En 1926, après le prix Goncourt décerné au roman Raboliot, l’auteur de Ceux de 14 consacrait son onzième ouvrage publié à une évocation quasi ethnographique des diverses formes de pêche dans le Val-de-Loire. Nous en présentons ici les pages les plus tactiles.

 

En très gros plan, deux mains en coupe retiennent de l'eau claire dans laquelle de minuscules poissons ondulent ainsi que des écrevisses de la taille d'une demi phalange, en s'accrochant au passage à la peau.

 

Se destinant à l’enseignement littéraire et à l’écriture, Maurice Genevoix (1890-1980) a d’abord témoigné de son expérience de la Grande Guerre. Il a ensuite connu le succès grâce à des récits «du terroir», que le milieu intellectuel parisien a taxés de «régionalistes». Pour sa part, l’auteur articule explicitement les deux démarches par la nécessité de conjurer le souvenir de la barbarie en se réenracinant dans le flux de la vie. Il l’exprime ainsi dans les dernières lignes de son avant-propos, en hommage au maître à pêcher, Najard, et aux camarades de collège et de pêche, Bailleul et Jeanneret:
«Najard maintenant est mort, d’avoir eu trois fils à la guerre. Jeanneret le compagnon d’enfance a été tué, médecin, devant Vauquois, une nuit qu’entre les lignes il s’avançait au secours des blessés. Bailleul, blessé de guerre, a revu bien souvent les yeux de Jeanneret, les yeux verts où pendant l’étude il aimait retrouver la transparence de la Loire estivale. Lui-même a bien failli mourir; en certaines heures, il doute qu’il est vivant. Avec une ferveur timide, il lui arrive parfois de revoir la boîte de Najard, et d’oser l’entrouvrir encore, de ses doigts qui tremblent un peu: des doigts gourds et blessants, de pauvres doigts infirmes. Comment toucherait-il à ces choses, sans les flétrir, sans les tuer davantage? Que Najard et Jeanneret lui pardonnent. Mais son enfance, pourra-t-elle pardonner?» (pages 19-20).
La pêche elle-même connaît ses moments de sauvagerie sanguinaire, dont Genevoix détaille la férocité, mais son ordinaire consiste en «heures joyeuses d’ankylose et de silence» (page 106). L’auteur les développe en faisant alterner les souvenirs de rencontres marquantes, les scènes typiques, les anecdotes curieuses et les évocations poétiques. Structurée selon les variétés de poissons et les techniques de pêche, cette mosaïque finit par constituer un tableau quasi encyclopédique des types d’appâts et des variétés de gestes en fonction des conditions météorologiques et des milieux aquatiques, décrits de manière plurisensorielle (à l’exception des perceptions gustatives).
Très symptomatiquement, l’introduction anonyme oublie le toucher en affirmant: «Admirable écrivain, Genevoix a le don de faire passer dans son vocabulaire d’une exceptionnelle richesse l’odeur la plus ténue, la couleur la plus fine, le bruit le plus léger» (page 8). Les six extraits présentés ici réparent cette omission. (Les termes suivis d’une astérisque sont commentés dans une note en fin de texte.)

Pour citer cet article:
AFONT (Association pour la FONdation du Toucher), 2023, «La Boîte à pêche de Maurice Genevoix, un conservatoire d’habiletés tactiles», accessible sur http://fondationdutoucher.org/la-boite-a-peche-de-maurice-genevoix-un-conservatoire-dhabiletes-tactiles.

Entrée en pêche

«C’était alors, à partir de l’instant où la sonde balancée plongeait dans l’eau sans bruit et coulait à pic vers le fond, qu’il commençait vraiment à pêcher. Il épiait, du poignet, sa descente dans l’épaisseur verte de la mouille*; il la sentait toucher le lit du fleuve, ici une pierre râpeuse, plus loin le sable doux. Contre le fil tendu, le courant susurrait et friselait.
«Presque toujours, la plume du flotteur était d’avance à sa juste place. Au seul aspect de l’eau, à ses remous, à ses nuances, il en avait évalué la hauteur: ce sondage rapide n’était qu’une contre-épreuve, une approbation de la Loire. De l’amas du blé cuit un peu gluant aux doigts une odeur aigrelette montait; par une déchirure de leur écorce couleur de buis, les grains crevés laissaient voir leur substance onctueuse, une blancheur de mie sous la croûte d’un pain fendu. Il choisissait entre les grains, d’un coup d’œil, l’un des plus fins, des plus appétissants, le piquait à l’hameçon dont il tâtait du doigt la pointe à fleur de peau, et lançait.» [pages 36-37]
[Note. Genevoix emploie le nom «mouille» au sens de segment de fleuve où le courant modéré est favorable à la pêche (sens qui ne figure pas dans le Grand Robert).]

