi vers l’expression de l’imaginaire» (page 550).
Concernant la perception tactile des vibrations, «chaque patient s’est saisi corporellement des objets médiateurs en donnant à voir indirectement des liens singuliers à ses objets psychiques. Un patient cherchant à s’apaiser, posait systématiquement le petit ballon en mousse sur le ventre, la poitrine et la gorge. Une patiente ayant pratiqué la danse […] se mettait systématiquement debout sur la table, sur la pointe des pieds, et restait verticale avec les yeux fermés dans une position d’équilibre tendu pendant plusieurs minutes. Une autre patiente s’est dirigée d’elle-même vers la table, laquelle, disait-elle, lui procurait plus de sensations; elle s’allongeait dessus, couchée sur le dos ou recroquevillée sur le côté en position fœtale. Assise, cette même patiente s’enveloppait dans le plaid, posé sur ses épaules» (page 550). Comme précédemment, «même lorsqu’un patient disait aimer les sensations liées aux vibrations et préférer ces dernières aux sons», [un] vécu désagréable pouvait se traduire en intensité ou en vitesse jugées excessives sur le plan vibratoire» (page 552).

Au total, «l’objet-son et l’objet-vibration ont rempli une fonction de réanimation du corps par laquelle des mouvements psychiques ont pu advenir» (page 552). Cette réanimation a pu prendre une ou plusieurs des formes suivantes: 1) «procédés autocalmants visant à réduire la charge pulsionnelle», 2) «excitations externes venant masquer les sensations internes, obstinément mises à distance», 3) «révélateur d’angoisses et de peurs à forte charge pulsionnelle», 4) «tremplin à la figuration de scènes d’évasion, de plaisir, de construction ou de réparation face aux forces destructrices», 5) «soutiens à la représentation et l’élaboration de parts de vécu éprouvantes et difficiles à symboliser» (page 554).
Les chercheurs concluent que «l’intérêt et à la fois le risque de ce dispositif, c’est qu’il touche aux zones profondes du corps, pouvant ainsi déjouer les barrières des mécanismes défensifs. Il permet donc «de récupérer des sensations fortes, potentiellement troublantes, dans la mesure où les vibrations mobilisent des zones inattendues du corps dans son étendue et sa profondeur». D’où «la nécessité de réaliser ce travail de médiation en lien avec l’équipe qui assure l’accueil et le suivi des patients», afin que ces affects puissent être reconnus et récupérés par la parole dans l’échange avec les soignants (pages 556 et 557).

Référence

Patino Lakatos, G., Lindenmeyer, C., Barbosa Magalhaes, I., Corcos, M., Letranchant, A., Genevois, H. et Navarret, B., 2020, «Dispositif de médiation thérapeutique par le son, la musique et la vibration: sentir, ressentir,entendre l’inaudible du corps dans les anorexies mentales», Évolution psychiatrique 85(4), pages 541-557.
L’article est actuellement sous droits, mais on peut en lire un aperçu sur sciencedirect.

Photographie d’illustration: Socalbrass pour Pixabay.com