Le narrateur met en exergue le moment où les repérages visuels cèdent la place aux informations et aux plaisirs tactiles: «c’était alors […] qu’il commençait vraiment à pêcher». Pêcher, c’est «épier, du poignet» la descente de la sonde, «la sentir toucher le lit du fleuve, ici une pierre râpeuse, plus loin le sable doux». Il souligne la précision du tact indirect: la sonde «touche» le fond, au sens où elle entre en contact avec lui; le pêcheur «sent» les matières, «pierre» ou «sable», et leurs textures, «râpeuse» ou «douce». Pour les derniers préparatifs, la vue anticipe avec justesse, mais c’est le tact qui recueille l’«approbation de la Loire», la consistance «du blé cuit un peu gluant aux doigts», la texture de sa «substance onctueuse» et le piquant de «l’hameçon dont il tâtait du doigt la pointe à fleur de peau».

 

De face, en gros plan, les doigts d'un pêcheur ouvrent grand la bouche d'une truite pour enlever son hameçon. Le pouce fait levier sur la mâchoire inférieure, tandis que les autres doigts prennent le cou. La mouche pend sur le côté gauche.

 

Différentes qualités de touche et de ferrage

«Une touche?… Une touche, oui. Des rides ont élargi leurs cercles; la plume a basculé, s’est mise à plat: c’est une brème qui vient de mordre, et qui entraîne la plume en une plongée oblique et douce. Bailleul ferre, sent le choc, et soutient la brème piquée. Elle n’est pas grosse; il l’amène d’autorité, sans fignolages ridicules.
«Il est des jours, de calme un peu brumeux, où l’eau du fleuve à l’aval du remous stagne comme l’eau dormante d’une mare. Alors la plume s’endort, se fige, pour sursauter au moindre effleurement. Ce sont des jours où le poisson pignoche [mange du bout des dents]. Un coup de nez contre l’appât, un frôlement de nageoire au passage, la plume les répète en surface, passive. Elle trahit la coulée d’un fétu, entre deux eaux, et elle répète aussi les tressaillements du poignet humain, chaque battement d’artère, presque.
«Les gardons ne se hâtent point: il faut attendre. C’est émouvant de suivre ainsi des yeux, avec ces minces rides en rond, leurs hésitations circonspectes, leurs tâtonnements de lèvres, palpant le grain de blé, l’abandonnant pour le reprendre encore. Émouvant, mais un peu monotone, mais lassant de se trop répéter. Cette eau molle ne vit point, et ces gardons y dorment. Bailleul s’énerve aux faibles secousses du flotteur. Il dispense, à mi-voix, les invectives et les encouragements:
«–Vas-y, fainéant! Avale! Ferme les yeux, ça passera mieux… Il a lâché encore, le cochon! Qui est-ce qui m’a fichu des citoyens pareils?
«En voilà un qui semble se décider: la plume pique en plongée raide, et déjà la main s’affermit contre la poignée de la gaule. Inutile de serrer, garçon! La plume, toute seule, remonte comme un ludion: il est parti.
«Un autre aussitôt recommence, entraîne la plume d’un coup vif. Sec, un coup de poignet réplique, si prompt, et pourtant pas assez. Le pêcheur, au ferrage, n’a rien senti que la fluidité de l’eau… C’est bête, cette attaque vide, ce néant qui s’écoule, et jusqu’à cette montée narquoise, vers la surface, du grain de blé tout frais, tout rond, toujours intact.
«–Mais avale donc, bougre de lâche!
«Wo-ous! Ça dépasse tout espoir. Le flotteur file en glissade plongeante, file au diable, vertigineux. Bailleul en est d’abord pantois; il se ressaisit brusquement, il ferre, anxieux du poids qu’il va bloquer. Oh! ce poids… Ça vient tout seul; ça gigote en soubresauts rageurs; c’est tout grêle, ça ne pèse rien. Bailleul, dans sa main, tient un chevesne* de rien du tout, un garbotiau qui bâille à pleine gueule; et il le serre si fort que la fiente jaillit contre sa paume, une purée d’herbes d’un vert noir.
«Un peu plus bas encore, il pêche. À présent les gardons touchent mieux. Lui-même est mieux en forme, l’œil plus aigu, les réflexes plus sûrs: voici qu’il a «saisi le coup». Au premier plongeon de la plume, le ferrage riposte, instantané. Presque à chaque touche, l’hameçon pique. Et dans l’eau immobile, du fond vers la surface à travers toute son épaisseur, il perçoit les élans spasmodiques, les raidissements appuyés, les battements de nageoires et de queue. Toute la lutte, inégale, est entre sa capture et lui. Il la savoure, sans se presser. Une seule inconnue: l’hameçon a-t-il piqué à fond? C’est probable, puisqu’il tient encore. Le bas de ligne est neuf et solide. Déjà, soulevé de la main gauche, le couvercle du panier s’entrouvre. Il n’y a plus qu’à jouir de l’arrachement, à percevoir, avec une attention aiguë, chacun des soubresauts vivants.» [pages 40-42]
[Note. Le chevesne ou chevenne ou chevaine est aussi appelé dard, meunier, vandoise, garbeau ou garbot.]

Conformément à l’ambiguïté de son étymologie, le nom «touche» désigne ici l’action d’entrer en contact beaucoup plus que sa perception tactile. Les signes qui l’accompagnent sont d’ailleurs visuels et, comme il arrive souvent, le personnage déduit par la vue l’«effleurement» des poissons: «un coup de nez contre l’appât, un frôlement de nageoire au passage, leurs tâtonnements de lèvres, palpant le grain de blé».
Mais chaque fois qu’il «ferre», «Bailleul sent». D’abord «le choc» de la brème qu’il «soutient», ce qui lui apprend tactilement qu’«elle n’est pas grosse». Puis le fait que la proie lui a échappé: «le pêcheur, au ferrage, n’a rien senti que la fluidité de l’eau… C’est bête, cette attaque vide, ce néant qui s’écoule, et jusqu’à cette montée narquoise, vers la surface». À nouveau la déception d’une prise trop légère: «oh! ce poids… Ça vient tout seul; ça gigote en soubresauts rageurs; c’est tout grêle, ça ne pèse rien. Bailleul, dans sa main, tient un chevesne de rien du tout, un garbotiau qui bâille à pleine gueule; et il le serre si fort que la fiente jaillit contre sa paume». Ensuite, «toute la lutte» avec les poissons espérés: «et dans l’eau immobile, du fond vers la surface à travers toute son épaisseur, il perçoit les élans spasmodiques, les raidissements appuyés, les battements de nageoires et de queue». Enfin, «il n’y a plus qu’à jouir de l’arrachement, à percevoir, avec une attention aiguë, chacun des soubresauts vivants».
Pour «saisir le coup», l’attention du pêcheur doit aussi être kinesthésique, tournée vers la tactilité interne de ses propres mouvements: «la main [qui] s’affermit contre la poignée de la gaule», le «coup de poignet» «sec, […] si prompt, et pourtant pas assez», «les tressaillements du poignet humain, chaque battement d’artère, presque».

Autre exemple de touche

«Du haut du pont, aux basses eaux de septembre, on voit souvent onduler sur le sable une théorie de barbillons*. Proche de la culée, la mouille est très profonde; mais elle est si limpide qu’on distingue sous son épaisseur tous les barbillons rapprochés, toutes leurs ombres parallèles. On laisse couler vers eux une ligne sans flotteur, amorcée d’un grillon, lestée d’une olive de plomb. Et l’on attend, sans voir, en soutenant le fil.
«Il vibre au glissement de l’eau; par instants on croirait qu’il ronfle. Ce n’est que l’eau bougeuse au long du bas de ligne, le frottement de l’olive sur le sable… Mais ceci? Dans le poignet un frôlement passe, une sorte de chatouillement furtif. Plus rien… Le chatouillement reprend, insiste; et tout à coup, du fond de la mouille lointaine à la main qui serre le bambou, un spasme monte, une poussée vivante, à la fois nerveuse et molle. C’est tellement net, tellement immédiat que cela vous trouble étrangement. On croirait que le barbillon vient prendre le grillon au creux de votre paume, et qu’il appuie sur elle le bourrelet charnu de ses lèvres. Il avale l’appât, il l’entraîne; tout le fil se déplace, coulisse dans l’olive percée… À moi, je ferre! Et je le tiens.
«La lutte est longue, brutale mais sans imprévu. Le barbillon est aussi “bête” qu’il est robuste. Pas de crochets, pas de feintes: toujours le même plongeon violent, le nez piquant droit vers le fond. Il n’est qu’à s’y attendre, à savoir céder à propos, autant de fois qu’il le faudra. Si la prise est trop lourde, on n’essaiera même pas de la haler depuis le fleuve. On la laissera baigner dans l’eau, soutenue par un courant léger; on la remorquera vers les pierres de la rive, où l’ami Jeanneret, prudemment, la soulèvera dans l’épuisette.» [pages 81-82]
[Note. Il y a entre les différents sens du nom «barbillon» une ironie cruelle que Genevoix n’utilise pas ici: il l’emploie simplement au sens de petit barbeau, barbet ou barbot. Ces poissons doivent leur nom au «barbillon» au sens de filament charnu qui se trouve aux bords de leur bouche. Mais «barbillon» désigne aussi la petite languette qui empêche le poisson de se décrocher de l’hameçon.]

De façon encore plus explicite que précédemment, la vue sert aux repérages: «on voit, on distingue». Mais ensuite, «on attend, sans voir» et, «en soutenant le fil», on le sent qui «vibre au glissement de l’eau». Les perceptions tactiles sont d’abord si ténues qu’elles font s’interroger: «Mais ceci? Dans le poignet un frôlement passe, une sorte de chatouillement furtif. Plus rien…» Elles s’affirment bientôt: «le chatouillement reprend, insiste; et tout à coup, du fond de la mouille lointaine à la main qui serre le bambou, un spasme monte, une poussée vivante, à la fois nerveuse et molle». Elles culminent enfin dans l’anticipation du contact avec la prise espérée: «c’est tellement net, tellement immédiat que cela vous trouble étrangement. On croirait que le barbillon vient prendre le grillon au creux de votre paume, et qu’il appuie sur elle le bourrelet charnu de ses lèvres».
La «lutte» et la mise à mort, en revanche, sont décrites en tant qu’actions externes, sans détails sensoriels.

Pêcher à pleines mains

«Les chaves, ce sont les trous qui s’enfoncent dans le terreau des berges, les cavernes d’eau noire qui plongent sous les racines des arbres. On y hasarde le bras nu, on tâtonne, palpant des nœuds durs et visqueux. Cela fait drôle, les premières fois, de sentir céder sous sa main la forme écailleuse d’une carpe, le flanc rond et gluant d’une tanche. On s’imagine qu’elle va bondir hors de la chave, filer comme un trait dans l’eau libre. Elle bouge à peine, recule à peine sous la main qui l’effleure, se laisse frôler par elle et lui rend ses frôlements, de ses nageoires qui rament avec une hésitante douceur. On coule sa main le long du ventre frais, on le sent palpiter en même temps qu’on sent battre son cœur. Et c’est une volupté, à demi trouble, presque sexuelle, jusqu’à ce brusque paroxysme: la main qui durement se referme, étreint et froisse cette chair élastique, arrache la bête ruisselante et l’élève dans la lumière.
«Ce qu’il faut, c’est appuyer le geste sans heurter, ne pas craindre de toucher franchement. Dès que la paume a trouvé le contact, qu’elle le maintienne, l’appuie avec une souplesse résolue. Bailleul a gardé le souvenir des barbillons ainsi touchés entre deux pierres, alors qu’il se baignait en Loire ; de sa stupeur à les sentir demeurer sous ses doigts, retenus là par une force étrange, il ne savait laquelle, peut-être un mystérieux magnétisme animal. Le moindre hiatus, le moindre choc, et c’était la fuite vertigineuse d’une ombre, le glissement de l’eau entre les doigts écarquillés, à peine le souvenir d’un rêve.
«Et pourtant, c’est bien arrivé. Et pourtant il a pris des poissons à la main, en douce. On ne sait pas si c’est permis*.» [pages 87-88]
[Note. Selon les lieux et les époques, cette pratique est tantôt déconseillée, tantôt interdite, à cause des risques de piqûre, de morsure, voire de noyade.]

La pêche à la main porte à son comble la tension entre la subtilité des sensations d’approche, l’intensité de la concentration et du désir, puis la brutalité de la capture. Ici, la vue étant empêchée, ce n’est pas la proie, mais le pêcheur qui «touche» à deux reprises, et au double sens de contact et de perception. Le narrateur accumule les termes signifiant le tact et la kinesthésie: «on tâtonne, palpant des nœuds durs et visqueux»; La carpe ou la tanche, «sous la main qui l’effleure, se laisse frôler par elle et lui rend ses frôlements, de ses nageoires qui rament avec une hésitante douceur»; «on sent palpiter [son ventre] en même temps qu’on sent battre son cœur». Il insiste ainsi sur la symétrie de comportement entre l’homme et le poisson, mais ajoute aussi de nouvelles nuances de sensation et de mouvement: «sentir céder sous sa main la forme écailleuse d’une carpe, le flanc rond et gluant d’une tanche», «on coule sa main le long du ventre frais».
L’ambiguïté de cette «volupté à demi trouble, presque sexuelle» est qu’elle veut à la fois faire durer ce moment fragile, incertain, et parvenir au «brusque paroxysme» qui la détruira: «la main qui durement se referme, étreint et froisse cette chair élastique, arrache la bête ruisselante». Pour y parvenir, il faut un raffinement de violence contrôlée, déjà présent dans «froisser» qui retrouve son sens étymologique d’écraser, meurtrir, contusionner. C’est ce que développent «appuyer le geste sans heurter», maintenir le contact «avec une souplesse résolue», pour éviter à la fois «le moindre hiatus» et «le moindre choc».
La vue reprend enfin son rôle pour signifier la domination de l’homme sur la proie vaincue, que la main «élève dans la lumière».

Diablerie de la soie

 

Photographie artistique en noir et blanc: une femme est allongée, les yeux fermés, sur un amoncellement de filets de pêche dont les attaches en flotteurs forment comme des bouquets autour d'elle. On ne sait pas si elle dort ou si elle commence à se débattre, le corps tordu, les bras amorçant un mouvement au-dessus de sa tête, les filets l'agrippant par endroits.

 

 

«L’ennemi, c’est cette soie trop longue, ces trente, quarante mètres de soie. D’abord, elle vrille: tant tourne le poisson dans l’eau qu’en dépit des émerillons il faut qu’à la fin la soie vrille. Cela fait au long d’elle des frisures ou des papillotes, de petites boucles innocentes. Oui bien! Au pays de Bailleul, ces boucles-là s’appellent des cochons. Un minuscule cochon mouillé qui se roule autour de la gaule, qui s’enlace à la monture d’un anneau, et voilà une catastrophe. Le poisson balancé amorce un élégant départ, s’envole pour une moelleuse trajectoire… et la poursuit tout seul, arraché par le choc, pirouette en de vertigineux espaces, tandis que l’olive de plomb revient ronfler sous le nez du pêcheur et que l’hameçon forgé lui menace les yeux.
«Le cochon a bien travaillé: autour de lui le fil s’est pelotonné, mêlé, noué, ramassé en paquet. Cela, ça s’appelle une perruque. Un démêloir y perdrait ses dents, un pêcheur sa patience et ses ongles. Il n’a plus qu’à s’asseoir sur la grève, à poser devant lui sa montre, et désormais à s’évertuer, posément, très posément: s’il a tout débrouillé dans une heure, il pourra s’estimer heureux.
«Avant d’être pêcheur au lancer, jamais Bailleul n’aurait pu soupçonner la richesse des combinaisons qui fleurissent d’un simple fil, à la tresse homogène et serrée. Maintenant qu’il connaît cette richesse, il a conscience d’avoir découvert un monde. Les perruques, ça n’est pas méchant. C’est extérieur à vous, distinct de vous: on les évalue d’un coup d’œil, on mesure de minute en minute le travail qui les démêle. Mais quand le fil s’en prend à vous-même, s’unit à vous, s’enroule, s’accroche à vous de toutes parts! Quand il s’enlace aux boutons des vêtements, à la courroie du panier de pêche, aux œillets des chaussures, quand chacune de vos voltefaces provoque un enroulement compensateur, resserre comme d’un tour de vis les volutes d’une spirale sans fin! Alors qu’est-ce que vous êtes? Un saucisson ficelé, une mouche dans une toile d’araignée, un fou en camisole de force, un pêcheur au lancer qui apprend le prix de sa joie. Strangulé, le visage lacéré, la pomme d’Adam sciée par le fil, les poignets, les chevilles prisonniers, vous voici lié aux pierres, noué aux rouches, embobiné au cœur d’une vaste perruque, perruque vous-même, et qu’il faut débrouiller. Puissiez-vous seulement, vous couchant sur la terre, élever vers le ciel une prière humble et fervente! Si la perruque ne cède à une intervention d’en haut, glissant toute seule au long de votre corps paralysé, si personne ne passe sur le chemin de halage, adieu, pauvre homme, laisse là toute espérance!» [pages 114-116]
[Note. Les émerillons sont de petits accessoires métalliques combinant des œillets et/ou des agrafes dont la rotation doit, précisément, limiter les effets de vrilles et les emmêlements. Les «rouches», mot «régional» selon le Grand Robert, sont les roseaux de la rive.]

Ce passage est d’abord quasi ethnographique, puisqu’il décrit factuellement ce que les pêcheurs du Val-de-Loire appellent un «cochon» et une «perruque»: «les perruques, ça n’est pas méchant. C’est extérieur à vous, distinct de vous: on les évalue d’un coup d’œil, on mesure de minute en minute le travail qui les démêle». C’est à ce moment précis que le narrateur choisit, au lieu de détailler la perspicacité visuelle et l’habileté manuelle nécessaires au démêlage, de faire basculer son évocation dans le fantastique en transformant cet aléa en cauchemar du «pêcheur au lancer qui apprend le prix de sa joie». L’homme dominateur a alors le sentiment d’une revanche du vivant, qui communique son énergie au fil: l’instrument «s’en prend à vous-même, s’unit à vous, s’enroule, s’accroche à vous de toutes parts!». Même si, rationnellement, c’est «chacune de vos voltefaces [qui] provoque un enroulement compensateur», le pêcheur a l’impression qu’il «resserre comme d’un tour de vis les volutes d’une spirale sans fin!»
Ce sont des sensations tactiles qui expriment ce dérèglement de la relation entre l’homme et son environnement. De la plus triviale à la plus tragique: être «un saucisson ficelé, une mouche dans une toile d’araignée, un fou en camisole de force». Puis de la simple hyperbole à l’angoisse existentielle: «strangulé, le visage lacéré, la pomme d’Adam sciée par le fil, les poignets, les chevilles prisonniers, vous voici lié aux pierres, noué aux rouches, embobiné au cœur d’une vaste perruque, perruque vous-même». Et la séquence s’interrompt sur un écho de L’Enfer de Dante: «laisse là toute espérance!»

Retirer un filet

«En même temps qu’elles halent à pleine force, ses mains [d’Arsène Barolet] épient le frémissement des cordes, le tressaillement de l’eau dans les mailles, le raclement des plombs sur le fond de la mouille. Ils raclent avec une douceur régulière, velouteuse, parfois entravés à demi par l’arrachement mou d’une algue, par le heurt d’un caillou qui bascule et s’enfonce dans le sable. Ce que redoute le grand Arsène, c’est l’accrochage d’une lourde pierre, d’une ferraille échouée qui soulèveraient la toile, la déchireraient d’un large trou comme d’une fenêtre ouverte vers l’eau libre. Tout va bien: les plombs traînent sans un à-coup; la ribambelle des lièges glisse et s’égrène sur la plage, se rapproche, se resserre irrésistiblement.» [page 127]

Ce court extrait est le point culminant du récit d’une matinée de pêche en groupe grâce à un immense filet mis en place par plusieurs barques, qu’il s’agit de remonter sans qu’il se déchire. Le narrateur condense la foule d’informations, bien différentes de la pêche individuelle, que l’attention tactile fournit au coordonnateur de la manœuvre. Elles sont d’abord globales: «le frémissement des cordes, le tressaillement de l’eau dans les mailles, le raclement des plombs sur le fond de la mouille». Certaines actions donnent une sensation de texture: les plombs «raclent avec une douceur régulière, velouteuse». D’autres une sensation de consistance: «l’arrachement mou d’une algue». Ces variations informent sur ce qu’on ne voit pas, sous l’eau: les plombs sont «parfois entravés à demi», la qualité du «heurt d’un caillou» révèle qu’il «bascule et s’enfonce dans le sable», enfin, «les plombs traînent sans un à-coup».
Alors que d’ordinaire les yeux contrôlent ce que font les mains, les mains ont ici la double fonction de «haler à pleine force» et d’«épier». La vue ne reparaît qu’in extremis pour constater que le travail va réussir «irrésistiblement».

Référence
Genevoix, Maurice, 1926, La Boîte à pêche, Paris, Grasset, réédité en 2005.

Lire aussi notre article Le succès de la pêche au lancer réside davantage dans le toucher que dans la technologie.

Photographies d’illustration: PublicDomainPictures,  Michasekdzi  et ThuyHaBitch Pixabay.com